Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le langage parlé

Pourquoi commencer par le langage parlé ? Peut-être tout simplement parce qu’à l’école – et même à l’École Moderne – c’est une chose encore neuve. Et, dans ce domaine, l’enseignement n’a pas à vaincre de solides résistances, ni à se dégager du fardeau des routines, ni à se dépêtrer des lianes paralysantes des idées reçues.

Les canards n’y courent pas encore, ni les excuses mijotées, ni les accusations rabiques, ni la mauvaise conscience. Et les techniques d’esquive de la question ne sont pas encore figées dans leur immuabilité.

a) Moyens du langage
Abordons pour commencer le matériel du langage : les sons.
En lisant « L’oreille et le langage » du docteur Tomatis, les parents ont confirmation de ce qu’ils ont souvent constaté : en dehors de toute idée de signification, de transmission d’une pensée, le petit bébé « joue » sur le plan de la création sonore : il travaille à reproduire des bruits ; et son étude est objective comme celle d’un savant. Et quels bruits !

« Des hauts, des bas, des aigus, des graves, des courts, des longs, des forts, des moins forts. Crier, se répondre, s’entendre crier, s’étonner du son que l’on vient d’écouter, se reconnaître capable d’émettre et de commander ou, dans une certaine mesure, entendre cette émission, voilà bien le jeu le plus attrayant que l’on puisse imaginer. » Docteur Tomatis

L’enfant joue du souffle, du larynx, des lèvres, des doigts même. Et, à force de création, il découvre des lois, il arrive à des paliers de découverte. Après quoi, il répète, il répète indéfiniment en attendant qu’un hasard heureux ou que l’exemple extérieur d’un autre enfant, d’un adulte ou d’un animal ne le conduise sur d’autres voies.
Suivez un peu votre enfant et vous le verrez tâtonner sur plusieurs pistes. Le son étant caractérisé par la hauteur, le timbre, l’intensité, vous le verrez expérimenter dans les trois directions. Et aussi dans celle du rythme qui est le résultat de l’introduction du facteur temps.

Je parle un peu dans le vide, mais si vous étiez près de moi, je vous ferais entendre les œuvres enregistrées (360 m de bande) d’une fillette de trois ans. Je vous en traduis grossièrement deux extraits pour vous en donner une idée.

Voici d’abord :

Ritournelle (prise de possession du l)

Blang
Clo li clo li clo
Blim, blam, blime blame
Clic et clo bi pion
Ban gui clo gui clo
A gui clam gui clam
Bi clo bi clo biclo biclo
Dé tan de li-détan de li (10 fois)

Voici maintenant Canzonetta :
Avec un tâtonnement sur les sons : ille - que - è (ai) et avec une certaine régularité du temps d’émission de chaque vers.

De la pon teil
De la po con te teil
De la col
De la bail que lé tan
De la poï que lé fat
De la bouil que co yai
De la queillé que la fi
De la co yé que la poï
Qui qui n’est tun la poï
Qui quin te la poï né quo po yai
A pa qui lé fé de la po què
I qui la té vé la po què

Maintenant les magnétophonistes sont nombreux à l’école moderne. Ils pourront faire moisson de documents semblables. Qui ne visent ceux-là qu’à prendre une coupe verticale de l’expérimentation sonore, sous forme de moments.
Ce qui serait intéressant et beaucoup plus démonstratif pour notre théorie du tâtonnement dialectique expérimental serait une étude horizontale, dans le temps, qui ferait le point des tâtonnements, des découvertes de lois, des répétitions, des bifurcations. Là aussi, les parents qui ont de jeunes enfants et un magnétophone pourraient recueillir des documents. Et s’ils connaissent l’art du montage, ils parviendraient peut-être à nous faire percevoir le mouvement de la connaissance du langage parlé.

Cette étude des possibilités matérielles de l’organe vocal se poursuit très longtemps. La preuve (mais ne le dites à personne) quand je suis seul en voiture, ou à la portière d’un train en marche, je me surprends à faire des essais de chansons en : liap, liap, uip, lioup, lioup, plia, plia, pa lia...

Les cantatrices, les speakers et de nombreux autres professionnels de la voix doivent poursuivre leurs recherches « organiques » jusqu’à raffinement supérieur. Des amateurs s’y livrent également : témoin cet employé de lycée qui nous donna, au stage de Saint-Brieuc, un récital de cris d’animaux.

Donc, incontestablement, l’étude des sons en eux-mêmes et l’étude des possibilités de la voix sont indispensables. Il faut donc, à l’école, favoriser l’expérimentation vocale qui commence très tôt et se poursuit longtemps. Delbasty a ouvert la piste avec « L’oiseau rare » de Dédé (Ariel 63 : disque n° 2005) et ses « Chansons du haut d’un arbre ». II faut continuer dans cette voie.
Les comptines, elles aussi, ne sont que des rencontres sonores heureuses, en dehors de toute signification puisque « pomme de reinette » peut devenir « pommeporinette ». Voici un exemple de comptine exclusivement sonore :

Une, deux, sidonime
Ouèn ta     dominime
Ouèn ta     dominica
Rata ta      dominica
Ouèn ta.

Certains enfants adorent la recherche vocale. Et certains d’entre eux voient dans les comptines par exemple, le moyen de réussir enfin et de prendre une fois au moins la tête du peloton. Et ce jeu de sons qui peut paraître parfois assez gratuit devient souvent, entre les mains des poètes, un instrument de débridement du rêve par le choc des mots et des sonorités qui permettent l’accès à la dimension irrationnelle.

Voici, par exemple, de Mallarmé :

« Aboli bibelot d’inanité sonore »

« Mais, chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien »

« La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli. »

« en tant que quelque chose d’autre que les calices sus »

Mais ceci c’est déjà une autre histoire.

 (à suivre)

Paul Le Bohec, Trégastel

Article paru dans l’éducateur N°5, la part du maître, 1er novembre 1964, p.9-11