Je crois qu'il est urgent de préciser clairement nos positions au sujet de l’attitude éducative du maître. Car des idées se sont installées que l'on porte souvent à notre crédit, alors qu’elles ne nous appartiennent en aucune façon. Je sais qu'il ne pouvait guère en être autrement et que c'est dans la logique des choses. Mais l'affaire prend un tel tour qu'il nous faut absolument intervenir.
Car, brusquement, le monde s'est aperçu que pendant des siècles, les éducateurs avaient été directifs. Et on a soudain basculé complètement : on est passé de la directivité à son opposé : la non-directivité, avec autant d'exagération. Et il s'est trouvé qu'en fait, au lieu d’offrir la liberté, on a abandonné l’enfant dans ses liens.
Mais, il est étrange de voir comment ceci est difficile à percevoir.
Au niveau des jeunes en particulier qui sont épris d'absolu et ne jugent guère qu'en fonction du « tout ou rien ». Leur étonnement est grand quand ils s’aperçoivent que ce n'est pas si simple. Que dans le domaine de l'éducation, on ne sait pas tout, tout de suite. Et qu’il faut acquérir de l'expérience.
Il faut dire que c'est beaucoup plus exaltant, plus héroïque de « jouer la liberté » sans concession, sans timidité, sans crainte ni sans frayeur. « Nous, nous n'avons pas peur d'aller jusqu’au bout. »
En fait, une telle façon de voir pourrait masquer, sous de grands airs avant-gardistes, une attitude de laisser faire, de laisser aller, d'abandon, d'irresponsabilité, pour ne pas dire d’incompétence et même parfois de fainéantise.
Je sais bien quel usage on pourrait faire de ces propos. De toute façon il y a toujours risque de récupération, de détournement. Mais pour la santé du mouvement, ne faut-il pas que les choses soient toujours dites.
Prenons l'exemple de l'art enfantin. Tant de bons camarades et même très anciens, très expérimentés et parfaitement à l’aise dans des secteurs difficiles se rendent parfaitement compte qu'ils ne « réussissent » pas dans ce domaine pourtant fondamental.
Ils ont pris, au pied de la lettre, la parole de mai : « Il est interdit d'interdire. » Et ils ne s’aperçoivent pas que leur échec est dû à une mauvaise perception des choses.
Ils se sont dit, eux aussi : « L'expression libre, c'est facile : on laisse les enfants libres. »
Eh ! bien, non. À mon avis, si on laisse les enfants, on les abandonne, on ne les laisse pas libres. Car, au départ, les enfants ne sont pas libres, ils sont conditionnés. Si on les laisse aller, on les abandonne dans le courant de leurs conditionnements. Si on veut les en sortir, il faut agir, il faut prendre résolument la décision d'interrompre le cours des choses. De ces choses qui ont toujours été imposées, subies. Et jamais décidées.
Évidemment, c'est difficile à accepter, à cause des mots « généreux » que nous avons dans la tête et qui claquent comme des drapeaux. - Et puis n'est-ce pas prendre une terrible responsabilité ? A-t- on le droit d’intervenir ? Et la liberté ?
Pour moi, la question est claire, j’ai le devoir d'intervenir (D'ailleurs, la non-intervention est aussi un choix). Dans la limite de mes possibilités, je ne veux pas laisser les enfants, ou les jeunes gens, ou même les adultes dans l'ignorance du monde de leurs libertés. J’essaie de les y mettre. Après quoi, ils choisissent.
Je n'ai jamais pu accepter que pour des raisons de timidité, pour des impressions superficielles et fausses, par entêtement stupide et injustifié on puisse refuser de mettre un pied dans des terres qui sont peut-être merveilleuses. Je refuse qu'on refuse avant d’avoir goûté. C'est-à-dire en vraie connaissance de cause.
Combien de fois n'avons-nous pas vu des enfants – et des adultes – s’emparer à bras le corps d'un langage ou d’une technique qu'ils avaient commencé par refuser. Si je ne les avais pas aidés à faire les cinq premiers pas, ils n’auraient jamais su. Cela peut-on l’accepter ?
N'allez pas dire que je prétends savoir pour eux ce qui leur convient. Je sais seulement que cela leur convient peut-être. Je ne les contrains pas. Je me contente seulement de les mettre en situation de goûter vraiment à la chose. S'ils y renoncent après y avoir vraiment goûté, je n'insiste pas. C'est que cela ne leur convient pas. Alors, à ce moment seulement, je les « laisse » libres.
C'est là que l'on retrouve cette notion si paradoxale de forçage de la liberté. Mais avant que vous ne prononciez des condamnations définitives, intéressons-nous aux résultats. Tenez, dans le couloir à côté de la chambre où j'écris, il y a une exposition. Et en particulier une série de peintures dites libres. Ce n’est pas horrible. C'est acceptable. On sent une toute petite liberté d'expression. Mais les arbres y sont marron, le ciel bleu, l'herbe verte. Et les oiseaux ont deux ailes parce qu'il faut qu'ils ressemblent à des oiseaux. Et les nids des oiseaux sont bien blottis en rond, comme il faut, à l'angle d'une branche fourchue.
À quelques pas de là, des dessins libres libres. Quelle différence ! Ce qui frappe instantanément c'est la variété des couleurs, des nuances, des formes, des sujets, des techniques, des genres... On sent que les enfants ont accédé à leur vraie liberté. Tout est bien comme il leur faut. Aussi quand les étudiants réagissent à nos propos sur le dessèchement de la non-directivité, nous leur disons : Venez voir.
Et ils sentent bien que si, au début, on n'avait pas interdit la gomme, la règle, la copie, le décalcage, les cowboys, les horribles Walt Disney, on n’aurait pu faire lever cette marée de créations. Et elles sont si diversifiées que l'on sent bien que chaque enfant a pu trouver librement son propre chemin.
Alors, n'est-ce pas clair : il faut prendre le second virage. On a dans un premier temps nié l'extrémisme de la directivité. Il faut maintenant nier l'extrémisme de la non-directivité pour se retrouver au lieu de la négation de la négation, vers le centre. (Il ne s’agit évidemment pas d'un juste milieu rigide et définitif, mais d'un juste milieu qui bouge parce que les circonstances changent continuellement.)
Eh ! oui : elle reste toujours difficile à prendre juste, la part du maître.
Elle n'est pas à situer au niveau du maître, mais au niveau des enfants et des groupes qu'ils constituent. Autrement, ce serait trop simple s'il suffisait d’appliquer à tous le même traitement. Alors que chaque enfant est le résultat spécifique des avatars de son enfance.
Tenez, je vais vous parler de Philippe (8 ans).
C'est un garçon avec qui j'ai été sec pendant une bonne moitié de l'année. Comme je connaissais la famille, je savais qu'il avait besoin, pour son développement, de s'appuyer sur des obstacles. Il ne m'en voulait pas, au contraire même. Et comme il était intelligent, il arriva parfaitement à comprendre que je ne pouvais le laisser écraser les autres. Puisqu'il fallait absolument qu'il domine, il ne pouvait s'en sortir que de deux façons. Ou bien, il investissait toute son énergie à rabaisser les autres en les ridiculisant en toute occasion (ce pourquoi, il avait déjà une habileté extrême), ou bien, il essayait de monter par lui-même. Ce qu'il réussit parfaitement à cause de son courage, de son opiniâtreté, et aussi à cause de mon aide... et de ma vigilance.
Si j'avais, sous prétexte de non-directivité, laissé le groupe-classe à l'abandon, non seulement j'aurais laissé pour toute chose chacun dans le grabat de ses conditionnements, mais j'aurais permis aux forts d’écraser sans pitié et négativement les faibles. Il faut pouvoir consolider les forts en leur permettant de se rassurer sur eux-mêmes. Mais il faut aussi que les faibles puissent commencer à se construire, petitement, miette à miette, dans la tendresse extrême d'un environnement.
Voilà pourquoi je suis résolument pour l’intervention, l'intervention multiforme qui permet à chacun de se sentir autorisé à lever la tête et à faire l’apprentissage de la liberté qui lui fera trouver ses propres chemins de compensation, de réalisation et de sublimation.
Évidemment, pour le maître c'est comme la peinture à l'huile. C'est plus difficile mais c'est bien plus beau que la peinture à l'eau.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°1, 15 septembre 1972, p.3-4
Texte paru dans Les dossiers pédagogiques de l’éducateur n°139-140, La part aidante du maître, éducateur n°10, 10 mars 1980, p.2-3