Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le montage, cœur des techniques sonores et source de toute une culture

Pierre Guérin présente le texte de Paul Le Bohec :
Plusieurs fois, au cours de ces chroniques, nous avons parlé de « montage » ; « adhésif spécial pour montage » ; « les enfants réalisent le montage » ; « pour obtenir un enregistrement que l’auditeur écoutera avec plaisir, il faut enregistrer « à bâtons rompus » pour recueillir des propos exprimés avec naturel, et ensuite, grâce au montage, obtenir un tout cohérent en choisissant et en ordonnant les séquences enregistrées. »
Dans la BEM 18-19 : « Les Techniques audiovisuelles », nous donnions cette définition du montage : « Monter la bande, c’est découper dans le ruban, retirer ou ajuster des éléments ou rapprocher parfois des séquences enregistrées dans des lieux et à des moments différents, et obtenir en définitive un ensemble cohérent, charpenté et dynamique qui touche le cœur et l’esprit. »
Couper dans la bande...
C’est une opération que bon nombre de collègues n’osent pas encore tenter, encore moins faire tenter à leurs élèves. Ils s’essaient à enregistrer sur leur bande entre le n°435 du compteur où se termine la lecture des textes, et le n°842 où débute une symphonie qu’ils ne veulent pas effacer.
Couper dans la bande, savoir quoi couper, où couper est très simple mais c’est généralement une opération qui paraît mystérieuse et savante.
– mystérieuse parce qu’elle semble mettre en œuvre une somme de connaissances techniques (ce qui est faux) ;
– mystérieuse parce que des collègues se demandent bien pourquoi on l’exécute, ne comprennent pas a priori son but.

C’est pour ces raisons, que, en l’absence d’une vulgarisation des techniques sonores, il nous a semblé important au cours de ces dix dernières années de faire surtout porter notre effort sur les stages de formation pratique qui, seuls, permettent de vivre une expérience complète dont chaque composant arrive à son heure pour rendre évidentes telle pratique ou telle attitude que nous prônons, et qui semble souvent une aberration pour le non-informé.
Aussi avons-nous vu quelques centaines de camarades passer tous par les mêmes attitudes, les mêmes interrogations avant de se jeter en compagnie de leurs élèves, avec délice et enthousiasme dans ce nouveau moyen d’expression combien passionnant.
Mais, personne n’a peut-être su analyser ses réactions aussi bien que notre camarade Le Bohec, et je suis certain que son article éclairera correctement le mot « montage » et qu’il vous deviendra familier.

Pour mettre en évidence l’importance des facteurs qui déterminent la qualité de la force de frappe d’une réalisation sonore, Le Bohec choisit surtout ses exemples dans ses dernières bandes qui lui ont valu un excellent succès au Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore (CIMES 1964) puisqu’il arrive second au classement général toutes catégories de cette importante manifestation annuelle de l’ORTF et de l’Éducation Nationale. Nous aurons l’occasion de montrer que les lignes de force qu’il nous révèle sont les mêmes au niveau d’une simple bande envoyée aux correspondants. D’ailleurs, à l’origine, ses réalisations primées n’étaient que d’ordinaires créations quotidiennes... Elles ont simplement été un peu plus travaillées. Il est bon, il est nécessaire, de temps à autre de pousser à un maximum...

Pierre Guérin

Expérience tâtonnée
Le magnétophone a rendu de grands services à l’École Moderne car c’est un excellent agent de transmission et il se trouve que nous avons beaucoup de messages à recueillir et à transmettre. Mais il est, pour nous, plus qu’un simple appareil enregistreur. Il pourrait être par exemple, une occasion de se saisir du tâtonnement expérimental. En effet, c’est en face d’un outil nouveau qu’on peut vraiment observer les démarches nécessaires à l’apprivoisement de l’appareil !
On enregistre d’abord trop fort, puis trop faible, puis presque juste... On enregistre trop loin, puis trop près, puis presque juste.
On coupe trop de bande, puis pas assez, puis à peu près juste... C’est face à ses erreurs qu’on perçoit nettement la critique des faits et aussi celle des camarades, et la nécessité des leçons a posteriori ! : la première fois que je suis venu à un stage sonore, je n’avais jamais touché un magnétophone. Il faut avouer qu’on est peu sensible du premier coup et que je n’entendais pas tout ce qui se disait. Mais au cours de mon second stage, c’est fou ce que j’ai appris. Cette fois, j’étais très réceptif car en cours d’année j’avais eu un magnétophone, j’avais pu me poser beaucoup de questions et j’étais ravi d’avoir beaucoup de réponses. Pour progresser, il faut que la critique porte sur une expérience. Oui, magnétophonistes, observez et réfléchissez et faites au moins deux stages sonores si vous voulez dominer cette riche technique.

Nécessité du montage de la densité du message
Le montage, dont on entend beaucoup parler, est à mes yeux une activité essentielle.
Si l’on en comprend les nécessités, on peut comprendre beaucoup de choses sur le plan de l’Éducation et de la culture.
En effet, aujourd’hui, l’attention auditive des gens est émoussée par la multiplicité des bruits qui frappent l’oreille à longueur de vie.
Aussi, celle-ci a-t-elle appris à se défendre ; c’est pourquoi la force de frappe d’un document sonore doit-elle être très grande pour arriver à la conscience de l’auditeur.
À mon avis, pour accrocher l’intérêt, il faut deux choses :
– la vie,
– la densité,
et peut-être aussi une troisième :
– la variété, la surprise.
L’art du montage c’est d’éliminer tout ce qui est froid, long, monotone, ennuyeux pour ne conserver que l’indispensable.
Je rentre un peu dans le détail en prenant sur les conseils de Guérin un exemple personnel : ma participation au Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore : CIMES 1964. Voici ce que je me suis dit en juillet :
– Ça y est, c’est fini, je tiens mon instantané sonore, « Les enfants et la télévision » ! Mais, drôle d’instantané puisqu’il dure 12 minutes. Première chose à faire, élaguer un peu... Ouf ! ça y est, j’ai sauvagement fait le maximum puisque je n’ai conservé que 6 minutes de la bande initiale.
Malheureusement, c’est tout ce que je peux faire : la bande est vraiment parfaite.
– Oui, mais elle doit entrer dans cette catégorie, et j’ai le regret de constater en lisant le règlement que tout enregistrement de cette catégorie ne doit pas dépasser 4 minutes !...
Comment ! 4 minutes ! 4 minutes ! Mais c’est de la folie, c’est de la persécution ! Sus aux membres du jury qui ont pris de pareilles décisions ! Supprimer encore 2 minutes là-dedans ? Mais c’est mutiler l’œuvre !...
Réécoutons quand même !
– Oui, bien sûr, il y a bien ce petit bafouillage, cette redite... mais il n’y en a que pour 5 secondes. Et il en reste encore 115 à retrancher. Réécoutons !... Tiens après tout, cette phrase n’apporte rien de neuf, puisque ça a déjà été dit au début ! Épatant, en voilà pour 25 secondes ! Plus que 90 ! Hélas, à partir de ce moment on entre dans l’ère des sacrifices. Coupons tout de même cette variation de ton qui n’apporte pas grand chose... Ouf ! 75 secondes !
Mais, où mordre maintenant ? Dans la phrase d’entrée ? Non tout de même. Pourtant ne vaut-il pas mieux rentrer directement dans le vif du sujet ? Mais si, bien sûr ! Bon, plus que 40 secondes à faire tomber. Courage !
À partir de ce moment, ce n’est plus du sacrifice, c’est de l’arrachement. Non, je ne peux quand même pas enlever cette phrase qui vaut son pesant d’or bien qu’elle soit un peu en dehors du sujet.
– Quoi ? En dehors du sujet, allez hop ! à enlever.
– Ah ! non, cette phrase fait tout le charme de la bande. Ôter cela, c’est ôter de la couleur...
– En dehors du sujet, allez hop !
– Eh bien non !
– Eh bien si !
Situation cornélienne ! Mais vous savez comment je vais trancher. Encore 20 secondes de trop ! Alors c’est là qu’il faut vingt fois sur le magnéto remettre son ouvrage. C’est là qu’il faut prêter une oreille plus qu’attentive et arriver par la finesse de l’analyse à supprimer le silence trop long, l’incise inutile, une dernière phrase qui fait encore double emploi.
Ouf ! Chronométrons ! 3 minutes 37 secondes.  Victoire !  Victoire !

Le message sera-t-il bien capté ?
Doucement, doucement ! Ce n’est pas fini... C’est qu’à force d’entendre la bande, je ne puis plus la juger objectivement.
Alors, vient le terrible moment de la critique. Il va falloir faire entendre la bande à toute la famille. Qué malheur ! Tout ce beau travail va tomber en ruine et de colère, je vais lancer la bobine à 10 000 lieues de Trégastel ! Car j’ai une famille qui ne fait pas de cadeau : elle n’est pas du tout compréhensive, elle est sans pitié pour le travail déjà accompli, elle n’accepte de se placer qu’au point de vue de l’auditeur. Et c’est cela ma chance, car si elle me donne le feu vert (ce qui serait miracle), je tiens quelque chose de solide. Mais si ça ne se passe pas ainsi, il me faudra peut-être repartir à zéro...
Eh oui, de nouveau remettons l’ouvrage sur le magnétophone ! Je change le plan de la bande, je rapproche deux phrases qui se complètent et s’expliquent l’une par l’autre, j’écarte cette expression qui arrive là en plein milieu comme des cheveux sur la soupe et qui va me faire, en fin de bande une chute remarquable.
– Ça y est, j’ai eu raison de m’entêter ; tout se tient, ça va, ce qui est dit passera, mon message remplira son office, c’est-à-dire que au-delà du rire, de l’émotion, de l’étonnement qui l’introduisent, il agira en profondeur, ce qui est le but recherché.
Voilà tout ce que je dis quand j’expédie la bande à ma possible victime. Et quand j’apprends par la suite que celle-ci a été touchée, je remercie intérieurement Pierre Guérin et son équipe d’avoir armé mon bras...

Au-delà de l’enregistrement sonore, toute une culture
Mais, élargissons ! Ce qui est vrai pour le montage d’un enregistrement sonore l’est aussi pour toute création, et la méthode de travail imposée par la technique « sons en conserve sur une bande » peut s’appliquer aux autres expressions.
Tout message doit être audible, prenant, pénétrant, sinon il laisse les gens à leur sommeil.
Je me souviens là de ce que nous disait Freinet à Vence à propos de ses « Dits de Mathieu ». Il nous assurait combien était excellente la gymnastique à laquelle il lui fallait se livrer pour que son texte tienne dans la page imprimée. Il ne devait être ni trop long, ni trop court, ni obscurci par une ellipse abusive, ni affaibli par une redite...
De nombreuses classes feraient bien d’imiter Freinet qui au départ avait peut-être 5 pages de texte. Lorsqu’on lit certains journaux (de plus en plus rares, il est vrai), on s’aperçoit que le « montage » n’a pas été fait. Aussi, le document ne passe pas, la dent de l’esprit ne rencontre rien. Si 10 lignes sont nécessaires, il faut mettre 10 lignes, mais si elles peuvent être réduites à 2, il faut éliminer les 8 autres ! Vous savez, il y a des poèmes qui tiennent en 20 mots et pourtant ils renferment tout un monde...
Alors, pour la densité, une bonne chose à faire : prendre un bâton de craie, et avec l’aide des élèves barrer, barrer, barrer tout ce qui n’est pas nécessaire. Des camarades de CEG s’y sont mis récemment à ce « montage littéraire » et ils m’ont dit leur surprise devant les résultats obtenus... Reste la valeur du contenu du message ! Toujours nous devons faire appel à autrui.
Un exemple ?
Freinet me renvoie ma petite étude sur le tâtonnement expérimental. Il ne l’a pas comprise, il ne voit pas où je veux en venir... Quoi ? Comment cela est-il possible ? Pour moi c’était si clair... Je relis... Oui, je comprends, ce qui a manqué à mon texte, c’est un séjour de 15 jours dans un tiroir... J’aurais pu avoir alors une attitude plus objective, je l’ai envoyé trop tôt ; la remise sur le métier était nécessaire, oui il a raison, ça ne va vraiment pas...
Très important cet enfouissement cher à Cabanes !
Ce qui est vrai pour nous est vrai pour les enfants... Il faut leur apprendre à sortir d’eux-mêmes, à critiquer le texte, l’exposé, l’enregistrement, l’invention de calcul, de géométrie, de gymnastique, le poème, la chanson...
Qu’il puisse émettre, c’est déjà beau évidemment. Mais il faut que par la suite, il apprenne à respecter l’autre, à faciliter sa compréhension pour le bénéfice de l’échange mutuel !
C’est difficile !
Ce que l’on fait n’est-il pas par essence infiniment parfait ? Elle est parfois difficile à supporter cette critique d’autrui ! Elle est parfois également difficile à donner ! Mais, pas de pitié, pas de respect, soignez simplement votre vocabulaire en la formulant. Peut-on mentir par omission ? Peut-on accepter de dire ce qui n’est pas vrai ?
Mais elle n’est peut-être pas toujours juste direz-vous ? Eh oui, et l’on a parfois raison de s’entêter... mais un homme averti en vaut deux et l’objection fera peut-être modifier malgré tout le message pour le rendre plus convaincant...
C’est difficile parfois d’encaisser le coup... Il faut féliciter celui qui sait. Au cours d’un stage sonore, un camarade très expérimenté avait travaillé des heures et des heures pour la mise au point d’un projet de BT Sonore. Le texte et les dias, tout était à peu près parfait, c’était vraiment le maximum de ce que l’on pouvait tirer du procédé « Diasonore » Mais en l’occurrence, il s’agissait surtout de rendre un mouvement. Pouvait-on ne pas dire que dans ce cas, seul le cinéma convenait ? Vlan ! en 2 secondes tout ce beau travail est par terre ! Le camarade n’a rien dit : il a accepté le verdict ; il a ramassé ses documents et il s’est mis à un autre travail.
Mais attention, soyons prudents avec les jeunes ! Critiquons, ne condamnons pas !
Ils viennent à nous, ils sont tendres, ce ne sont pas encore des hommes, ils pourraient être brisés comme le verre par le marteau ! Mais quand, peu à peu, ils deviennent des hommes, ils ne craignent plus alors la vérité, au contraire, car alors le marteau trempe l’acier. Et la vérité vaut bien la peine qu’on se hausse à son niveau. Oui, le montage est une nécessité, une adresse, une politesse, une morale...
J’ai parlé des cadres étroits d’une page de journal, des 4 minutes d’un instantané sonore, mais dans tous les domaines la création n’a-t-elle pas souvent été limitée par des formes fixes (symphonie, concerto, sonnet, ballade), des règles strictes (trois unités, rimes) ?
Et pourtant, malgré cela, et peut-être justement pour cela, combien de génies ont-ils pu se manifester ? Et pourquoi certaines œuvres durent-elles à travers les siècles jusqu’à en devenir classiques ? N’est-ce pas à cause de leur densité ? Et maintenant, écoutez la 6ème Symphonie de Beethoven, le 6ème Concerto brandebourgeois de Bach, le 3ème mouvement du concerto pour violon en la de Mozart. Et « La jeune fille et la mort » de Schubert, et lisez « Bérénice », « Sur le Pont Mirabeau », « la Ballade de Celui qui chanta dans les supplices », « le Silence de la mer », des sonnets, des ballades, des rondeaux... Et allez voir « le Cuirassé Potemkine »...

Paul Le Bohec, Trégastel

Article paru dans l’éducateur N°9, techniques sonores, 1er janvier 1965, p27-32