Il faut permettre de beaucoup dessiner et se méfier de la couleur qui mange le trait !
Alors, sur fond noir, mes élèves ont commencé quelques dessins au crayon et ils les repassaient au pinceau chargé de couleur.
Aussitôt, une amélioration s’était produite. Les enfants, charmés par l’effet facile (trop !) des lignes de couleur sur le noir, se sont mis à fouiller leurs traits et leurs arabesques.
Des festons sont apparus, des dentelles sur le dos d’un gros insecte, des constructions précieuses sur les ailes d’un papillon extraordinaire. Parfois, il n’y avait que des lignes sans commencement ni fin ; ou des papillons blancs sur des fleurs impossibles. Cela jaillissait de partout…
Papillons ! Papillons ! C’était bien une métamorphose !
J’ai compris soudain qu’à partir de là, tout changeait. Que c’était la ligne et non la couleur qui allait déchirer la peau de la chrysalide. Où allions-nous ? Qu’importe puisque nous allions certainement quelque part…
Et puis, au congrès de Nantes, j’ai vu des peintures sur tissu et des dessins d’Alain-Gérard qui m’ont conquise. Ah ! congrès ! Milieu riche pour le tâtonnement, pour l’agrandissement, l’affinement du maître !
Alors, j’ai tenté d’introduire la peinture sur tissu dans ma classe. Très vite, nous nous sommes aperçues qu’il fallait dessiner uniquement par lignes pour éviter l’absorption du tissu qui devenait rapide quand les surfaces étaient trop importantes.
Autrefois, en trois traits, tout était fini. Maintenant, le même dessin tenait l’enfant en haleine pendant une demi-heure et même plus. J’avais enfin donné aux enfants la clé de la riche campagne où ils allaient pouvoir galoper librement.
Mais, puisqu’il y a tant de possibilités, pourquoi la classe va-t-elle dans telle ou telle direction et non dans telle autre ? Pourquoi ? C’est très simple, à cause de la « personnalité ».
La classe tout entière (maîtresse comprise) est comme une personne qui tâtonne. Elle est comme cette eau dont parle Freinet dans « Essai de Psychologie Sensible ». Quand elle se trouve bloquée au cours de sa descente vers la vallée, elle s’arrête, cherche une issue à tâtons. Et soudain, quand elle découvre la faille entre deux pierres, elle se précipite tout entière dans cette brèche.
Dans la classe, il en est de même. Une fillette entraîne soudain le reste de la troupe à sa suite. Comme les autres, elle cherchait sans trouver… Mais, par hasard, par une conformation particulière, par suite de quelque coordination musculaire heureuse, elle produit soudain quelque chose de différent, quelque chose d’autre ; et, aux yeux de la maîtresse, quelque chose de mieux. Aux yeux des enfants aussi et doublement. C’est vrai qu’une belle arabesque noire sur fond blanc c’est beau pour l’œil qui a toujours rêvé de pureté. Et lorsque l’outil (coloric usé dont on tire la mâche avec une pince), permet des tracés d’une régularité parfaite, on peut dire : C’est beau !
Mais aussi, même si la maîtresse ne s’exclame ni ne s’extasie (et ce serait étonnant qu’elle ne le fit à ce point), voilà que sa classe aussi devient « peintre ». La maîtresse n’en a peut-être pas pleine conscience, mais elle sent qu’une piste s’ouvre et elle offre tout ce qu’il faut pour favoriser l’essor.
Alors, parce qu’il y a une réussite, il y a une imitation.
Réfléchissons maintenant.
Voilà ce qu’a produit, sur une feuille blanche, un certain déplacement d’une main équipée d’un feutre (non, je me trompe, il y a longtemps que la main a intégré le feutre et il faut dire « le feutre » comme l’on dit : « l’auto roule en marche arrière » ou « le bulldozer démolit le talus » : le courant de vie se prolonge dans l’outil). Il s’agit d’assimiler la loi qui règle les rapports du feutre et de la feuille blanche. Et je me répète le mouvement… Et tu te répètes le mouvement… Et elle se répète le mouvement et nous…
« L’acte réussi appelle automatiquement sa répétition. » Et l’enfant-inventeur s’imite, il reprend inlassablement son thème. Mais comme jamais deux mouvements ne sont exactement semblables pour des raisons de points de départ différents, d’ampleur du geste, de pression sur le feutre, de quantité de peinture, jamais deux fois la même eau ne coule sous le même pont. Et ce sont de nouvelles découvertes : Le cercle des possibilités des manifestations de la dualité rectangle blanc – trait noir va s’agrandissant. L’enfant ne peut recommencer deux fois la même chose parce que sa volonté n’a pas à son service la maîtrise.
Mais il ne se soucie pas toujours de recommencement. Au contraire, ce sont souvent de nouvelles hypothèses : « Et si je fais ça, qu’est ce que ça va donner ? »
C’est une sorte de recherche scientifique. Il y a des dualités successives à faire disparaître : l’enfant d’une part, le complexe pinceau-peinture-feuille blanche d’autre part.
Et s’il y a tant de répétitions c’est pour arriver à la maîtrise, c’est-à-dire à la découverte de la loi, à son assimilation, à son intégration à l’individu.
Maintenant, il faut citer Malraux : (Les voix du silence.)
« En effet, avant toute relation avec les œuvres d’art, les enfants dessinent… Nous sentons pourtant que si l’enfant est souvent artiste, il n’est pas un artiste. Car son talent le possède et lui, ne le possède pas. Son activité est distincte de celle de l’artiste en ce que l’artiste entend ne rien perdre, ce que l’enfant ne cherche jamais. À la maîtrise, il substitue le miracle. Miracle facilité parce que son dessin ne s’adresse qu’à demi au spectateur. L’enfant qui peint pour lui-même ne tente pas de s’imposer. Il est d’avance hors de l’histoire, si notre goût de ses dessins et de ses aquarelles ne l’est pas. Mais de même que nous finissons par appeler gothique, non seulement le style des œuvres gothiques, mais encore l’ensemble de ces œuvres ressenti comme obscurément vivant, de même l’art des enfants devient pour nous un style semblable à l’œuvre d’un artiste instinctif qui s’appellera l’enfance. »
« … La séduction des œuvres d’enfant est vive parce que, dans les meilleures d’entre elles comme dans l’art, le monde perd son poids. Or, l’art n’est pas rêves mais possession de rêves. Si bien que, lorsque l’enfant rencontre la résistance du réel, son expression s’évanouit avec son irresponsabilité. La séduction des images enfantines venait de ce qu’elles étaient étrangères à la volonté ; l’intrusion de celle-ci les détruit. On peut tout attendre de l’art des enfants, sauf conscience. On passe de leurs images à la peinture adulte comme de leurs métaphores à Baudelaire. Leur art meurt avec leur enfance. »
Malraux a peut-être raison mais de quel enfant parle-t-il ? De l’enfant de moins de 6 ans ? Il ne sait pas que, maintenant, il existe un enfant nouveau qui peut dessiner beaucoup chaque jour, et cela pendant 6 années, 7 années, 10 années même.
Est-ce que le problème de l’art enfantin ne change pas tout à coup ? Est-ce que certains enfants qui sont très « perméables à l’expérience » graphique, picturale, ne franchissent pas le passage difficile pour accéder, par la maîtrise de leur art, à la volonté de création ?
Et maintenant, avec la multiplication des expériences, n’est-ce pas vrai aussi de quantités d’autres enfants ?
Ce n’est pas tout : La classe aussi tâtonne dans la même direction. « L’acte réussi par d’autres entraîne les mêmes répétitions automatiques lorsqu’il s’inscrit dans le processus fonctionnel de l’individu. »
Le secteur arabesque qui vient de se révéler est à explorer entièrement. Et toute la troupe s’emploie à élargir le sentier ouvert par le pionnier.
Mais chacun tâtonne à sa manière, avec ses caractéristiques personnelles : des muscles de plus ou moins grande tonicité, des possibilités de plus ou moins grande décontraction, des habitudes de pression, une position particulière sur le siège, etc., en fait tout un ensemble de facteurs dont la résultante est quelque chose d’unique.
Cela provoque naturellement de nouvelles découvertes et des secteurs voisins de l’arabesque se trouvent ainsi investis sans que l’on y prenne garde.
À ce moment-là, il y a un certain style de classe puisque dans l’infini des possibilités de création artistique, la classe a débouché dans ce champ ; et avant toute chose, elle a envie d’en faire un peu le tour.
Bien vite, la fièvre de connaissance est si grande et la pression est telle que la maîtresse qui doit tenir compte des contingences doit s’arc-bouter contre la porte pour contenir la marée du dessin et l’empêcher de tout submerger…
Paul et Jeannette Le Bohec
Article paru dans Art Enfantin n°41, sept oct nov 1967