Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Remodeler sa politique du plaisir

Dans ce stage d’« Échange d’animations » de la fin d’août, à Saint-Malo, nous étions treize. Quel bonheur d’être ces treize-là, si divers, si différents : un formateur d’architectes – une enseignante école ouverte – une thérapeute de psychotiques – une analyste bio-énergique – une « théâtre de l’opprimé » – une « café-théâtre » – un formateur Éducation Surveillée – un énergéticien de la voix – un prof de toutes gyms et sports – un formateur d’enseignants et un écrivain collectif. Tous des gens qui avaient animé et qui avaient donc eu l’occasion de recevoir des coups. Et s’ils venaient là, c’était pour en recevoir d’autres car, n’étant plus de verre, ils éprouvaient le besoin de se faire à nouveau retremper leur acier.

Certes, on pourrait nous dire :
– Ça s’est bien passé parce que chacun a d’autant plus facilement accepté de se laisser animer qu’il était certain d’avoir, à son tour, l’occasion de jouir du pouvoir que lui conférait son savoir particulier.
Peut-être. Mais il y a eu bien plus que cela. Non seulement, grâce à la compétence des autres... et à notre disponibilité, nous avons été parfaitement introduits à des domaines que nous ignorions, mais nous avons accédé à d’autres prises de conscience que celles de : l’espace – la chaleur – la voix – l’objet – la mixité calme – le son – le rythme – l’observation – l’énergie de la parole... Et nous avons tout particulièrement perçu le déplacement ancien ou récent du lieu de notre plaisir. Tel qui avait connu une surabondance de gloire sportive en avait perçu les nuisances et s’ingéniait à en contenir les méfaits : c’était ça, sa découverte du moment. Tel autre qui n’avait vécu que pour la domination institutionnalisée de son savoir se réjouissait maintenant de voir ses élèves ou ses animés s’emparer du pouvoir. D’autres les voyaient avec ravissement s’organiser en dehors d’eux ; comme s’ils aspiraient à être de moins en moins indispensables, à ne plus être qu’un recours potentiel. D’autres vibraient au développement des êtres, à leurs conquêtes personnelles, à leur découverte des plaisirs...

Mais comment peut-on se réjouir ainsi de ce qui nous dépossède, de ce qui tend à nous annihiler ? Tout simplement parce qu’une nouvelle graine a germé en nous : celle du « plaisir du politique ». Maintenant, on est plus serein, on ne s’accroche plus à ses anciennes sources de jouissance, on se laisse moins manipuler de l’intérieur. Mais si on n’avait pas découvert ce nouveau territoire, on serait resté tout entier dans nos anciens conditionnements.

Ce stage nous a placés ou confortés dans cette bonne direction. Mais il est évident qu’il faudra renouveler l’expérience. Cependant, nous sentons que nous sommes en marche, que nous avons brisé notre inertie. Aussi, nous avons dit en riant : « Voilà la tâche historique de ce groupe : communiquer notre ébranlement à ceux qui pourraient être sensibles à nos propositions. »

Évidemment, ailleurs, d’autres se sont également mis en marche. La jonction pourrait se faire. Et nous ne serions pas nécessairement les seuls tracteurs-tractés, les seuls donneurs-receveurs de coups. Nous prendrions aussi du plaisir à suivre.

Mais, sérieusement, est-ce que l’époque n’exige pas des changements à tous les niveaux ? Et, pour commencer, au niveau des mentalités ? Une des plus grandes urgences n’est-elle pas que les enseignants changent ? Mais on peut être tranquille : rien ne se fera tant qu’ils seront condamnés à s’accrocher à leurs mêmes plaisirs, comme des berniques sur leur rocher. Ils s’y agripperont avec d’autant plus d’angoisse et même de désespoir qu’ils auront conscience qu’il pourrait exister d’autres chemins de vivre. Mais comment faire pour qu’ils découvrent, en douceur, un plaisir supérieur de substitution ?

Dans ce stage, nous étions une bonne moitié d’enseignants freinétistes et une totalité de formateurs à un titre ou à un autre. Nous avons pensé que c’était aussi à nos « animés » que nous avions à faire découvrir des sources de joies nouvelles, non encore inscrites au catalogue des plaisirs que tolérait l’ancienne société. Et à créer le climat favorable à la découverte de leurs sources propres de joie.

Le monde a pris un tournant. Où est notre place ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°10, 15 mars 1983, p.14