Ayant beaucoup travaillé, avec Freinet et Élise, à la théorisation de la méthode naturelle, je m’étais risqué à en tenter l’expérience en chant, en mathématiques et en... comment dire... en corporel. Et je me suis aperçu que, comme pour les mathématiques, la méthode naturelle avait également sorti le corporel de son ghetto.
À l’époque, j’avais été peu suivi. Je pourrais penser que les moyens de présentation de mon expérience m’avaient fait défaut : manque de caméra, de caméscope, etc. Mais l’exemple de l’oral et du chant qui sont aussi restés pratiquement dans les limbes, malgré nos magnétophones perfectionnés, me portent à croire que ces expériences étaient destinées à ne pas être reprises.
Pourquoi en parler maintenant, alors que le désir d’explorer ces paysages est encore plus éteint ? C’est que l’époque a changé. De nouveaux possibles peuvent advenir. Et puis, on ne sait pas tout par avance. Par exemple, avec l’ordinateur, l’édition de journaux qui semblait a bout de souffle, est repartie de plus belle. Et, curieusement, on vient de rééditer : « Avertissement aux écoliers et aux lycéens » de Raoul Vaneigem. Il y est question de l’école du désir, ce qui paraît bien incongru maintenant parce que la presque totalité des enseignants se contentent de fonctionner comme des fonctionnaires au détriment des enfants et des adolescents.
Cependant, j’ai cru sentir récemment un frémissement sur cette question du corporel à l’intérieur de l’ICEM. Alors j’apporte mon expérience.
Avant toute chose, je tiens à préciser que si j’emploie le mot gymnastique, c’est que la gymnastique peut être aussi intellectuelle. On voit qu’il s’agit bien de rester dans l’optique de Freinet qui prenait l’enfant dans sa globalité, dans sa complexité. Il ne s’agit plus d’essayer de le coiffer, au moment de « l’éducation physique », de la casquette qui convient et de le faire entrer dans le créneau ad hoc.
– Bon, bon, mais... pratiquement ?
J’y viens. Lors de deux récentes présentations de cette m.n, j’ai parlé de texte libre corporel et j’en ai présenté des exemples. J’ai marché avec un balai en équilibre sur le pied droit, j’ai jonglé de la main droite et de la main gauche avec un bout de bois ramassé sous les arbres, j’ai essayé d’attraper mon oreille gauche en passant ma main derrière mon dos, j’ai fait pivoter longuement une grande poubelle, j’ai retourné mes paupières supérieures... Tout ça, ce sont des textes libres corporels.
Prendre une fois la tête du peloton
Si je parle du retournement de mes paupières, c’est parce que je peux témoigner personnellement du rôle qu’a pu jouer cette « compétence », tout au long de mon enfance. J’étais plutôt de nature chétive (décalcification). Mais quand je sentais que j’allais être rejeté par un groupe et, même, risquer d’être traité en bouc émissaire, je retournais mes paupières. Et je me trouvais aussitôt réintégré : j’avais, quelque part, un pouvoir, une particularité que les autres n’avaient pas. À ce moment-là, à mon tour, je prenais la tête du peloton. Ce parapluie m’a servi pendant route mon école primaire. Et je l’ai légué à mes propres enfants qui, heureusement, n’en avaient pas aussi fondamentalement besoin.
Évidemment, on peut me dire que ça n’a rien à voir avec l’E.P.S. Mais ça concerne, au moins, l’éducation globale et la nécessaire rassurance de soi. De la même façon qu’il n’a plus suffi d’être bon en calcul et/ou en orthographe pour être reconnu à l’école, pour exister et valoir quelque chose, il ne suffit plus d’être bon footballeur pour être digne de considération.
Je l’ai bien vu à Aizenay quand des garçons et des filles ont présenté leurs premiers textes libres corporels : claquer fortement la langue, siffloter comme un rossignol, siffler comme un gendarme, rouler les « R », inventer un langage inconnu, dire des mots en ique, retourner sa paupière, faire bouger ses oreilles, tordre ses bras à l’envers, faire des bruits de bouche, faire un bruit de pet en plaçant sa main gauche sous son aisselle droite et en baissant brusquement le bras droit...
C’est cette dernière possibilité qui a permis à Daniel, enfant psychologiquement très fragile, de réintégrer le groupe et de participer, dans la détente, à un dialogue de bruits d’aisselle. Car, évidemment, on ne reste pas solitaire dans ses inventions. On peut travailler à deux, à trois, par demi-groupe, par groupe entier, etc. Mais on s’entraîne au dehors, à ses moments perdus. Et on ne présente que le résultat à la classe. Le temps de classe est beaucoup trop court pour qu’on puisse développer à fond les infinies possibilités des créations corporelles.
– Mais comment introduire ces « techniques corporées » dans la classe ?
Ouvrir des territoires de liberté
Si on a l’expérience du planning de lancement, les enfants seront immédiatement dans le coup. Sinon, dans un premier temps, on doit se soucier d’ouvrir en grand ce nouveau territoire de liberté. Une première séance peut être consacrée la marche. On invente une marche à un, le maître donnant un premier exemple (mais surtout pas un modèle), puis on passe à une marche à deux, à trois, en demi-groupe, en groupe.
La séance suivante concernera la course à un, à deux, etc. Puis on passera au saut, à la quadrupédie, à l’équilibrisme, au lever-porter, au lancer, à l’attaque défense… Mais, généralement, les enfants comprennent rapidement qu’ils peuvent tout explorer et ramener, chaque jour, au « quoi de neuf corporel », une de leurs dernières inventions individuelle ou collective.
On ne peut imaginer leur immense variété. Si j’avais eu un caméscope, j’aurais pu présenter des machines à plusieurs avec bruitage, des danses chinoises, des chorégraphies à quatre ou à vingt-cinq, des franchissements en ventral au-dessus de la corde oblique, des groupes de statues en équilibre, une des 78 façons de sauter à la corde, des jonglages particuliers, des rattrapages de balle, des portés comiques en dinosaure, des rythmes chantés ou dansés, des interprétations et des titrages de situations…
Pierrick, qui a repris l’idée, aurait pu filmer une longue recherche avec des cerceaux. Si cette idée s’actualise, elle va pouvoir rapidement se développer parce qu’on a maintenant les outils.
– Mais à quoi ça sert ? Est-ce que les enfants ne vont pas en profiter pour s’amuser ?
Ça peut servir à exister, à trouver sa place, à avoir un ou plusieurs domaines à soi. Et, comme en méthode naturelle de maths, à faire bénéficier le groupe des qualités de ses défauts. Car on peut être inventeur, développeur, contre-piediste, reproducteur, erronant, perfectionniste, imaginatif, aidant, associatif...
Donner la parole au langage corporel
Mais on peut aussi perfectionner des gestes et même acquérir des maîtrises qui peuvent se situer en dehors du corps musculaire.
Par exemple, pour entretenir le mouvement d’un cerceau sur le point de s’immobiliser sur le sol, il faut avoir le bon timing, observer son comportement, repérer des constantes, trouver des lois pour intervenir au bon moment afin de le relancer. Et c’est déjà du domaine de la science.
Dans les marches à plusieurs, il y a des décisions collectives à prendre, découvrir la nécessité d’un signal de départ, déterminer des trajectoires, se préoccuper des temps...
Mais à l’instar des autres langages, le langage corporel a aussi des fonctions diversifiées :
– la fonction d’expression,
– la fonction d’appel – pour susciter des réactions –
– la fonction phatique qui permet d’être bien ensemble, bien en phase, en dehors de toute autre préoccupation, etc.
Et il peut être lié aux autres langages, au chant, à la parole, à l’écriture, au dessin, à la mathématique...
À propos de cette dernière, je voudrais rapporter une anecdote. À la suite de je ne sais plus quelles circonstances, on en était arrivé à inventer des représentations des trajectoires effectuées sous le préau. Puis, à l’opposé, on s’était mis à dessiner sur le papier ce qui devait y être exécuté. On imagine aisément le bénéfice intellectuel que les enfants pouvaient en retirer.
Se méfier des exploitations didactiques
Mais j’avais commis l’erreur de communiquer notre expérience à un prof de CREPS. Et je m’aperçus avec surprise que, sous la direction des conseillers pédagogiques en EPS, toutes les classes de la région devaient, lors des séances de gym, représenter des parcours et en inventer sur le papier. Alors que, chez nous, ça n’avait été qu’un moment particulier.
Cela me fait penser à ce qui s’était passé en U.R.S.S. Le sauteur en longueur Ter Ovanessian était très critiqué parce qu’il ne sautait pas selon les techniques en vigueur dans ce pays.
Mais il continuait à n’en faire qu’à sa tête. Quand, avec 8m32, il battit le record du monde, tous les sauteurs d’U.R.S.S durent sauter selon Ovanessian ! Comme quoi, la scolastique est toujours prête à s’installer.
Un dernier mot : dans cette activité, nous sommes vraiment freinétistes parce que nous prenons l’enfant dans sa globalité. Nous nous inscrivons dans la complexité. Nous favorisons et respectons le développement dialectique des trajectoires des individus et des groupes.
– Stop ! Paul, suffit ! Nous allons passer à l’acte.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°87, Avril 1996