Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Petite analyse d’un fait nouveau : l’Art à l’école

(Nouveau surtout par son ampleur présente et future. Il s’agit plus exactement d’art enfantin.)

Pour qu’une analyse d’un fait aussi complexe soit utile, il faudrait qu’il soit abordé sous des angles divers ; je me bornerai simplement à considérer :

1) Le rôle de l’instituteur ;
2) Le comportement des enfants ;
3) La valeur des œuvres créées ;
4) L’aspect social ;
5) Les dangers et les perspectives d’avenir de l’Art à l’école.

L’INSTITUTEUR

– Pourquoi commencer par lui, alors qu’il n’est question que d’art enfantin ?
Tout simplement par ordre chronologique. En effet, qui est à l’origine de l’activité artistique des élèves, sinon le maître ? Son action est déterminante : y a-t-il un art à l’école possible sans que soient fournis aux enfants couleurs, pinceaux, place et temps ?
– Comment l’instituteur se décide-t-il à introduire cette technique dans son enseignement ?
Il a assisté à des expositions, participé à des stages, vu des albums ; il a lu des articles de revues ; il a bavardé avec des camarades et, peu à peu, est né en lui le sentiment qu’il doit se mettre encore un peu plus au service de ses enfants. (Cette notion de devoir, de responsabilité, est très courante dans le monde enseignant ; la conscience professionnelle y est très répandue. Une des grandes misères actuelles de l’enseignement n’est-elle pas la prise de conscience, par les éducateurs, de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’exercer vraiment leur fonction ?)
Mais, est-ce uniquement par devoir qu’on est maître d’« école artiste » ? Je ne le crois pas, au contraire ; des raisons d’ordre personnel peuvent, intervenir.

Première raison : l’art est un besoin humain.
– Il se manifeste dans toutes les maisons, même les plus pauvres. Laquelle n’a pas sa statue de vierge, fût-elle saint-sulpicienne, son bouquet de fleurs artificielles découpées dans du fer blanc, son brin de bruyère ou, simplement, sa pomme de pin recouverte de papier de chocolat.
– Lorsque l’instituteur prend contact avec l’art enfantin, il reçoit un choc. Quelle a été, jusqu’ici, sa nourriture artistique ? La France a la chance de posséder un certain nombre de chefs-d’œuvre, mais ces trésors sont inaccessibles. Le maître d’une école de campagne est un paria de la culture ; il est à l’écart de toute manifestation artistique ; il n’a rien à se mettre sous les yeux. Aussi, étant donné surtout que les œuvres enfantines peuvent avoir une certaine valeur intrinsèque, ne faut-il pas s’étonner de voir le pauvre affamé se jeter sur la moindre parcelle de nourriture.

Deuxième raison : l’art est un besoin psychologique.
Le signataire de ces lignes connaît une personne des environs de Paris, qui s’y rend à chaque week-end, et chaque fois qu’elle a une minute de libre. Elle court les musées, les expositions, les galeries d’art à longueur d’année. Qu’y cherche-t-elle ? Et qui cherche-t-elle ? Elle recherche le plaisir des yeux et le plaisir de l’esprit, c’est indéniable. Et ce plaisir s’accroît, s’aiguise, s’affine. Elle voit, elle revoit, elle apprécie, elle s’émeut au contact renouvelé des œuvres de maîtres. Mais, elle ne cherche pas que cela.
Au-delà des couleurs et des lignes (comme au-delà des sons et des mots, car elle est aussi avide de musique et de poésie que de peinture), elle cherche à atteindre l’être secret de l’artiste ; elle cherche à le connaître, à s’identifier à lui, à voir s’il est frère. Elle sait que le créateur de l’œuvre se sert des lignes, des couleurs parfois comme d’un masque mais, le plus souvent, comme d’un langage. Le choc des couleurs, des sons, des assonances, etc., est quelquefois infiniment plus perceptible par l’être humain que le langage des mots porteurs de significations.

Or, il n’y a pas, pour le maître d’une école de campagne ou de province, de possibilité de « fréquentation » d’un artiste, Paris est à 500 km : Paris où sont les musées, les concerts, les ballets, les poètes. Et, c’est par nécessité que le pédagogue – qui est aussi un être humain avec son besoin de communion, de compréhension, de fraternité, de partage (quelle souffrance éprouve celui qui est seul à entendre quelque chose de beau ! Pourquoi irait-on au concert malgré les disques et la radio, sinon pour partager ?) – se retourne vers les créateurs d’enfants.

L’âme adulte est infiniment plus riche que l’âme enfantine parce qu’elle a beaucoup éprouvé, mais elle est aussi plus difficile d’accès, plus secrète. L’adulte, si souvent blessé dans sa sensibilité, a fermé la porte d’accès à son être intime ou, du moins, il a échafaudé un labyrinthe si compliqué qu’il livre seulement passage à celui qui sait le mériter.

L’âme enfantine n’a pas cette complexité. Elle est, pour peu qu’on sache la solliciter, directement accessible. Elle est moins riche que l’âme adulte, certes, mais il est d’autre part plus facile « d’entrer en communication » avec plusieurs âmes d’enfants qu’avec une seule âme d’adulte. Et la somme des joies à éprouver dans le commerce des enfants n’est pas, au total, tellement négligeable.

Quelle est, en effet, l’essence du plaisir des adultes devant l’œuvre enfantine ? N’est-ce pas, outre le plaisir des yeux dû aux couleurs juxtaposées, souvent par hasard (surtout, au début), le plaisir de communier avec l’âme simple et naïve de l’enfant, la joie d’accéder à son être intime si peu secret.

Et, n’est-ce pas là l’origine du drame, du hiatus entre les œuvres des petits et celles des plus grands. Ces derniers n’ont pas toujours conservé leur fraîcheur originelle parce qu’elle s’est parfois flétrie au contact desséchant de la vie.

Je me pose la question :

« Est-il possible de faire vraiment démarrer une expérience d’art enfantin directement dans une grande classe ? » Cela doit exiger de l’instituteur un dévouement, un dépouillement, un don de soi total pour que l’enfant de 12 ans reprenne confiance. Le climat devra être bien favorable pour que cet enfant s’ouvre à nouveau après l’expérience amère de ses 6 dernières années de vie (surtout si l’on a utilisé la raillerie comme moyen pédagogique).

En conclusion, l’Art à l’école procure à l’instituteur un bonheur psychologique.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°5, édition culturelle, 10 novembre 1956, p.25-27