J’ai donc reçu cette lettre d’Odile (1) qui m’a permis d’examiner un second aspect de l’aliénation de l’instituteur. J’avais déjà abordé le problème de l’inspection mais je veux y revenir. En effet, mon article m’a valu quelques réactions qui m’apparaissent justifiées dans la mesure où l’on a pu croire que je m’en prenais aux inspecteurs. Trop de bons camarades se sont dévoués à l’inspection par souci de l’enfant pour que l’on puisse songer à les attaquer.
J’aurais simplement voulu savoir leur dire que l’inspection a des effets variables suivant les individus. Elle n’altère pas la sérénité de quelques rares instituteurs, mais d’autres, ceux qui se classent dans le secteur des nerveux, sentimentaux, colériques, etc. la ressentent comme une atteinte profonde à leur personnalité et, malheureusement, d’une manière perpétuelle. Et pourtant, ce sont peut-être ces caractères qui ont le plus de pouvoirs pédagogiques.
On me dit aussi :
- C’est à croire que vous vivez dans un rêve bleu.
Et une camarade de l’Ain m’écrit également :
« Je te livre quelques réflexions pessimistes mais, malheureusement, plutôt réalistes et bien éloignées des visions des temps futurs dignes de l’Apocalypse que tu décris dans L’Éducateur et Techniques de Vie et qui nous font rêver. »
C’est vrai, pour échapper à la réalité noire d’aujourd’hui, il est bon de faire des rêves bleus. En voici un, trouvé dans le plan Langevin-Wallon :
« Le contrôle pédagogique existe déjà sous la forme de l’inspection, mais elle doit être réorganisée pour répondre pleinement à son but. Trop souvent, l’inspecteur est absorbé par des fonctions purement administratives aux dépens des tâches pédagogiques. Tout ce qui n’est pas en connexion étroite avec ses responsabilités pédagogiques devra être confié à des services purement administratifs.
Aujourd’hui, l’inspecteur, faute de temps sans doute, est bien plus le juge que le guide des maîtres qu’il inspecte. Il manque ainsi à l’essentiel de sa fonction. Il serait plus utile d’améliorer l’enseignement donné aux élèves que de classer les maîtres entre eux.
Il faut que l’inspecteur devienne le conseiller permanent de ses administrés, qu’il répande parmi eux la connaissance des progrès que peut réaliser la pédagogie et qu’il soit capable de leur en montrer les applications. Pour être à la hauteur de cette mission, l’inspecteur ne devra pas s’en tenir à son expérience personnelle, ni à une doctrine, une fois pour toutes élaborée. En même temps qu’il exercera ses fonctions d’inspecteur, il restera en collaboration constante avec les centres de recherches pédagogiques. »
Je reviens également sur la peur de soi. Plusieurs camarades se posent sincèrement et même douloureusement la question.
- Qu’est-ce que le vieil homme ? Comment dépouiller le vieil homme ?
Pour répondre correctement à cette question, il faudrait que je l’eusse moi- même totalement dépouillé. Ce qui n’est pas le cas. Cependant, il se peut que mes petites réflexions contribuent à desserrer quelques corsets.
À mon avis, cette métamorphose doit être spécifique, c’est-à-dire qu’elle dépend de l’insecte parfait que l’on porte en soi : libellule, papillon, puce ou grillon.
Il faut prendre conscience de ce qui est périmé dans l’enseignement et voir en quoi les anciennes attitudes sont « déphasées » par rapport à la réalité. Mais cette réalité, quelle est-elle ? Bien malin qui répondra. Cependant, on peut tenter de l’approcher. À ce sujet, voici des chiffres que j’ai glanés, je ne sais plus où et qui me paraissent lourds de conséquences :
« Il est admis que la somme des connaissances humaines a doublé une première fois entre l’an 1 et l’an 1750 de notre ère, une seconde fois en 1900, une troisième fois en 1950, une quatrième fois en 1960. » Ce qui revient à dire que pour obtenir les doublements successifs il a fallu 1750, 150, 50, 10 années.
À ce train-là, elle a encore doublé une cinquième fois en 1963. Et ce serait, en gros, à partir de 1964 que chaque doublement nécessiterait moins d’une année.
Voilà donc un premier sujet de réflexion.
« Crac, dit Barbacane, une bande noire a lâché. »
Maintenant, je trouve ceci chez André Maurois :
« L’érudition n’est pas la culture, mais elle la nourrit. En ce temps d’universalité, les plus cultivés ne peuvent tout savoir, ni même retenir tout ce qu’ils ont su. »
L’école a dû, autrefois, se préoccuper d’érudition, c’est-à-dire de connaissances ou, plus exactement, de notions. Théoriquement, l’individu pouvait alors croître et discerner sa route dans un milieu assez clairement perçu. Maintenant, à l’école, l’heure des informations est passée. S’il faut de l’érudition, soyons tranquilles, il y en a. Et ces clartés de tout sont bien accrochées à l’être enfantin parce qu’elles le sont par le canal de l’image, qui est supérieure aux mots des livres ou du maître, ou aux pauvres schémas de l’école communale (voir le livre de Lhote).
Si nous ne voulons pas devenir les traditionnels de l’école moderne, nous devons penser que nous sommes en 1964 et que cela change tout. Maintenant, nous sommes libérés de ce souci de connaissances, nous sommes libres, ou, plutôt, nous pourrions l’être et, si nous ne le sommes pas, c’est que les choses sont mal faites. Maintenant, nous pourrions laisser l’enfant suivre son chemin. Le milieu est tellement riche, il rencontre, chemin faisant, tant de nourritures qu’on peut avoir, seulement, le souci de le voir marcher. On peut avoir confiance, croire à l’avenir. Tu entends, vieil homme trembleur, avoir confiance !
Autrefois, il fallait passer un temps considérable pour transporter dans le terrain à bâtir les éléments de la construction. Tant de temps, même, que la construction ne se faisait pas. Ou, plutôt, elle se faisait ailleurs, là où l’on n’était ni scientiste, ni mécaniste, ni dogmatique ; là où l’on pouvait oser commencer sans attendre que tout, jusqu’à l’épi de faitage, soit dans les jambes du constructeur.
Maintenant, les matériaux sont là, à pied d’œuvre. Et ils y sont venus sans nous ! Alors, vraiment qu’est-ce qu’on attend pour être heureux, qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête de l’homme ?
Le vieil homme, c’est Socrate ; celui qui dit : « Marchez, marchez, vous viendrez à moi. » Parce que lui, il sait.
Non, le nouvel homme ne sait rien d’avance ; il ne sait plus rien d’avance parce que la vie a ridiculisé ceux qui ont voulu la tenir en lisière et l’emprisonner dans un système fermé.
Le nouvel homme se met avec l’enfant et l’aide à aller jusqu’au bout de lui-même. Il se fait aide-constructeur, tâcheron de la construction.
Mais, avant, il faut qu’il trouve l’enfant. Il faut qu’il étudie, qu’il étudie et, surtout, qu’il réfléchisse, qu’il médite, qu’il cherche encore, sans fin. Qu’il soit souple, plastique, cultivé et non instruit. Il faut qu’il se construise des systèmes de pensée qui l’aideront à monter plus haut et à faire monter plus haut. Mais il faut qu’il les révise, qu’il les démolisse continuellement, pour les réadapter encore et encore, et pour les affiner.
Le nouvel homme, c’est celui qui change, qui est à l’affût, qui subodore l’avenir, qui le voit grand et clair. Il est à l’heure de l’époque et à l’heure de demain.
« Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas le mal du siècle
Le mal de l’avenir leur tient lieu de secret
Et tandis qu’autour d’eux le destin se dessèche
La paix leur fait un pont d’herbes folles et de ciel. »
Charles Dobzinski
Le nouvel homme est toujours jeune parce que, comme cette vieille artiste de music-hall qui allait de temps en temps se faire « recasser » chez un masseur, il va souvent chez les Biancospino de l’esprit.
Le vieil homme cherche des recettes, le nouvel homme les trouve, c’est-à-dire qu’en face de chaque chose, de chaque enfant, il a assez de ressources en lui pour s’adapter, pour coller au cas concret qui se présente devant lui. Le nouvel homme : l’homme dialectique, l’homme plastique.
« Crac, une seconde bande noire a lâché. » L’enseignant de demain, je le vois l’enseignant L.W. avec sa culture et ses licences nouveau style, c’est-à-dire des licences sur le tas. Je le vois avec un enthousiasme, un appétit du métier en relation directe avec sa difficulté.
Et je le vois aussi libéré de ses servitudes. Pourquoi est-il maintenant débordé de travail alors que sa simple tâche requiert une santé nerveuse, une disponibilité, une énergie, une attention, une perspicacité, un équilibre, une culture, qu’il ne peut obtenir que si du temps lui est accordé.
« Tout ce qui n’est pas en connexion étroite avec ses responsabilités pédagogiques... »
Je vois les meilleurs (les fins, les doués, les attentifs, les intelligents, les sensibles, les agrégés, les docteurs) se presser en foule et circuler comme des globules blancs à travers le grand corps de l’Université pour venir se fixer sur le fondamental : l’enseignement maternel et primaire. Aujourd’hui, lorsqu’on lit L’Éducation Nationale par exemple, on pourrait croire que les enfants naissent à onze ans. Non, non, j’en suis sûr, ils naissent beaucoup plus tôt.
Pour tout celui qui est conscient de ce qui est maintenant nécessaire à l’enfant et de ce que peut l’école pour lui, l’enseignement primaire est le premier.
Rêvons, rêvons : utopie d’aujourd’hui, réalité de demain. Rêvons, rêvons, sûrement, positivement.
Après tout, ce n’est qu’une affaire d’hommes : seuls des êtres humains pourraient s’y opposer.
Alors, ce sera facile, si nous devenons nombreux à rêver, à voir, à vouloir la réalité de demain.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur N°18, la part du maître, 1er juin 1964, p.7-10