Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le maître en face de l’enfant

Dans le dernier numéro de Techniques de Vie, Freinet examine les diverses raisons de l’insuccès de cette revue. Et sa conclusion n’est en rien pessimiste : il est prêt à repartir de l’avant. J’aimerais bien ajouter mon grain de sel pour essayer de voir dans quelle direction nous allons nous engager.

Pour le maître-en-face-de-l’enfant, il y a deux attitudes possibles. L’attitude traditionnelle qui témoigne de beaucoup de suffisance : le maître est celui qui sait et il s’efforce d’élever l’enfant jusqu’au niveau de son savoir. Et il lui offrira, pour cela, la voie unique et standard de la connaissance.
Et l’attitude « École Moderne ». Le maître pense que l’enfant est un être en marche qui veut progresser, qui veut grandir. Il doit se garder de stopper son élan, mais le préserver, l’entretenir, le renforcer.
L’enfant a une personnalité unique du fait de l’hérédité, des chances et malchances de sa première enfance, de son milieu familial, de son milieu social, de son milieu scolaire.

Les gens de haute culture, les professeurs des enseignements secondaires et supérieurs, les inspecteurs, les savants peuvent adopter également deux attitudes vis-à-vis de l’instituteur.
Je ne crains pas de le dire : il y a celle du cuistre qui sue l’esprit de suffisance et qui se rit des efforts de l’instituteur en marche. Il le méprise d’ailleurs, principalement parce qu’il ne parle pas le langage consacré et ignore les rites de la confrérie. Celui-ci, c’est le « petit maître de l’université ».
Et il y a l’attitude du maître véritable qui suit de près, qui étudie, qui épie même la démarche du pauvre enseignant primaire pour intervenir à temps, pour proposer une idée, une piste, pour émettre une critique qui permettra de mieux orienter les recherches.

Aujourd’hui, nous avons affaire à un enfant nouveau. L’instituteur ne peut plus se mettre totalement à sa place parce que c’est un enfant qu’il n’a jamais été ; un enfant qui baigne dans un milieu presque totalement différent de celui qu’il a connu (ce qui était moins vrai pour les maîtres d’autrefois).

Mais les gens de haute culture ont également affaire à un instituteur nouveau. Et ils ne peuvent plus se mettre à sa place, même s’ils ont été enseignants, même s’ils ont été, eux-mêmes, instituteurs. En effet, les idées, le milieu, les enfants changent d’année en année. Donc, ils ne peuvent discerner en toute certitude pour lui les chemins de totale nécessité. Ils ne peuvent tout pour lui parce qu’ils ne sont pas tout lui.

Donc, on le voit, dans une grande mesure, les instituteurs sont seuls.

Or, qu’avons-nous fait dans Techniques de Vie. Nous avons renforcé cette solitude. Nous nous sommes surtout souciés d’appeler à l’aide. Nous avons cherché à convaincre du sérieux de notre entreprise et dans cette intention nous avons utilisé beaucoup de citations. Il faut reconnaître que les auteurs disent si bien ce que nous avons envie de dire ! Et puis, leur prose a toute chance d’être acceptée ; en tout cas beaucoup mieux que la nôtre.
Mais du fait que nous mélangions cette pensée concentrée à notre langage de tous les jours, nous parlions un charabia inintelligible pour les gens que nous voulions atteindre.
Mais hélas, et ceci est aussi grave, sinon plus, notre langage était aussi incompréhensible au niveau des camarades. Nous utilisions des mots que nous venions à peine de maîtriser (et encore, pas toujours) et dont la liaison avec les faits en notre commune possession n’apparaissait pas toujours clairement. Si bien que les camarades se contentaient d’assister en spectateurs à une discussion qui ne se développait pas. Et ils n’éprouvaient aucunement le besoin de se jeter dans l’arène.

Mais ceci est bien révolu : nous sommes décidés à faire machine avant.
Ou bien les gens qui pourraient guider, éclairer notre démarche tâtonnante pensent que nous essayons de nous faire aussi gros que le bœuf. Et alors, ils se soucient peu d’avoir quoi que ce soit de commun avec nous.
Ou bien ils ont en commun avec nous d’être des hommes, et des hommes passionnés de l’enfance (et de l’humanité) et de son plus grand bonheur. Nous nous passerons des premiers et nous serons reconnaissants aux seconds de leur gentillesse, de leur compréhension et surtout de leur aide.

Mais, il va surtout falloir compter sur nous. Aidons-nous les uns les autres. Nous avons en commun des monceaux de faits d’expérience. Il va falloir collaborer. Pour faciliter l’échange, nous allons simplifier notre langage. Ce sera plus facile qu’on ne le croit. En effet, les nombreuses citations que nous faisions témoignaient d’un souci exagéré de la probité intellectuelle. Plus que de correction, nous aurons souci de progrès, d’efficacité. Nous pratiquerons encore l’honnêteté, mais, seulement, en gros. Nous ne singerons plus ces thèses universitaires où il n’est pas possible de lancer un quart d’idée sans la banderiller de références. C’est un jeu qui a certainement son intérêt à un niveau élevé. Mais nous travaillons à un niveau inférieur, au rez-de-chaussée. Nous aussi, nous essaierons de rendre à César ce qui appartient à César mais nous laisserons au lecteur qui en aurait envie le soin de faire le partage de ce qui est original et ce qui pourrait ne l’être point. Il lui suffira de consulter la bibliographie.

Nous voici donc pourvu d’une liberté nouvelle et, nous le pensons, d’une liberté utile. Alors, marchons au combat, camarades.

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur N°1, la part du maître, 1er septembre1964, p.9-10