Voilà, à peu près quatre ou cinq années que, dans la région Ouest, nous nous livrons à des expériences de création adulte.
Pourquoi ? Parce que cela fait partie des moments heureux du stage. Parce que nous avons compris qu’un maître plus libre libère plus. Parce que nous pensons que si le maître n’a pas goûté aux langages, il ne peut les offrir aux enfants. Il risque de ne pouvoir communiquer que son absence ou son refus.
Ses années d’études ne lui ont généralement presque rien apporté. Et là où quelque chose aurait pu se passer, il a fallu disserter sur Athalie. Aussi, la plupart du temps, les maîtres ont-ils été jusqu’ici absents du monde de la création.
D’autre part, la bonne volonté ne suffit pas : pour pouvoir accepter ce que les enfants apportent, il faut avoir soi-même agrandi le champ de ses acceptations. Aussi est-il important, si l’on veut lever l’obstacle du maître, qu’il puisse connaître directement, et non plus par les livres, le phénomène de la création.
Beaux raisonnements intellectuels qui ne servent de rien.
Venons-en plutôt au récit d’une expérience pratique qui est la seule qui soit intéressante. Faut-il parler des conditions générales de l’expérience qui n’est peut-être pas directement transposable ? Allons-y. Cela peut avoir son utilité.
Dans notre secteur, l’animateur était suffisamment convaincu et suffisamment libre pour que sa folie d’expression soit contagieuse.
Ajoutons qu’en Bretagne, les relations affectives sont suffisamment anciennes, suffisamment fortes pour qu’on puisse faire l’effort de participer, ne serait-ce que par amitié. Il faut un minimum d’affinité entre les gens. Lorsqu’il y a trop de nouveaux, le groupe se constitue plus difficilement et le démarrage est plus laborieux.
Mais trêve de commentaires. Passons maintenant à la relation de notre expérience. Nous nous contenterons d’évoquer la création sur le plan littéraire. Certes, il nous est arrivé d’inventer des chants libres, à cent personnes ! Mais c’est plus difficilement transmissible. Voici, actuellement, après plusieurs expériences dans plusieurs milieux (enseignant et étudiant) comment nous démarrons.
Nous sommes une équipe de copains réunis autour d’une table, assez près les uns des autres, dans un local pas trop grand. Et, si possible, pas trop éclairé. Bref, dans certaines conditions de proximité psychologiques, qui aident bien mais qui ne sont sans doute pas nécessairement nécessaires.
Quel est le problème ? Voilà. Comment des gens qui sont persuadés qu’ils sont non-poètes, qu’ils ont toujours été minables, qu’ils n’ont rien à dire, ou que des choses sans valeurs... vont-ils tout de même accepter de commencer à écrire ?
Nous savons qu’ils en ont cependant terriblement envie. Mais, il ne faut surtout pas qu’ils soient en situation de voir juger leur production. C’est pour cela que lorsqu’on proposait l’écriture automatique, on remettait les feuilles à l’animateur qui les mélangeait pour qu’on ne reconnaisse pas les auteurs. Maintenant nous offrons encore plus de sécurité aux participants.
Voila comment nous procédons :
Chacun a une feuille devant lui. Il y écrit un mot puis passe la feuille à son voisin de droite. Il écrit un autre mot sur la feuille qui vient de lui arriver de son voisin de gauche, il la passe encore à droite ; et ainsi de suite. Suivant le nombre de participants, on fait un ou deux tours de table. Après quoi, chacun lit au groupe la liste des mots qu’il a sur la feuille qu’il a devant lui. Et déjà on s’émerveille des malices du hasard. On s’extasie ; on hennit parfois de rire.
On peut alors, ou non, modifier la règle du jeu : au lieu de se limiter à un mot, on peut en écrire trois ou quatre, ou un morceau de phrase. Le texte est déjà beaucoup plus riche, beaucoup plus étoffé. À ce moment, si l’atmosphère est bonne, on peut proposer une deuxième technique. Elle pourrait être violemment refusée. Jusqu’ici, elle ne l’a jamais été.
Les feuilles refont un tour. Mais cette fois, chacun relève au passage tous les mots qu’il a écrits. Et si l’on veut – et, généralement, on veut bien parce que l’atmosphère s’est déjà détendue par les rires – on lit aux camarades la suite de ses participations. Alors, on s’aperçoit que parfois on réagit au texte qui précède ; ou seulement au dernier mot. Parfois on emboîte le pas de l’humour des précédents. Ou bien, on reste dans la note sensible du texte. Bref, on commence à un peu mieux se connaître parce qu’on commence à voir ses constantes, ses plaisirs, son adaptabilité. Et ce n’est pas une mince découverte.
Mais il ne faut pas que les camarades se sentent piégés par ce qu’ils ont dit à leur insu. Ils restent libres de leurs écrits. Et, surtout, on n’interprète pas les textes. Seul, celui qui le veut, peut faire des commentaires sur sa prose.
On peut là, déjà utiliser une troisième technique. Ce ne sont pas des exercices tirés de la méthode Laura Machin, mais des Techniques inventées par les groupes.
On met tous les textes sur les tables et on circule pour faire son marché de poèmes, c’est-à-dire qu’on relève les mots, les phrases, les vers qui plaisent le plus. Et si on veut, on les ordonne pour composer un poème. Et la, ce qui est étonnant, c’est de voir les ressemblances ou les différences de personnalité. Et de voir l’étonnement de chacun devant ses capacités insoupçonnées. Alors chacun connaît un peu mieux l’autre et se connaît un peu mieux, par opposition. Et c’est surtout à ce moment-là que se place la véritable découverte de l’expression écrite.
Alors, si ce n’est un peu plus tôt – ou un peu plus tard si le groupe a sécrété d’autres règles du jeu – on peut proposer l’écriture automatique.
Règle du jeu : on écrit à toute vitesse sans se soucier de cohérence, sans se contrôler, sans prendre sa respiration. Et si possible dans le silence. Alors, là, c’est tout un monde qui s’ouvre. Il me semble que ceux qui y ont goûté ne se lassent pas de cette écriture.
Et placée à cet endroit, il n’est plus besoin de préserver les incognitos en remettant les textes à l’animateur. À partir de là, le groupe peut inventer d’autres règles du jeu. À l’infini. En voici un exemple. On retient une phrase bizarre, par exemple : « Moi, je le vois avec deux n. » et on écrit une dizaine de lignes à la suite. Ou bien on fait le cadavre exquis à une ligne, à une demi-ligne, à un mot. Ou bien on fait des acrostiches sur son nom, sur les noms des jours de la semaine, sur les mots, etc.
Avant de donner quelques témoignages de nos créations, donnons la parole à quelques camarades du stage de Saint Brieuc.
Avant de commencer
– Peur de moi face à moi dans la première épreuve (nous avions eu le tort à Saint-Brieuc de commencer par l’écriture automatique). Malaise physique qui a disparu dès le début.
– Moi, je n’ai pas un tempérament angoissé, ni même inquiet. Je savais que ta venue serait l’occasion de tels moments et je ne te perdais pas de vue. Aussi, lorsque j’ai su que tu regroupais quelques volontaires, je t’ai rejoint car j’ai besoin de ce bain de détente, de ces moments où le subconscient peut se manifester à travers des mots ou des phrases, jaillies, on ne sait d’où et qui nous surprennent ; de ces instants où son cœur livre quelque secret. Alors je vibre, je jouis, j’existe. Nous n’avons malheureusement que trop peu d’occasions, dans notre vie, de se rapprocher autant les uns des autres, d’être vrais ensemble à travers des poèmes libres d’expression spontanée de toute espèce, de recherches d’harmonies en nous livrant tels quels avec nos insuffisances, nos travers, nos vanités.
– Il y avait eu, à Guerlesquin (deux ans avant) une séance de poèmes mémorable. Mais j’avais été dans l’impossibilité de participer.
À Saint-Brieuc, au contraire, j’en avais besoin. Ne pouvoir se dire, j’en crevais. Ça a été une bouée de sauvetage.
– Bâtir un poème sur commande ?
Ici, il ne s’agit pas de cela : écris un mot, une phrase et… passe à l’autre. Tu es un simple chaînon dans un ensemble. Cet exercice considéré comme un jeu, non comme une épreuve. Alors, tout le monde joue, tout le monde marche sans appréhension. Et pourtant !? À la mise en marche de la chaîne... le premier mot (ou la première phrase) sur une page blanche.
Pourquoi celui-ci (ou celle-ci) plutôt qu’un autre ? Et puis, au passage des feuilles, il y a des apports extérieurs, les écrits des camarades qui peuvent influencer, suggérer, dicter les phrases suivantes. Résultat : des arlequinades ou des macédoines fort drôles... et l’on rigole.
– Finalement, ces « poèmes » collectifs ont été composés dans une atmosphère détendue, un peu comme un jeu de société, avec ses participants « sérieux » qui cherchaient à coordonner les pensées ou les mots, et les plaisantins qui trouvaient là une bonne occasion de s’amuser.
Mais même sous cette forme et dans cette ambiance de jeu, je n’aurais pas été capable de relire le « poème » né à partir de mes mots si je m’étais trouvée face à un groupe plus important (Nous étions pourtant 16. Note de PLB). J’avoue même avoir eu quelque peine à éliminer le trac que j’ai ressenti au début, dans les circonstances du moment.
Et c’est là que je ne comprends plus bien. Car le poème que j’ai ensuite composé en piochant des morceaux de poèmes collectifs représentait un fait bien plus personnel, correspondant certainement davantage à mes pensées. Or, j’ai attendu avec beaucoup d’impatience de pouvoir le communiquer et j’étais très heureuse d’avoir pu le lire au groupe et ce, sans aucune fausse honte. Était-ce là un pas de plus franchi vers le domaine de la communication ou, tout simplement de l’expression.
– J’avoue m’être quelque peu forcée à entrer dans cette salle où je savais que non seulement il serait question de créativité mais qu’il faudrait sans doute essayer de me sortir de ma timidité. J’appréhendais, non pas ce qui allait nous être proposé, ce qui allait être vécu, mais plutôt mon comportement dans ces moments. Dans des situations analogues, à Saint-Aubin d’Aubigné, à Guerlesquin, je n’avais jamais réussi à atteindre la simplicité sans laquelle on ne peut être bien dans sa peau. Et, chaque fois, je m’en étais trouvée très malheureuse.
D’où mon inquiétude au moment où j’ai rejoint le groupe qui s’affairait autour de la boîte d’expérimentation qui fut un nouvel échec. Mais malgré cela je n’ai pas voulu abandonner.
Je me suis sentie soulagée quand j’ai compris que nos créations prenaient forme collective. Je pense que plusieurs ont réagi comme moi. Manque de courage ? Incapacité de prendre ses responsabilités, de se montrer tel que l’on est avec ses manques et ses travers ? Je crois qu’il reste encore chez beaucoup d’entre nous une dose de respect humain que nous avons beaucoup de mal à oublier, malgré nos allures désinvoltes de gens « libérés ».
[Ces deux camarades soulignent bien ce qu’il faut faire. D’abord commencer par des poèmes collectifs où personne ne peut être jugé individuellement sur sa production.
Nous l’avons compris lors des séances quand nous avons constaté que les précautions prises pour la sécurisation n’avaient pas été tout à fait suffisantes. Et l’écriture automatique venait peut-être trop tôt. Maintenant, le mot (la phrase) sur la feuille qui tourne, ça marche à chaque coup. On n’a plus peur de voir sa production jugée puisqu’il n’y a plus de production personnelle.]
Pendant la séance
– L’atmosphère d’amitié et d’anonymat relatif m’a permis d’écrire, de me débloquer, mais surtout, après, d’entrer en moi, de prendre conscience de moi et des autres. Un fait est certain : c’est que je n’ai pas hésité à entrer dans la ronde qui entamait un chœur improvisé. Les instants vécus auparavant (y compris le rire dilatateur) m’avaient peut-être amenée à ce point où, me sentant partie intégrante du groupe, j’étais prête à participer à de nouvelles formes de création dans ce groupe : je désirais intensément y être.
Là, j’ai commencé, comme les autres, à entamer mon air et puis j’ai voulu « l’harmoniser » (un grand mot), l’accorder avec les autres, mais davantage du point de vue rythme-expression que du point de vue musical. J’ai écouté et j’ai chanté plus doucement et puis j’ai oublié de chanter. Mais je me sentais bien, extrêmement détendue, dans ce balancement décroissant des voix.
– Pour moi, euphorie succédant immédiatement à mon malaise physique lors des poèmes collectifs : être co-auteur est beaucoup moins angoissant. Il m’a semblé que les mots que j’écrivais n’étaient pas miens, qu’ils s’imposaient et que les nouvelles associations de ces mots étaient surprenantes.
Résultats sur le plan personnel
– Sensibilité accrue à l’écoute des autres (réceptivité plus grande), les rapports devenaient authentiques comme je me sentais moi-même devenir authentique.
– Impression que par cette espèce de communion le groupe devenait un groupe privilégié dans le grand groupe : facilité de communication avec les autres, impression de complicité. Les rapports étaient devenus affectifs : on s’aimait bien tous, on s’aimait bien soi et c’était bien agréable. Cette facilité de communiquer s’est « élargie » et la conséquence en a été que je me suis sentie plus à l’aise dans le grand groupe. Je pense qu’il y a eu changement. Finalement – je vais encore m’en tirer par une boutade – je me suis sentie oignon avec une bonne tunique en moins.
– Je ne suis plus tout à fait la même, je regarde maintenant les adultes comme je regarde les enfants.
– Tu as raison de dire que c’est tout un monde à découvrir. On reste tellement à la surface, consciemment ou inconsciemment. Et quelle angoisse ! J’aimerai que cette expérience ne soit pas unique mais est-ce possible en dehors d’un groupe ?
Retombées pédagogiques
– Après le premier essai à Guerlesquin, j’avais pensé appliquer cette technique à ma classe. Je me disais d’ailleurs que ça n’allait sûrement rien donner. Mais j’ai été suffoqué du résultat. Là, il y a eu comme une déchirure. Quelque chose de nouveau a commencé.
– L’observateur, lui, ne peut-il y relever des indices, des traits... et en tirer des enseignements ?
– Je le disais plus haut : faire que la classe devienne et demeure ce lieu privilégié d’expressions libres, de recherches enthousiastes et de créations vraies me semble la panacée. Et je pense à mon Pascal qui, motivé par la présence de correspondants, s’improvise maître d’hôtel ; à Pierre qui adore venir nous chanter des chansons qu’il vient de créer, de Jacqueline si renfermée qui nous lit un texte amusant et qui en rit de si bon cœur qu’elle nous communique à tous sa joie. Je voudrais que nos enfants n’aient ni nos infirmités morales, ni nos complexes. Et tous mes efforts vont dans ce sens.
– Depuis la rentrée, j’ai été amenée plusieurs fois à repenser à ces moments de création vécus à Saint-Brieuc. Cela à cause des problèmes rencontrés ces dernières semaines, dans la classe (CP) plus particulièrement où j’ai trouvé une forte majorité d’enfants « immatures » (pour parler comme les psychologues). Ces vingt-cinq individualités enfermées dans leur égocentrisme et dont certaines commencent à peine à percevoir le voisin en tant qu’individu propre, ceci après un mois de classe, ne sont guère faciles à faire vivre ensemble, fût-ce six heures par jour. Pas facile non plus de faire comprendre à tous les parents, anxieux et pressés, que les apprentissages techniques dont ils sont si friands passent par l’éclosion de l’expression corporelle, parlée, graphique, écrite, etc.
Et, me basant sur mes réactions, sur l’évolution de mon comportement devant nos moments communs de créativité à Saint-Brieuc, me basant également sur le cas de mon Daniel, réfractaire, il y a deux ans à l’expression écrite libre, comme sur celui de Lionel qui l’an passé traduisait son drame familial par des graphismes très suggestifs, je suis plus que jamais persuadée que le groupe (classe de correspondant, ou simplement partie de la classe, éventuellement l’instituteur) joue un rôle très important dans le domaine de la créativité, du fait du besoin de créer, tout simplement.
Peut-être nos moments de chant, musique, histoires... arriveront-ils à la longue à sortir Jean Pierre de son mutisme, Dany de son isolement passif. Et même Stéphane de sa turbulence destructrice. En bref, deux idées-forces ressortent de mes réflexions sur Saint-Brieuc.
– La créativité peut et doit être à la portée de tous.
– La faire entrer à tout prix en chacun et, pour cela il faut faire jouer pleinement son rôle au groupe qui devrait être limité, au début surtout.
Paul Le Bohec et René Daniel, Marie-Louise Donval,
Ginette Le Bihan, Janine Lemetayer, Dominique Levon
Article paru dans l’éducateur n°9-10, 15 janvier-1er février 1973, p.13-16