« Ah ! non, c’est bien fini : je n’enseignerai plus la « récitation ». On pourra me faire tout ce que l’on veut : me sanctionner, me passer à la moulinette, rétrograder mes vitesses, je ne céderai pas. Non, je ne puis plus accepter d’abîmer ainsi les beaux textes de la langue française. »
Voilà ce que je me disais au début de l’année. Mais, en y réfléchissant bien, je me suis aperçu que ma répulsion pour la récitation provenait d’une erreur. En effet, j’avais mal choisi un texte et tout le mécanisme s’était trouvé bloqué. C’était un texte qui s’assimilait difficilement et nous contraignait à tant de répétitions qu’il en perdait son charme, sa musique, son imprécise indécision, bref, tout ce qui m’avait incité à l’offrir.
Maintenant, je sais mieux m’y prendre : je choisis de nombreux textes, mais très courts. De cette façon, les enfants s’imprègnent de beauté et d’émotion, doucement, légèrement sans que la grosse patte du maître nulle part ne se pose. Mais comment choisir ces textes, quelle est leur fonction ? Ne pourrait-on vraiment se débarrasser de cette récitation ?
S’en débarrasser ? Non. Pourquoi ? À mon avis, il est excellent de fournir à l’enfant une atmosphère propice à la surrection de sa propre création. Il est bon qu’un peu en avant de lui, légèrement au-delà de son champ personnel, il sache qu’il existe d’autres villes inconnues, d’autres Troïéros à remonter, d’autres chaos de rochers et des grottes à l’infini. Il ne faut pas qu’il se sente au bord du trou, comme les Grecs, mais qu’il pressente que, par-delà ses petits horizons, il existe d’autres univers qui l’attirent, qui l’attisent, qui le déséquilibrent et l’obligent à se mettre en mouvement à la recherche de sa voie propre. La marche est une succession de chutes. Les divers poèmes qu’on lui propose sont autant de messages venus de tous ces mondes.
La création poétique, c’est un banal outil de vivre. Mais d’en être privé, parfois on en meurt. Pour que, dans les contradictions immenses et contraignantes de l’environnement, la petite voix personnelle puisse filtrer, il ne faut pas que les fissures par où elle pourrait s’échapper soient obstruées d’un gros pavé.
Moi, ma liberté, Élise me l’a donnée. Et je me la suis prise. Mais je dois la payer en délivrant, à mon tour, d’autres ruisseaux de leurs feuilles mortes. Aussi, dois-je proscrire l’acte affreux de la récitation, aussi affreux que son nom. Rrrétsitâtsiône, au seul bruit de ton nom, j’entends zun bruit de bottes, te de bottes, te de bottes. Alors qu’il faut de la musique avant toute chose. De la douceur, de la douceur, de la douceur. Et pour cela, uniquement de courts poèmes que l’on visite délicatement et que l’on quitte rapidement avant de les avoir trop investis. Afin qu’ils puissent continuer à vivre. Quelque chose doit rayonner entre nos quatre murs, une présence impalpable comme le reflet imaginaire de l’oiseau argenté ou du cheval ailé.
« Écoutez, je vais vous dire, les grands, faut pas le blesser, faut pas le tuer notre Pégase. Ceux-là qui le tuent, eh bien, je vais vous dire : ce sont des criminels. »
Oh ! oui, pendant quinze jours, j’étais bien décidé à écarter définitivement la récitation. Et j’ai réussi puisque, depuis, elle n’a pas réapparu. Mais la poésie est revenue. Je lisais chaque jour des textes différents avec, de temps en temps, des reprises... studio-métriques. Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, Baudelaire, Éluard, Aragon, les fatrasies, telles étaient nos fréquentations. Je les lisais à ma façon, celle qui est la bonne, pour moi. Et qui ferait rire de pitié, les diseurs professionnels.
Et puis, un jour d’octobre, Petit Robin est venu me dire :
– Monsieur, moi aussi, j’ai inventé une poésie.
Et il est venu dire à ses camarades, d’une voix un peu plaintive, en laissant entre les phrases des silences de trois secondes, le texte suivant :
« Mon pouce saignait... Pauvre pouce... J’étais tout seul dans le garage... Maman était partie chercher le lait, avec la voiture, au loin... Et moi, j’étais tout seul... enfermé dans le garage... Et j’ai coupé mon doigt avec ce couteau d’indien… J’étais tout seul dans le garage... tout seul avec mon doigt qui saignait... J’étais tout seul, enfermé dans le garage... Tout seul… Malheureux. »
Je n’ai pas poussé de grands cris, je n’ai pas dit : « C’est merveilleux. » Cela, je ne le fais plus parce que j’ai compris que cette façon de faire était accaparante : elle emprisonnait l’enfant. Maintenant, je sais mieux rester à distance de l’admiration outrancière et de l’indifférence glacée. J’ai simplement dit : « Tiens, c’est nouveau. » Ce qui est, dans notre classe, une manière de compliment et une incitation à la recherche de la véritable expression de soi. Il ne s’agit pas de cultiver le nouveau pour lui-même. Mais puisqu’il faut permettre à vingt-trois personnalités uniques de s’exprimer, on devrait parvenir à vingt-trois registres différents. Et toute apparition d’une nouvelle piste mérite donc d’être soulignée.
Ici, la piste devait être bonne puisque une dizaine d’enfants s’y sont aussitôt précipités. Si c’est une mode, elle dure longtemps. Et elle semble même en passe de s’inscrire dans l’infrastructure de la classe. En quoi consiste-t-elle exactement ? Voilà : on se donne tout d’abord un certain régime de voix monocorde afin d’être tranquille de ce côté. Pas d’accident d’intonation à craindre. Non, rien qui puisse solliciter l’attention et alerter l’esprit qui doit faire le mort. C’est l’immense plage de sable fin, la mer en allée, la monotonie trouvée. Et puis, on larde de silences l’uniformité sonore.
Ce sont des silences d’écoute intérieure, des silences libres qui ne pèsent à personne parce qu’ils sont autorisés : ils sont inscrits dans la nouvelle constitution.
Et voilà que cette monotonie du débit, cette suppression des censures, cette absence des impatiences lèvent des profondeurs, des constructions que personne n’aurait jamais imaginées.
– Halte-là Le Bohec, pas un mot de plus. Stoppe la machine. On te voit venir. Non, pas de psychanalyse à l’école. Trop dangereux. Faut pas jouer à l’apprenti sorcier. Ce serait folie pure. Ça n’existe pas, on ne te suivra pas sur ce terrain. Cache ce sein...
Le sourcil froncé, le pli des bagarres à la bouche, je contre-attaque.
– Ouais. Eh ! bien, la pédagogie Freinet, savez-vous, va falloir l’arrêter. Elle marchait, voyez-vous. On n’en avait pas fait le tour ; mais on sentait des choses. On avait découvert que derrière l’orthographe, on pouvait mettre du français ; que derrière les opérations, on pouvait mettre du calcul. Et puis derrière le français, on a mis l’expression libre ; derrière le calcul, on met les mathématiques. Mais au-delà de l’expression libre et des mathématiques, qu’est-ce qui apparaît maintenant tout naturellement ? N’est-ce pas la personnalité de l’enfant ?
– Mais, Marx et Descartes ! pourquoi aller plus loin. Il faut nous arrêter là. Nous n’avons pas encore fait le tour de ce que nous venons de découvrir et il faudrait encore aller de l’avant ! Non, nous ne sommes pas prêts, nous ne sommes pas mûrs. Et puis, c’est trop dangereux.
– Bah ! dangereux ? Vous me faites rire. Dangereux, oui si l’on voulait jouer les analystes actifs. Mais une psychanalyse passive n’est-elle pas possible ? Et puis, pourquoi parler de psychanalyse. Alors qu’il s’agit seulement d’être à l’écoute des petits êtres. Nous voulons éduquer. Bien ! Et nous voudrions ignorer une part profonde de l’individu, une part essentielle peut-être et qui conditionne le rendement de l’éducation ! Peut-on aider, aimer, accompagner, sans connaître ? Puisque l’enfant ne demande qu’à nous livrer son secret. Puisqu’il est si facile, pour peu qu’on se mette sur le nez les lunettes de l’attention, de déchiffrer le livre ouvert. Et puis les Instructions officielles qui recommandent l’observation des enfants n’ont pas marqué la limite à ne point franchir. Cela n’est pas sur notre rôle. Donc...
Voici comment j’ai découvert la valeur profonde de cette nouvelle technique. J’avais su, en écoutant les chansons et en scrutant les textes de Jacques que cet enfant unique souffrait de ne pas avoir de frères. Et voici que sa « poésie » me le confirmait. Écoutez :
« Je vais au loin devant mon île préférée
Pour voir si mes amis sont là…
Oui, voir si mes amis sont là
Pour qu’ils ne se fassent pas de souci...
J’aime bien voir mes amis...
Mais il n’y avait personne...
C’était une île déserte, avec seulement deux palmiers...
Et mes amis n’y étaient pas...
Je suis revenu dans ma barque, en France
J’étais content de revenir en France
El j’ai retrouvé mes amis en France. »
N’est-elle pas belle ma classe qui permet ainsi à Jacques de parler du désert qui peuple sa vie ? Et n’est-ce pas beau qu’il puisse s’inventer des amis ? Et puis, quand on a compris cela, n’est-ce pas facile d’en parler aux parents et de recommander des rencontres fréquentes avec le petit cousin, qui peut être alors un substitut valable de frère. Ne connaissez-vous pas l’histoire de cette fillette qui, ayant perdu sa sœur jumelle, tomba gravement malade et puis guérit soudain quand une cousine lui arriva.
Ce thème de l’île peut d’ailleurs être utilisé dans une toute autre direction. Écoutez Patrice :
« J’allais tout seul dans mon île préférée
C’était une jolie petite île
Toute seule au milieu de l’océan
Elle était à moi, rien qu’à moi.
Personne n’avait le droit d’y aller
Rien que moi
Et même quand je n’étais pas là
Personne n’y allait.
Elle n’était qu’à moi. »
Et quand vous saurez que Patrice a cinq frères et sœurs, vous accepterez bien qu’il ait besoin, lui aussi, de s’inventer un jardin secret.
Et maintenant, n’est-ce pas, par hasard, la nostalgie de la vie intra-utérine que l’enfant unique exprime ici. Les mots eux-mêmes ne sont-ils pas prononcés ?
« Je marchais, je marchais ; tout triste sous les gros nuages. Et voici que j’ai trouvé une jolie grotte où se trouvait un petit lit. J’ai dormi dans ce petit lit. J’étais bien au chaud. Et j’ai rêvé que les étoiles étaient sur mon ventre. Et j’étais très content d’avoir mon petit cœur. »
Voici maintenant un enfant qui joue à la solitude mais introduit une présence rassurante dès qu’il pense à un danger.
« Moi joli, tout joli, j’étais tout joli...
J’allais à la grève me promener...
La mer m’entourait sur les rochers...
Mais comme je savais nager, je pouvais m’échapper...
Je voyais les petites anguilles d’eau qui sautillaient...
J’avais envie de les prendre...
Mais je n’avais pas le droit...
Il y avait un bateau qui n’était à personne
Je l’ai pris et je me suis promené avec...
Je voyais les homards passer
Et j’avais peur de leur pince...
Ma grand-mère était à côté de moi. »
Non, vraiment, je ne comprends pas ce qui vous fait trembler ainsi. Quelle angoisse est donc la vôtre puisque vous voyez un danger à laisser l’enfant s’exprimer ainsi. À partir de quelle limite lui interdirez-vous de parler ? Mais vous avez bien fait de réserver vos grands cris car maintenant Francis va vous les faire pousser.
Cela faisait un mois à ce jour que la nouvelle technique de création poétique orale était apparue dans la classe. Jusque-là, Francis s’était tu. Et puis, ce jour-là, il m’a dit :
– Monsieur, j’ai une poésie.
Alors, devant ses camarades, il a dit de sa voix très faible :
« J’étais dans la route. Soudain, je vois une vache. J’ai peur de cette vache. Je me cache dans le fossé. Mes pieds s’enfoncent dans la boue, mes mains s’enfoncent dans la boue et je m’enfonce tout entier dans la boue. »
Il cède la place à un camarade puis redemande aussitôt à revenir et dit, cette fois d’une voix transformée.
« Il neigeait. La neige tombait sur mon petit chat qui était dehors. Je lui disais de rentrer. Il ne voulait pas. Alors je suis sorti dehors. Il était blanc comme un bonhomme de neige. Alors j’ai eu peur. Je me suis enfoncé dans la neige. Mes pieds d’abord et puis mes mains. Et puis tout entier... J’étais bien au chaud dans la neige... Mon père est sorti dehors avec une tranche. Il a creusé la neige. Il m’a coupé la tête. Il m’a coupé une main, il m’a coupé l’autre main, il m’a coupé les pieds et je ne pouvais plus bouger. »
Jugez de ma stupéfaction. Je savais que sa famille était très profondément perturbée mais je ne m’attendais pas à ce que l’enfant exposât si nettement son drame.
Ce qui est curieux, c’est que depuis ce jour sa voix est restée audible et non plus imperceptible comme avant. Quelque chose a dû se desserrer. J’en suis étonné et ravi pour lui. Et aussi pour moi car cela va m’économiser des impatiences et des agacements. Pour l’instant, tout ne semble pas avoir été dit car la veille des vacances, au cours d’une création orale collective, il a encore noyé sa mère et, après avoir vogué sur une poubelle trouée, il s’est encore enfoncé dans la mer. Mais il semble que l’essentiel a été expulsé, et qu’il va devenir maintenant léger, léger... et disponible.
Mes chers camarades, où en suis-je maintenant ? Quelles frontières du licite ai-je dépassé sans m’en apercevoir ? Pourtant, qu’ai-je à me reprocher ? D’avoir permis à un enfant de dire par le truchement du parlé ce qui le hantait ? (Il ne dessine pas, il n’écrit pas, il chante peu.) Quel risque ai-je couru ? Traumatiser les autres camarades ? Ils sont loin, c’est à peine s’ils entendent et ils sont occupés à autre chose. Ai-je joué à l’apprenti sorcier ? Non ; je me défends bien d’être un analyste. Je n’ai pas participé activement. Je n’ai pas sondé l’enfant. Je ne l’ai pas poursuivi dans ses derniers retranchements. Je l’ai respecté ; il n’a dit que ce qu’il a bien voulu dire. Je n’ai pas dit un seul mot, pas fait un seul geste : j’ai continué d’écrire sur mon cahier. J’ai simplement offert le micro en plus la deuxième fois.
Et le micro a multiplié la confidence par dix. Au micro, on peut tout dire, on peut si l’on veut parler tout bas sans que les autres entendent. On ne pense même pas que le maître pourra entendre chez lui en écoutant les bandes. D’abord qu’est-ce que le maître, n’est-ce pas le meuble, la potiche, le pilier de pierre, le « mort » dont on a besoin ?
Dites-moi, camarades, ai-je tort d’offrir une telle atmosphère dans ma classe qui permet d’obtenir des confidences aussi profondes ? Que fais-je d’autre que de permettre aux enfants de parler s’ils le veulent, quand ils en ont envie, avec une totale liberté de thème ? Et puisqu’ils avaient envie de dire ce qu’ils ont dit, n’est-ce pas bien de le leur avoir permis ? Je vous interroge. Doutez-vous de mon esprit de responsabilité ? Me permettez-vous de continuer ? Dites, est-ce que...
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°11, la part du maitre, 1er mars 1966, p.18-23