Freinet avait donné à son mouvement le nom d’École Moderne. Pourquoi ? Parce qu’il voulait signifier que sa pédagogie était toujours à l’heure de l’époque, qu’elle tenait compte des variations du milieu et s’adaptait pour jouer son rôle qui consiste à préparer les enfants à la société future, lorsqu’ils seront adultes.
Sommes-nous toujours bien fidèles à cette pédagogie Freinet ? Sommes-nous suffisamment à l’écoute du monde pour adapter immédiatement notre pédagogie à ses moindres variations ?
Personnellement, non seulement je suis effrayé de mes propres insuffisances, mais je crois pouvoir affirmer que l’on court encore sous bâbord alors qu’il faudrait avoir viré de bord depuis un bon moment. Je pourrais presque préciser cet instant : autour des années 60-63.
Qu’est-ce qu’éduquer ? Pour nous, c’est favoriser le déroulement harmonieux de la trajectoire de chaque enfant à l’intersection de deux milieux : le milieu de nature et le milieu humain. Mais ces milieux eux-mêmes sont en cours d’évolution. Ils suivent aussi leurs trajectoires propres, et elles prennent maintenant une telle accélération qu’on est obligé de se poser de grandes questions. En particulier, celle-ci : « À quoi, maintenant, l’école doit-elle servir ? »
Si j’ai parlé de 60-63 c’est parce que, à cette date, la télévision s’est introduite dans la majorité des foyers français. Vous pensez bien que je ne veux pas faire ici un bilan de ce que peut apporter la télévision. Mais je puis vous proposer de petites réflexions.
Autrefois, l’école était la seule source d’information. Maintenant, chaque minute du petit écran apporte son contingent d’images : volcans, industries, inondations, lune, gens de toutes les couleurs, paysages de tous les horizons, iguanes, dragons et même iguanodons. À quoi bon insister d’ailleurs : tout le monde sait bien maintenant que l’école parallèle (télé, ciné, radio, illustrés, journaux) remplit parfaitement sa fonction... sans l’éducateur !
Il faut donc effectuer la mutation de l’école, qui ne doit plus être uniquement l’école des connaissances, mais d’abord une école de formation d’esprit, d’éducation.
Reparlons de trajectoires. Au train où vont les choses, où en seront la nature et la société en 1980 ? L’avenir est vraiment indéfinissable. On ne peut plus dire en toute sécurité : « Conduis-toi comme ceci ou comme cela et tu auras une belle situation. Toi, mon petit, tu feras math-spé et tu iras à Polytechnique. » Quelles seront les situations ? Quel sera le rôle d’un langage écrit ?
Ne nous affolons pas. Nous ne sommes pas du tout sûrs qu’il n’y aura plus d’orthographe, d’Académie Française et de Polytechnique. Il faut tout de même encore y penser. Mais il faut surtout penser que mille et mille choses deviennent possibles maintenant pour tout le monde et qu’elles ne sont plus réservées à quelques privilégiés.
Ouvrons les yeux. Moi, Guérin me les a ouverts au cours de ses stages. Maintenant, je sais voir le monde sonore. Il existe, il est varié, il est multiple, il est riche à l’infini. Et infinies également sont les combinaisons visuel musique, visuel parlé, visuel chanté, visuel audio, etc.
Il faut ouvrir ces mondes aux enfants. Il faut leur donner des clés. Ils ont tout à y découvrir. Ils ont peut-être à y faire leur miel, à y trouver leur pain et leur bonheur quotidiens. Grâce à elles, ils peuvent prendre la tête du peloton : c’est par le sonore et l’oral qu’ils passeront peut-être pour aller jusqu’au bout d’eux-mêmes.
Le monde a changé : de nouveaux matériaux sont apparus sur le marché. Et comme pour chaque matériau qui se trouve en sa possession, l’homme peut en tirer un triple parti.
Ces matériaux nouveaux (l’image animée ou fixe, l’oral et le sonore) peuvent servir de base à des recherches, des investigations d’ordre scientifique. Et déjà, cela suffirait à ouvrir très grand le champ des possibilités.
Mais ces matériaux peuvent surtout servir à la communication. Et justement, il semble, en l’occurrence, qu’ils sont particulièrement appelés à rendre de grands services dans ce domaine : langage parlé, langues étrangères, correspondance par bandes, téléphone, radio-télé, théâtre, poésie. Enfin, ces matériaux peuvent servir de support à une projection psychologique et, en libérant les êtres, permettre un accrochage des connaissances par le biais de l’affectivité.
Dans ce domaine, il y a toutes les créations parlées, le théâtre, les dialogues, la musique, la poésie parlée, le chant, les complaintes, les psalmodies, les litanies qui bercent et favorisent l’affleurement de l’inconscient. Et toutes les combinaisons de ces diverses catégories de l’expression profonde de soi. Et leurs possibilités de s’agglomérer à la danse, à la marche, etc. Et aussi les échanges de bandes magnétiques et les B.T. Sonores (connaissance et affectivité).
Être éducateur, c’est ouvrir les yeux sur le monde. C’est le suivre quand ce n’est pas le précéder. C’est s’emparer de tous les moyens techniques de l’expression libre, c’est favoriser la communication, les échanges pour établir des relations, des correspondances. C’est organiser le travail dans tous les domaines. C’est permettre l’accès à tous les aspects, même contradictoires de la pensée des hommes. C’est favoriser partout la création pour permettre les compensations et -les sublimations.
Le monde audiovisuel doit être aussi le monde de la Pédagogie Freinet. Il nous faut être à l’heure. Il nous faut préparer l’avenir.
Paul Le Bohec
Article paru dans le dossier pédagogique de l’éducateur n°30-31, cinéma et télévision,
supplément au n°6 du 1er mars 1968, p.9-11