Le moment semble maintenant venu d’aborder le problème de la lecture des symboles pour une meilleure connaissance de l’enfant.
Deux raizons (1) semblent justifier cette nouvelle interrogation :
– Dans notre société, l’angoisse des adultes a augmenté dans des proportions considérables. Et, de ce fait, les parents chargent davantage leurs enfants alors que l’angoisse habituelle, propre à l’enfance, suffisait déjà amplement – sans parler de l’angoisse supplémentaire apportée par la télé. Et cela dans un monde où les recours-barrières traditionnels ne peuvent guère plus jouer. Aussi, les difficultés psychologiques apparaissent-elles plus fréquemment dans les classes. Et même dans les classes d’enfants dits normaux.
– En face de cette situation nouvelle, il y a un fait que nous pouvons maintenant prendre en considération. En effet, très nombreux sont maintenant les camarades qui pratiquent l’expression libre libre. Et, à cauze de cela, nous avons maintenant à notre dispozition une masse assez considérable d’expériences et de documents. Le moment paraît donc venu de tirer un parti pratique de cette documentation.
Certes, il a toujours paru vain, à cauze de la polysémie des mots, de créer un dictionnaire de symboles. Mais ce n’est peut-être vrai qu’au niveau adulte. Car les malices des enfants sont beaucoup plus couzues de fil blanc. Et ils sont beaucoup plus lizibles.
Là où un symbole adulte peut être interprété de cent façons différentes, un symbole enfantin ne pourra l’être que de trois ou quatre façons seulement. Cela tient au fait que l’enfant a vécu plus linéairement et qu’il n’en est encore qu’au début de son tâtonnement de symbolization.
Réciproquement, une même situation – par exemple : sentiment de faiblesse – jalouzie du petit frère – ne connaîtra que trois ou quatre transcriptions symboliques. D’autant plus qu’avec la télé, les enfants ont maintenant une « culture » commune. Nous lançons donc l’idée d’un recensement des symboles et des situations possibles afin que nous soyons mieux aidés dans notre tâche d’éducateurs.
Il faut dire que nous sommes souvent confrontés à nos seuls et maigres savoirs quand des cas difficiles surgissent soudainement dans nos classes, autrefois si calmes, si tranquilles.
Que de fois l’on ne se dit :
– Ah ! si je savais par quel bout prendre cet enfant. Si, au moins, je savais ce qui est à l’origine de son comportement. Car, il doit bien y avoir une raizon !
Et je ne parle pas que pour moi, mais aussi pour Renée, Roger, Janine, Pierre, Michel... qui n’avaient jamais eu jusqu’à prézent à se pozer de telles questions.
Sans parler encore de comportement thérapeutique du maître, nous pouvons ensemble améliorer nos diagnostics. Ce ne serait déjà pas si mal.
Il n’est pas question, évidemment, que nous devenions essentiellement des psychothérapeutes. Et il ne saurait être question de jouer, à tout bout de champ au diagnostiqueur. D’ailleurs, notre tâche d’éducation requiert de nous tant d’autres prézences que nous serions heureux de ne pas avoir celle-là à assumer, pour laquelle nous sommes si mal préparés. Mais quand le problème se poze véritablement et qu’il est impossible d’y échapper, il serait bon que nous soyons moins démunis.
C’est d’abord à nous de nous aider. Et personne ne peut le faire pour nous et comme nous. En effet, c’est nous qui sommes toujours les plus au fait des circonstances de la création enfantine. Nous connaissons souvent les familles et les événements mondiaux, locaux, familiaux. Et comme nous sommes directement « intéressés » nous devrions être des chevaux qui ont soif.
Nous voici donc avec une nouvelle œuvre à entreprendre. Nous devrions nous attacher d’abord et essentiellement à une pratique avant de songer à la théorization qui devrait suivre. (Autre sujet de recherche possible pour l’an prochain : « Rôle de la destruction symbolique, naturelle ou provoquée »).
Réaction de Barré
Je pense qu’il est utile de savoir lire les symboles comme il est utile de savoir parler et sentir math, linguistique, etc. Mais je suis méfiant par rapport aux trucs que certains risquent de voir et je suis très réticent par rapport aux interprétations qui ne s’appuient pas sur une observation attentive et continue de l’enfant (ce que tu fais, toi). Surtout je crains les interprétations lues tout haut devant l’enfant qui doit apprendre à se lire lui-même. En ce sens, je crois à la thérapeutique rogérienne.
J’ai cité dans « Aspects thérapeutiques » (2) un cas de réaction à l’interprétation, p. 61. Personnellement, j’ai souvent eu la quasi certitude d’une interprétation mais c’est seulement lorsque j’ai agi comme si j’ignorais que j’ai le mieux aidé l’enfant. Il arrive d’ailleurs qu’on soit obligé de revenir sur une interprétation erronée. En fait, tout s’interpénètre : la vie réelle, la vie symbolique, la vie fictive (où l’esthétique domine parfois) et les incidences de l’actualité. L’expression libre est un brassage de tout cela.
Certains textes sont un cri qui ne peut tromper (Aspects thérapeutiques p. 57), mais dans d’autres, quelle est la part personnelle ? (p. 60).
À mon avis plus qu’une sorte de « dictionnaire » de symboles que certains pourraient utiliser comme des trucs, il faudrait multiplier les monographies détaillées. C’est ce qui fait la valeur de Rémi (3). Mais j’aimerais que tu répondes à ça aussi dans ton article.
La réaction de Barré me fait me pozer des questions. Et, en particulier, celle de la responsabilité. Il sait que je m’entoure toujours de beaucoup de précautions, que je suis prudent, pour ne pas dire timoré. Et il pense qu’il faut y regarder à deux fois avant de lancer des idées qui peuvent se révéler dangereuzes.
Mon expérience personnelle m’oblige à examiner sérieuzement son objection. En effet, pour le planning aussi, Freinet m’avait mis en garde. Avec raizon d’ailleurs car j’avais pu voir en quel instrument d’oppression, cet outil de libération avait été transformé par certains camarades.
Mais il en a toujours été ainsi. Dès le début, Freinet avait dénoncé les détournements d’outils (imprimerie pour les récitations, les billets de sortie, etc.) Mais, en cette occurrence, il est vrai que le danger est beaucoup plus grand. Incontestablement, on peut faire des dégâts et jouer aux apprentis sorciers. Si nous perfectionnons nos moyens de connaissance, nous risquons de multiplier nos pouvoirs. Et les maîtriserons-nous suffisamment pour être assurés de n’agir que pozitivement ? Ne vaudrait-il pas mieux se contenter de l’action-thérapeutique-sans-le-savoir que permet la pratique de la pédagogie Freinet ? Pourtant ! Quand on peut savoir ! Quand on peut toucher du doigt ! Un homme averti n’en vaut-il pas deux ?
Au mouvement, on a toujours parlé de connaissance de l’enfant. Mais la connaissance fondamentale de l’enfant, n’est-ce pas celle qui se fonde sur ce qui lui fait tellement problème que son comportement tout entier en est obéré ?
« Nous croyons cependant fermement après vingt années d’expérience quotidienne et de réflexion, que la connaissance de l’enfant ne peut être fondée que sur la reconstruction psychanalytique et l’observation directe... L’observation directe ne saurait d’ailleurs négliger la richesse de ce que peuvent nous apprendre le comportement, et le langage qui le décrit, chez les adultes comme chez les enfants. Le monde tragique et poétique des fantasmes des enfants et de leurs parents est sans aucun doute un mode de connaissance qu’il est impossible d’ignorer. » Docteur Lebovici
« On ne sait pas comment on agit », dit Maud Mannoni.
C’est vrai qu’on ne sait pas ce que l’on est, même pour soi. Alors, pour les autres !
Ajoutons que dans ce que je propoze, il n’est question que des révélations offertes par le texte écrit. Et dans la pédagogie de totalité qui est la nôtre, il faut voir l’enfant dans sa totalité. Et on ne saurait vraiment savoir que par recoupements et pas seulement par l’écrit.
Cependant en face d’une phrase de Lacan :
« Le scandale intolérable au temps où la sexualité freudienne n’était pas encore sainte, c’est qu’elle fût si “intellectuelle”. »
je voudrais pouvoir écrire :
« Ce qui me fait scandale, c’est que la pédagogie Freinet ne fût pas, aussi, intellectuelle. »
On connaît mon dézéquilibre dans cette direction. Sans doute, ai-je tort d’accorder tant d’importance aux mots des langages écrit, parlé, chanté... Mais s’ils avaient réellement tant d’importance ? S’ils avaient plus d’importance ?
Je sais bien que si l’on pratiquait vraiment la pédagogie Freinet, c’est-à-dire tout au long du jour, la question ne se pozerait pas. Mais nous avons les enfants seulement six heures par jour. Et si nous voulons les aider, il faut bien nous servir de leurs révélations.
Que conclure ? Je ne sais. Chacun sait pour lui-même ce qui fait sa peur des mots, ou son plaizir. Mais si l’on décide de ne pas intervenir, acceptons au moins d’entamer nos peurs pour ouvrir plus grand le champ de la liberté de l’expression. Si on ne joue pas le jeu de l’expression libre – tout au moins dans la classe car, dit Charles Baudouin, « on ne laisse pas impunément courir les rêves des enfants sur la place publique » –, on ferme des possibilités de sublimation importantes, pour ne pas dire capitales. On ne permet pas « d’épuizer les complexes ». Et l’on peut risquer, à cauze de cela, de faire manquer des vies d’hommes. Cela aussi poze problème car on est responsable pour les dégâts que l’on peut commettre. Et l’on est responsable aussi pour les rééquilibres que l’on ne favorise pas. Et puis le problème de la sublimation n’est pas encore bien élucidé par la psychanalyze (Laplanche et Pontalis). Nous avons peut-être quelque choze à y apporter.
En définitive, il appartient peut-être aux camarades les plus responsables (mais qui jaugera les responsabilités ?) de faire ce qui est maintenant possible, ce que personne n’a encore fait et que nous devons peut-être maintenant réalizer.
La connaissance de l’enfant, faut-il être contre ?
L’expression libre, faut-il être contre ?
Et nous, quels agents de répression sommes-nous ?
Est-ce que nous ne sommes pas toujours trop contre ?
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°1, connaissance de l’enfant, 15 septembre 1970, p.7-10
(1) Poursuivant sa critique du racisme orthographique (voir l'article Antiracisme culturel, juillet 70), Paul Le Bohec introduit volontairement dans ses textes des modifications progressives de l’écriture des mots.
(2) Documents de l'ICEM pédagogie Freinet n°5, Aspects thérapeutiques de la pédagogie Freinet, C.Berteloot et M.Barré
(3) Documents de l'ICEM pédagogie Freinet n°1 à 3, Rémi à la conquête du langage écrit, Paul Le Bohec