Lorsqu’au bout de dix années de métier, j’ai pu lire Essai de Psychologie sensible appliquée à l’Éducation, je me suis réjoui : « Enfin, quelque chose de lisible, de compréhensible, d’utilisable dans l’immédiat. »
Freinet m’avait fait découvrir une bonne piste et, depuis, j’ai eu souvent l’occasion de vérifier le bien-fondé de sa conception. Un concours heureux de circonstances m’a permis de m’en pénétrer vraiment et d’en apprécier toutes les richesses. J’ai pu savoir, par moi-même, combien elle pouvait apporter aux pédagogues si démunis dans leur si difficile métier. C’est pourquoi j’ai éprouvé le besoin d’en faire également bénéficier les camarades. Et pour cela, à partir du livre de Freinet, de ses premières enquêtes et de mes propres observations, je me suis amusé à construire un schéma. Je n’ai rien obtenu de magnifique, ni de définitif. Mais je crois que ce schéma permettra aux camarades de faire un pas en avant dans cette direction. Et cela est déjà plus que suffisant.
J’ai donc rédigé quelques pages sans prétention qui paraîtront probablement dans L’Éducateur-Magazine. Mais ma cervelle s’emballant parfois, je me suis un jour avisé que, si cette conception était juste, il fallait l’appliquer à toute chose en éducation. Aussi, je me suis déjà livré à plusieurs expériences dans le domaine pratique. Dans les pages qui suivent, je rends compte de ces expériences et je livre en même temps les idées qui me sont venues et plus particulièrement les modifications de programmes qu’elles supposent. Pour les camarades qui n’auraient pas lu mon petit exposé du tâtonnement dialectique expérimental, je le résume ici en quelques lignes parce que j’y ferai souvent allusion. Mais, auparavant il faut que je m’explique sur le mot dialectique. C’est un mot sur lequel j’ai buté pendant de longues années mais, soudain, il m’est apparu très compréhensible quand j’ai lu :
« La dialectique, c’est la science du mouvement des choses et de leurs connexions. » (Lénine)
Je pense qu’on peut ajouter ce mot, parce qu’il met en relief ce qui fait la nouveauté pédagogique de la théorie de la connaissance de Freinet à savoir : le fait de l’insertion progressive des individus dans un milieu que l’on n’accepte plus d’ignorer et qui se trouve lui-même en évolution.
Voici en quelques mots comment on devrait pouvoir résumer notre théorie.
« En face des faits de la vie, l’individu qui a toujours souci de généralisation émet une première hypothèse. Puis par des corrections successives destinées à serrer de plus en plus près la vérité, il aboutit à une hypothèse très affinée qui prend valeur de loi. Le palier de la loi une fois atteint, l’individu procède alors à une série de répétitions. Elle a, d’abord, pour but de permettre une vérification de la loi puis, son assimilation, son intégration à l’être. Brusquement, en cours d’assimilation, sous la poussée de la critique des faits ou des individus, on prend conscience des limites de la loi. D’autres chemins sont alors découverts, d’autres domaines encore inexplorés et dans lesquels le même processus se reproduit :
Tâtonnement → palier de la loi → répétition et en cours d’intégration de la loi → bifurcation : découverte des limites de la loi et accès à des pistes nouvelles. »
Et l’on recommence.
Mais, avant d’aller plus loin, je crois qu’il faudrait s’arrêter à une notion qui me semble l’une des richesses de la pensée marxiste, à savoir : l’unité des contraires.
J’en ai trouvé une première expression dans une brochure assez récente de Freinet :
« La lecture n’est ni totalement synthétique, ni totalement analytique, mais les deux à la fois. »
De même, le progrès de la connaissance ne peut se faire par la seule induction ou la seule déduction, mais par un emploi alternatif des deux processus qui sont, en fait, deux éléments inséparables, deux aspects complémentaires d’une même chose. Cette dualité, cette lutte des contraires apparaît dans beaucoup de cas et les dernières découvertes de la physique moderne (matière et anti-matière) semblent aussi confirmer la théorie de Hegel. Ainsi que la lumière, à la fois ondulatoire et corpusculaire. Et la polarité indivisible de l’aimant qui se reconstitue quand on coupe l’aimant en deux. Et le conflit hérédité-adaptation. Sans parler du travail-jeu, de l’électromagnétisme, des analyses politico-sociologiques, et de l’anarcho-syndicalisme.
Hegel parle aussi d’unité de la diversité. Nous la ressentons quand nous sortons en classe-promenade, et surtout le soir, quand nous devons écrire sur nos tablettes, le compte rendu de la journée. Malheur ! était-on « en » géographie, en histoire, en sciences ? Bah ! écrivons : étude du milieu. Oui, mais à un moment donné, c’était tout de même du français et même de la poésie, et de la philosophie et de l’économie politique…
Et l’art enfantin, est-ce de l’art, de la géométrie, de la psychologie ou tout cela à la fois, sans compter le reste ?
J’éprouve le besoin d’écrire cela parce que j’ai déjà commencé à travailler sur les textes qui suivront. Je m’aperçois qu’il est ridicule d’essayer de traiter une chose à fond puis une autre (en supposant qu’on ne le puisse jamais). Non, tout se tient, tout est contingent. À cause de « l’interconnexion universelle ».
On ne peut plus considérer l’être comme une simple juxtaposition de parties nettement séparées, ainsi que cela se faisait. Pour la commodité de la recherche, on a souvent, avec Descartes, procédé à une analyse en parties distinctes, mais on a peut-être oublié, par la suite, de tenter la synthèse. Il faut dire, qu’à l’époque, l’analyse suffisait déjà à occuper l’esprit des chercheurs.
À la télé, j’ai entendu, un jour, un chirurgien (émission Barrère et Lalou) qui disait :
« On a peut-être trop négligé l’aspect psychologique de l’être humain au profit de l’aspect physiologique. Il faut dire que, avec les instruments de mesure dont nous disposions, cette partie était la plus facile à considérer. Mais on en revient maintenant à une conception plus unitaire de l’être humain. L’homme est un tout : il faut maintenant songer à pratiquer une médecine de la Personne. » (sous-entendu : de la personne entière)
Eh ! bien, il faut également pratiquer maintenant une pédagogie de la Personne.
Ah ! Pauvres de nous ! Finis, donc, les cloisonnements si faciles entre grammaire, vocabulaire, rédaction, calcul, algèbre, lecture, écriture ?
Eh ! Mais c’est que nous allons le regretter. À franchement parler, nous qui avons l’esprit mécaniste, nous préférerions que ça reste comme avant. Impossible, mes agneaux, c’est à prendre ou à laisser !
Alors, puisqu’il n’est pas question de laisser, prenons l’homme comme il est ou, plutôt essayons de le prendre, car nous ne savons pas encore très bien de quoi il est fait.
Je crois qu’il est maintenant impossible d’avancer dans quelque domaine que ce soit sans se référer aux divers aspects insécables de la question. Et, en pédagogie, attendons-nous, oui ! à trouver des mathématiques et de la psychologie dans la gymnastique et de l’affectivité dans les mathématiques (au stade du jeune enfant, tout au moins).
Tout cela pour vous dire que je m’efforcerai de présenter les choses avec assez de clarté, mais il y aura nécessairement interpénétration des domaines considérés. Aussi bien, ce n’est pas une ligne droite infinie que nous contemplons. Non, nous regardons à l’intérieur d’une sphère au contenu complexe et en mouvement (avec des ressemblances, des différences, des oppositions, des contradictions internes) et elle se trouve en relation avec d’autres sphères, ce qui fait un tout complexe et en mouvement (avec des ressemblances, des différences, des oppositions, des contradictions).
Cette complexité pourrait effrayer, mais pourquoi ? Il nous faut absolument essayer de voir plus clair. C’est absolument nécessaire. Ne reculons pas : acceptons le réel tel qu’il est et ne pleurons pas inutilement sur celui dont nous aurions rêvé.
Moi, je me console de l’infini parce que je n’en ai pas l’ambition. La seule façon d’y remédier, c’est d’ailleurs d’essayer de mettre en marche des forces elles-mêmes infinies. On comprendra donc que je n’essaie pas d’avoir raison. Mais si, en ayant un peu raison, je réussissais à mettre en marche une foule de personnes, je serais plus heureux qu’actuellement. Parce qu’actuellement, je vais vous dire, les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être. Ça ne va pas bien parce qu’on ne se résout pas à les regarder en face. Alors, étudions le mouvement des choses... et leurs connexions.
Paul Le Bohec (Trégastel)
Article paru dans l’éducateur N°3, la part du maître, 1er oct1964, p.9-12