Oui, l’affectivité c’est le catalyseur indispensable. Car c’est la relation de l’enfant à l’objet (mathématique ou autre) et les répercussions de cette relation dans le groupe qui assurent une solide et définitive prise. À propos de telle création, de telle découverte, il se produit un entrelacement de relations entre l’enfant et l’objet et aussi entre cet enfant et les autres enfants et toutes ces relations se raccordent à d’autres relations passées et parfois mêmes anciennes. Est-ce clair, est-ce assez inextricable ?
L’affectivité assure la solidité des références quand les événements concernent l’être et s’inscrivent dans la psychologie.
L’objet nouveau et l’accueil fait par le groupe à la découverte provoquent souvent chez l’enfant une modification de la personnalité. Souvent, il ne voit plus les choses comme avant.
Mais il peut très bien régresser au lieu de progresser. Il peut se replier au lieu de s’ouvrir. Cela se produit d’ailleurs tous les jours sous nos yeux. La scolastique, par le moyen de notes, classements, punitions, compositions, tableaux d’honneur (Hi ! hi ! hi ! En 1967 ! Et pourquoi pas la croix Au Mérite), prix d’excellence, veut que l’enfant se soumette ou se démette. Il faut qu’il force sa nature et, même si c’est contraire à sa nature, il doit ingurgiter à haute dose des abstractions qui ne peuvent devenir connaissances et qui sont toujours les abstractions des autres. Et il doit les visiter quand cela plaît aux autres.
Certains caractères, faits pour cela, parviennent peut-être à Polytechnique. Mais dans quel état ! Mais aussi, à côté d’eux, combien tombent en chemin qui auraient pu aller loin si on avait su leur offrir des mathématiques plus adaptées à leur personnalité. Combien abandonnent, persuadés qu’ils sont infirmes, qu’il leur manque une case ou une bosse. Et ils en restent marqués, oppressés à jamais. Alors que ça a été, de leur part, une preuve d’intelligence d’avoir refusé l’aberrant. Comme s’il n’y avait que la porte étroite de la scolastique !
Cependant, s’il est possible que, grâce aux procédés que nous employons, nous ne provoquions plus de tels blocages, nous n’en arrivons pas moins souvent trop tard. Pendant six années, que de drames vécus par les enfants, que de refus, de repliements, d’angoisses ont pu se nouer, se sont déjà installés. Comment un enfant qui se trouve empêtré dans un filet de relations intérieures oppressantes serait-il assez objectif, assez extraverti pour saisir les relations qui existent entre des objets extérieurs à lui-même ?
Faudrait-il encore parler de psychothérapie ? Pas nécessairement. Pourtant, peut-on vraiment se passer de considérer la personnalité profonde du jeune mathématicien ? Heureusement, les maîtres du CP-CE ont des pouvoirs dans ce domaine. Certes, ils ne peuvent pas tout, mais ils peuvent beaucoup pour l’amélioration de l’équilibre profond du chercheur. Et, d’ailleurs, même si nous préférions ignorer totalement cet aspect de la question, il s’impose parfois brutalement à nous. À l’appui de mes dires, j’invoque ici deux exemples pris dans mon expérience personnelle.
Un jour, Jacques, élève du CP, apprend que l’on peut faire des problèmes avec des choses inconnues que l’on appelle x ou y parce qu’on ne connaît pas leur vrai nom.
– Tu sais Jacques, c’est pratique ces choses inconnues : on peut faire tout ce que l’on veut avec : on peut les additionner, les soustraire, les diviser...
– Tout ce que l’on veut, dit Jacques. Ah ! Bon. Alors voici un problème : J’ai 30 x et 15 y ; je coupe les pattes à 10 x et je noie 5 y.
Ah ! Oui, c’est bien un problème. Et d’importance. Mais c’est un problème psychologique. Qu’est-ce qui peut bien motiver cette agressivité de Jacques ? Telle est la question à laquelle il faut d’abord trouver une réponse. Par chance, grâce aux techniques d’expression libre (parlé, chant, gymnastique, théâtre), le maître peut accéder à l’enfant vrai et, par recoupements, il découvre très vite que le grand drame de ce garçon c’est d’être un enfant unique. Il en avertit les parents qui trouvent une solution satisfaisante : plus grande fréquentation d’un petit cousin. Et l’enfant devient alors disponible.
Voici maintenant l’exemple d’une fillette de 14 ans (non-école modernisée).
– Moi, j’ai pitié de certains chiffres. Le 8, c’est une belle dame, le 7 c’est son préféré. Le 6 et le 5 font des efforts pour prendre la place du 7 dans l’affection du 8. Mais le 8 rit de leurs facéties, il n’en préfère toujours pas moins le 7. Le 11 est faux, dissimulé. Quelle horreur ce 11 ! Le 14 ? le 15 ? Non, on n’a rien à dire de ces deux-là, ils sont calmes. Le 4 est une petite fille gâtée qui aime le 6 élégant et distingué, mais elle dédaigne le 5 si lourdaud, si pataud.
Que vient faire ici cette affectivité ? Enfin, tout de même, est-ce qu’on n’aurait pas pu l’éponger par le moyen de techniques qui en font ordinairement leur miel ? Peut-on raisonnablement laisser l’enfant empêtré dans les langes de la mystique pythagoricienne des nombres et l’empêcher ainsi de marcher ? Et la prétendue infériorité mathématique des filles ne provient-elle pas d’une plus grande emprise de l’affectivité que l’on doit combattre plus violemment par les moyens, heureusement nombreux, dont nous disposons ?
Tenez, voici encore un texte de Didier :
« C’était l’hiver, il pleuvait, il gelait, tout était triste. Le vent faisait s’écrouler les maisons ; il y avait partout des inondations. C’était le 13 janvier. »
La mère consultée m’apprend que la petite sœur de Didier était née le 13 février. La confusion janvier-février a certainement une signification. Mais le fait est que le nombre 13 est chargé de signification pour l’enfant.
On le voit, l’enseignement des mathématiques, ce n’est pas qu’une affaire de mathématiques.
« Faire de l’algèbre, c’est réaliser des opérations sur les éléments d’un ou de plusieurs ensembles sans avoir égard à la nature des éléments eux-mêmes. » (Chantiers Mathématiques)
Il ne faut plus faire cette pédagogie algébrique qui ne travaille que sur des ensembles d’enfants sans avoir égard à la nature des éléments eux-mêmes. Pour les maths, comme pour tout, bien des choses peuvent aider à la clarté de la vision de l’enfant. Jamais nous ne remercierons assez Freinet de nous avoir fait comprendre l’unité de la personne humaine et, par conséquent, l’unité de l’éducation. Il écrit dans l’Éducateur n° 7 (65-66) :
« Notre ami Rauscher a constaté que nos techniques d’expression libre produisent sur l’audition des enfants, sur la rééquilibration des processus, des progrès très nets qui permettent de comprendre que nos enfants modifient peu à peu leur faciès et leur comportement. »
C’est vrai pour toute chose et l’on peut dire que lorsqu’on pratique le texte libre, le chant libre, le théâtre libre, la gymnastique ou n’importe quelle activité d’expression, on fait de l’enseignement des mathématiques en permettant au chercheur l’activité abstractive.
Je peux, pour vous en convaincre et pour préparer en même temps le Congrès, vous en donner un exemple décisif.
Au début de l’année, j’avais dans mon CE1 un enfant qui ne disait jamais un mot : sa voix était extrêmement faible et, en outre, il parlait « avec de la bouillie dans la bouche ». C’est à peine s’il desserrait les lèvres. Je savais que sa famille était terriblement perturbée. Mais Francis ne dessinait pas, n’écrivait pas, ne chantait pas ; il ne pouvait exprimer son drame. Un jour, Petit-Robin a introduit en classe une nouvelle technique : la création poétique parlée. Et au bout d’un mois, Francis s’est décidé, il a trouvé sa voie et il a trouvé sa voix. Car après avoir exprimé « qu’il avait les bras et les mains coupés, qu’il était lié par son père et qu’il ne pouvait plus bouger », il s’est soudain transformé.
Cela il l’a dit une seule fois et après cette fois, il n’a jamais repris ce thème. Et quand je dis jamais, c’est vraiment jamais. Il s’est trouvé, du jour au lendemain, muni d’une terrible voix de stentor (Oh ! mes oreilles). Et un jour, il a écrit le texte suivant :
« Le général caleçon avait plein de mayonnaise dans sa casquette. »
Et il riait tellement avec son voisin que j’en avais les larmes aux yeux. Je pensais :
– Ris, mon petit Francis, ris tout ton soûl, toi qui as vécu et qui vis encore tes drames quotidiens. Va, ris, mon chéri, lave-toi à fond l’âme.
Mais quoi, suis-je toujours dans les maths ? Oh ! Oui, bien dans les maths. Car c’est mon Francis qui est devenu mon meilleur, mon merveilleux matheux.
Et je suis persuadé que si, au début de l’année, il n’avait pu, grâce aux seules techniques parlées, expulser ce qui le ligotait, sa voix, son dessin, son écriture, son orthographe n’auraient pas été ainsi délivrées et il n’aurait pas non plus été disponible pour les mathématiques. Et les succès remportés dans cette dernière branche n’auraient pas, en retour, contribué au renforcement de l’équilibre si difficilement et si miraculeusement conquis.
Si j’ai raison – et j’ai certainement raison – n’est-ce pas que l’affaire est sérieuse ? Aussi, que ce soit pour les maths, pour l’orthographe ou pour n’importe quoi, ne devrions-nous pas avant toute chose consacrer tous nos soins à cette enfance de 6 à 8 ans pour la libérer de son angoisse... et de la nôtre ? Et n’est-elle pas terrible la responsabilité des éducateurs de ce niveau ? Heureusement, c’est beaucoup plus simple qu’on ne le croit.
Seulement, il ne faut pas attendre ; il faut s’y mettre. Et résolument. Car, maintenant, la première mission de l’école, c’est la psychothérapie. Mais pour cela nous ne sommes pas démunis parce que c’est l’une des principales composantes de la pédagogie Freinet.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’Éducateur N°11, la part du maître, 1er Mars 1967, p.13-16