Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Tâtonnement expérimental ou méthode naturelle ?

La première mi-temps
Michel (7 ans et demi, CE1) a un but bien précis : il vient de s’apercevoir qu’il existe une faille entre le toit pyramidal du manège en carton qu’il a construit et le toit conique des manèges de la télé (Le manège enchanté) et de la fête foraine de Lannion. C’est d’ailleurs ce qui se trouve au départ de notre modèle théorique.

Michel marchait tranquillement sur une route sûre et quasiment définitive. Mais soudain, il s’aperçoit qu’il va lui falloir modifier sa conception, sa représentation initiale. Car c’est un cône et non une pyramide qu’il se doit de construire pour réaliser un vrai manège. Aussitôt surgit une gerbe d’hypothèses parmi lesquelles, par chance, il découvre une hypothèse prometteuse (hp).

Et le voici engagé dans une série de tâtonnements. La situation ne lui est guère favorable : se trouvant livré à lui-même, il ne pourra bénéficier que de la critique des faits. La critique des exemples n’interviendra pas parce qu’il est seul, avec moi, devant le magnétophone. Et il n’a, autour de lui, aucun exemple de comportement juste, aucun témoignage de réussite. Il ne dispose pas non plus de la critique de parole puisque je ne le conseille pas. Je me contente d’être le témoin de sa recherche.

Ce qu’il faut surtout comprendre, ce qu’il est absolument nécessaire de percevoir, c’est qu’il s’est fixé un point dans l’avenir : il a un but, il veut obtenir un résultat. Et tous ses essais vont tendre dans cette unique direction.

Mais lorsque la flèche atteint le but, lorsque l’enfant découvre la solution, immédiatement le tâtonnement expérimental s’arrête. La question de l’enfant était fortement ouverte. Il aspirait à une forte réponse qui l’aurait fermée de façon satisfaisante et même, si possible, de façon définitive. C’est ce qui se produit : il découvre le secret de la construction du cône.

Oui, mais maintenant, après cette première partie (pour ne pas dire cette première mi-temps), que va-t-il se passer ?

Après la découverte
Pour moi c’est clair, il va se produire une explosion d’ouvertures dans toutes les directions.

Car c’est spontanément, automatiquement même, que les enfants se mettent à jouer avec le nouvel objet, ou la nouvelle forme, le nouveau matériau, la nouvelle idée...

L’investigation des composantes
Là, ce n’est pas encore très clair pour moi. Cependant, il me semble qu’après plusieurs reprises de la construction pour une bonne assimilation, les enfants vont essayer d’en explorer, d’en analyser toutes les composantes. C’est un premier temps de travail-jeu, de jeu-travail. Un temps parfois très long d’exploration, d’expérimentation et de constatations :

« Tiens ! Le cône roule quand on le pousse. Mais il ne roule pas comme le cylindre, lui, il tourne en rond.
- Tiens ! Il est pointu.
- Ah, il a aussi une base : on peut le mettre debout. Regardez !
- C’est un objet en volume. Et on l’a construit à partir d’un disque à plat !
- Cône, c’est un drôle de nom !
- On peut mettre des choses dedans. »

Les applications ?
Après ce moment d’investigation des composantes, on va explorer les possibilités de ce nouvel objet : quelles utilisations pratiques peut-on en faire ? Il suffit, pour cela, d’utiliser la formule magique des scientifiques :
« Et si… ? »
« Et si on lui ajoute un petit tuyau, ça fait un entonnoir.
- Et si on crie dedans, ça fait un haut-parleur.
- Et si je le mets debout sur ma tête, ça fait un chapeau. Regardez les copains...
- Et si on met des frites dedans...
- Et si on met de la glace au chocolat... »

Et c’est une floraison d’idées que les enfants développent. Ils imaginent, construisent, fabriquent. Et, dans leur simplicité, certaines de leurs constructions constituent des modèles clairs, de nouveaux outils de compréhension du monde. Ils s’aperçoivent que la forme extraite du chaos environnant par Michel permet de saisir la structure interne de nombreux objets. Ils retrouvent le cône partout : dans les verres, les haut-parleurs, le diabolo, les filtres, le château d’eau, la toupie, le chapeau de clown, l’éclipse, les toits en poivrière, le chapeau chinois… Cette forme a été très utilisée, elle a trouvé beaucoup d’applications. Le lendemain, Philippe apporte à l’école le « chapeau chinois » que son frère a ramené de voyage. Un autre jour, c’est Daniel qui apporte une toupie...
« Et regardez Monsieur, là, il y a un cône dans l’œil magique du magnétophone ! »

L’hétérogénéité
Il convient de signaler qu’après la fermeture complète de la question de la construction du cône, l’explosion des ouvertures résulte de la diversité des pulsions, des tempéraments, des tendances à l’intérieur du groupe. Il y a les manuels, les fabricateurs, les expérimentateurs, les comiques, les fantaisistes, les inventifs, les théoriciens, les analyseurs...
Mais aussi bien (pour ne prendre qu’un exemple) les joueurs de mots. Je pense bien qu’au CE1 ils ne s’aviseront plus de chapeauter un grand cône d’un plus petit pour faire « i-cône ». Mais l’un d’eux pourra très bien imaginer de remplir le cône avec du riz (connerie hi ! hi ! hi !). Et puis un autre s’interrogera sur la présence des accents circonflexes de : « cône, c’est un drôle de nom ! »
Ceci pour souligner que ça explose dans toutes les directions : jeu, fantaisie, délire linguistique, physique, géométrie...

Reprise des tâtonnements
Mais voilà que les questions sérieuses pointent leur nez et, même, s’installent :

A : Combien faut-il de papier pour le construire ? (Quelle est son aire ?)
B : Combien de choses peut-on mettre dedans ? (Comment calcule-t-on son volume ?)
C : Pourquoi met-on des accents circonflexes ?
D : Pour faire le cône, Michel est parti d’un carton à plat (deux dimensions) et il en a fait une chose (trois dimensions). Est-ce qu’on ne pourrait pas faire le contraire ?

Dans A, B, C c’est très net : on place un nouveau point très précis dans l’avenir. Et on se situe à nouveau dans le tâtonnement expérimental pour tenter de fermer, si possible de façon définitive, les questions du calcul de l’aire et du volume du cône et celle de l’accent circonflexe.
Mais pour D, c’est l’expérimentation qui va se développer. Par exemple on va multiplier les expériences : on fait n’importe quel dessin sur la feuille et, en découpant et en pliant, on essaie d’en faire un volume. Cela donne des formes bizarres, des sculptures, des objets d’art. On est alors dans l’Art qui est toute liberté. Tout est possible, tout est ouvert, la créativité dévore l’espace.

Mais voilà qu’un réaliste pose la question de l’obtention d’une forme déjà connue :
« Quel dessin il faudrait d’abord faire sur le carton pour fabriquer un cube ? »

Et c’est reparti : on se replonge une fois de plus dans le tâtonnement expérimental !

Développements
Donc, ça respire : on aspire à l’oxygène de la réponse, on expire, on inspire, on expire...

Évidemment, le champ des expériences est largement ouvert parce que les acquis sont déjà multiples. On a déjà tâtonné dans cent domaines et abouti à différents degrés de maîtrise. Alors, au hasard ou volontairement, on effectue des rapprochements. Et puis ça repart... Pour plusieurs tours si on associe, par exemple, la composante pente circulaire du cône avec une ancienne expérience de la rotation d’une sphère (ballon, boule, balle, bille). On peut jouer longuement à faire tourner une bille dans un cône. Mais, très rapidement, l’intuition de la force centrifuge s’installe. Alors on va tâtonner pour essayer, sinon de la maîtriser, tout au moins pour en obtenir une connaissance suffisamment approchée.

Évidemment, on n’obtiendra pas immédiatement le niveau supérieur de la mise en équation. Mais cette prise de conscience de l’existence de la force centrifuge permettra déjà de mieux comprendre le relèvement des virages (route, voie, vélodrome), l’essorage (linge, salade), le dérapage, la fronde, le lancer du marteau... et à partir de là, si quelqu’un associe, par exemple, la composante dérapage avec l’usage du frein, il va s’engager dans la recherche de la maîtrise du dérapage contrôlé (vélo, voiture de rallye, etc.). C’est évidemment trop schématique :

Cela ne reflète qu’imparfaitement le foisonnement des idées et la diversité des champs. C’est vrai à tout niveau de recherche ou de création (littéraire, corporelle, technique...). Le moindre fait, le plus petit événement fourmille de composantes. Pour moi, ce qui était important en cette occurrence, c’était de soulever la question de la démarche par disjonction-conjonction (composition).
N’est-elle pas la réalité même ?

Le rôle du maître
L’exploitation est, à mon avis, la maladie infantile de la plupart des enseignants.
Si le maître a peur de ne pas faire le programme, s’il craint de ne pas assez profiter de toutes les circonstances pour traiter « à fond » les questions, il se précipite sur toute amorce d’idée. Et les choses ne peuvent plus se développer harmonieusement car il contraint alors les élèves à inspirer un oxygène qui n’a pas été désiré. Des mécanismes fragiles se trouvent brisés, des démarches se trouvent stoppées. Si on ne laisse jamais les enfants librement expirer, ils finissent par mourir à l’école parce qu’elle n’est plus pour eux un lieu de vie naturelle. Elle ne permet plus de réinventer et de construire collectivement la connaissance.

Il nous apparaît qu’il peut exister une cohérence de la pédagogie Freinet. À notre avis, comme le texte libre écrit (le texte libre musical, corporel, juridique, scientifique...), le texte libre mathématique doit avoir également droit de cité. Pour nous, il se trouve à la base de la méthode naturelle et à la source de tâtonnements expérimentaux infinis.

Mais de toute façon, nous sommes déjà persuadés qu’on se convaincra, un jour ou l’autre, de l’utilité et même de la nécessité de la méthode naturelle, car elle est conforme à la vie qui est alternance, « respiration ».

Paul Le Bohec

Texte paru dans le nouvel éducateur N°45, recherche, janvier 1993 p.9-12