Cet été, j’ai eu l’occasion de tenter un pas de plus dans la compréhension de la méthode naturelle. Avec plus de 120 camarades, j’ai participé à des expériences qui pourraient avoir de l’importance. En effet la compréhension de la méthode naturelle, c’est notre affaire à tous. Et si 120 camarades ont été vraiment touchés par la question, on devrait bientôt cueillir beaucoup de réponses à l’arbre de nos interrogations.
Pour la première fois, grâce à la R.I.D.E.F., nous avons disposé de beaucoup plus de temps que lors d’un stage ou d’un congrès. Et le temps est nécessaire à l’affaire. Et c’est bien la difficulté de la communication de ces idées : on ne peut le faire que ponctuellement, alors qu’une des dimensions essentielles, c’est le déroulement dans le temps.
Cependant, du temps, j’en avais eu une pleine année dans mon CE1-CE2 lorsque j’avais réalisé mon expérience de mathématique libre (Dossiers pédagogiques n° 46-47-48, 56-57-58, 60-61). Mais à ce moment, j’étais tellement plongé dans l’expérience que je ne pouvais en saisir toutes les composantes. C’est pourquoi, par la suite, parce que je me posais vraiment des questions, j’ai essayé de vivre moi-même une méthode naturelle d’apprentissage. Et comme nous nous interrogions beaucoup sur la méthode naturelle de lecture, je me suis mis en situation d’apprendre à lire. Il me fallait évidemment un domaine où j’étais tout neuf. J’aurais pu choisir le morse, l’écriture arabe, l’écriture cyrillique... Mais j’ai pris la sténo parce que j’avais sur place le troisième élément nécessaire, la structure de référence : Joëlle, la secrétaire de l’I.U.T.
Chaque matin, j’écrivais une phrase personnelle dans une sténo que j’inventais. Joëlle me la transcrirait en sténo correcte. Je recopiais deux fois son corrigé et je me bornais à cela. Le lendemain, nous recommencions. Et cela pendant une trentaine de jours.
Dès le quatrième jour, deux signes corrects sont apparus dans ma sténo inventée alors que, totalement décontracté, je n’avais absolument fait aucun effort pour les retenir, ni pour analyser, en essayant d’établir des correspondances. Je n’avais même pas l’attention flottante des psychanalystes. Mais, jour après jour, les signes corrects n’en investissaient pas moins mon écriture. Et le graphique du nombre de mes réussites quotidiennes montait en dents de scie avec une jolie pente à 45 degrés. Vers la fin, j’ai ouvert, à la première page, la méthode de sténo que j’avais achetée, mais laissée de côté. Et j’ai constaté, en abordant chaque nouvelle leçon que j’en savais par avance plus des trois quarts. J’avais confirmation et renforcement de ce savoir et, pour le quart restant, une première information qui constituait un pré-savoir qui ne demandait qu’à être confirmé.
Ma décontraction en cette affaire et les sanctions positives de mon entreprise augmentaient mon appétit alors que l’ouverture prématurée de la méthode et l’oppression d’un professeur sûr de lui et dominateur m’auraient découragé depuis longtemps. Non, je restais vraiment maître et possesseur de mon cheminement.
Cette expérience de l’apprentissage de l’écrilecture-sténo m’avait beaucoup appris. Mais elle était insuffisante parce que si je m’étais accordé la durée, je n’avais pu bénéficier de l’apport multiplicatif d’un groupe.
Cependant il y a déjà là quelque chose à prendre en compte. Et des camarades comme J.-P. Godfroi qui nous a fait danser au congrès après seulement un an d’accordéon diatonique et beaucoup d’autres encore, pourraient nous renseigner utilement sur les conditions optimales d’un apprentissage individuel.
Pourtant, j’avais réalisé aussi au niveau adulte des expériences de math collectives. Mais elles avaient été presque toujours insatisfaisantes à cause du manque de temps. Aussi, lorsque j’ai appris que la R.I.D.E.F. avait lieu à Landerneau, une idée s’est mise à trotter résolument dans ma tète. Pendant une année, je me suis dit : « Si lu étais audacieux, tu demanderais aux espérantistes de te laisser tenter l’expérience. »
Mais je n’ai pas osé aller à la pré-R.I.D.E.F. consacrée à l’apprentissage de l’espéranto. J’étais trop peu sûr du résultat. Et puis les camarades n’étaient pas là pour s’amuser : ils avaient un résultat à obtenir puisque, quelques jours après, ils allaient converser avec des espérantistes étrangers.
Mais lorsque la R.I.D.E.F. s’est ouverte, je suis allé au cours d’espéranto en remâchant mon manque d’audace. Et le premier jour, je me suis vraiment tu : j’examinais le terrain des possibles. Mais dès le lendemain, j’ai proposé l’expérience avec trois élèves. Ça a gentiment été accepté.
Voilà la situation : trois personnes devant moi avec tout autour des espérantistes de divers niveaux. Je dis :
- Bon, vous écrirez une phrase qui vous concerne en espéranto.
- Mais on n’y connaît absolument rien.
- Aucune importance, vous inventez votre espéranto.
Après la rédaction des trois textes, des espérantistes confirmés corrigent les phrases. Ils sont d’ailleurs prêts à discuter entre eux, à chinoiser, à subtiliter. Je les stoppe rapidement car il y a danger. Évidemment, le raffinement n’est pas interdit, mais il ne doit pas être prématuré. Pour l’instant on dégage les gros blocs au bulldozer. Ensuite on recourra à la pelleteuse, puis on utilisera successivement la grosse niveleuse, la niveleuse de poche, la fourche crochue, le râteau pour terminer par le peigne fin.
Chaque auteur recopie une fois son texte corrigé et il va ensuite l’écrire au tableau. Cela nous fait donc un corpus de trois textes que l’on s’essaie tout de suite à traduire. Très vite, les remarques fusent. Alors, j’écris dans un coin du tableau les hypothèses grammaticales justes. On chante également une phrase qui n’attendait que cela et on l’écrit sur une grande feuille que l’on affiche en haut et à gauche.
Le lendemain, curieux de ce qui se passe dans cet atelier, il y a trois nouveaux élèves, le jour suivant six nouveaux élèves avec lesquels nous inventons des dialogues que l’on joue. C’est bizarre, ça attire. Et si ce truc-là marchait ?
L’important, dans cette première expérience, c’est que nous avons disposé de quatre jours consécutifs. Et on a pu voir comment les choses commençaient déjà à se mettre en place.
Le dernier jour, j’ai dialogué avec un espérantiste polonais qui n’utilisait pas du tout le français. Et non seulement, je l’ai compris, mais il m’a compris, alors que jusque là, j’avais seulement lu et écrit la langue auxiliaire. Mais, surtout, les élèves de ce « cours » l’ont également compris : le peu de travail qu’ils avaient fait avec moi les avait suffisamment armés pour qu’ils puissent percevoir une signification.
Des linguistes ont eu des échos de notre expérience et, au congrès, ils m’ont demandé d’assurer une séance semblable. Cela m’impressionnait : alors que j’arrive à peine à parler une seule langue, j’allais avoir affaire à des gens supérieurement compétents. Mais il s’agissait de méthode naturelle. Et d’ailleurs comme ils se plaçaient sur mon terrain et que je savais plus d’espéranto qu’eux, je disposais d’un certain pouvoir de savoir. Et de plus c’est eux qui me demandaient de jouer à ce jeu ! Mais je ne suis pas vraiment sincère en disant cela car j’ai trop la conviction des dégâts causés par la non-utilisation de la méthode naturelle pour m’arrêter à la possibilité d’une image négative que je pourrais donner de moi.
Le difficile pour Jean-Claude Bourgeat, l’espérantiste de recours, et moi, ça a été de nous taire. C’est un des points qui a été le mieux perçu. Car nous ne répondions pas aux questions. Rien que cela, c’est tout un changement ; chacun a tellement l’habitude de se précipiter pour jouir de son pouvoir de savoir.
Or, pour moi, il est essentiel, pour avancer, que l’on soit en ouverture de questions. Si on les clôt trop rapidement par des réponses, le processus d’apprentissage ne s’enclenche pas. Aussi, je me réjouissais de voir la mobilisation de l’attention, l’intensité du silence de réflexion et le parallélisme des sourcils en interrogation : incontestablement, ça marchait !
Ce qui est apparu nettement, cette fois encore, ce sont les caractéristiques personnelles. Certains n’entendaient rien de ce qui se passait autour d’eux parce qu’ils étaient obsédés par la réponse qu’ils cherchaient à leur question. Pour Gérard, c’était l’article indéfini ; Marguerite, elle, c’était l’article défini ; une autre, c’était l’adverbe. Et les autres avaient beau se consacrer à la recherche des éléments de la méthode naturelle, eux, ils revenaient obstinément à leur question. Mais quand ils avaient trouvé la réponse, ils étaient à nouveau épanouis et disponibles... en attendant de se placer sur une nouvelle orbite.
J’inscrivais au tableau tout ce qui était correct dans les hypothèses formulées. Sans illusion d’ailleurs : ça ne saurait suffire pour que les autres le sachent ; ils avaient à découvrir à leur tour, mais seulement après s’être posé la question.
D’autres phénomènes classiques se sont également produits, par exemple : la rivalité du savoir, la primauté de la découverte, la vérification des hypothèses avec critique démontrée, la collaboration amicale dans la recherche convergente de ceux qui étaient attelés au même problème, la critique aidante et aussi l’alternance « hygiénique » du sérieux et du rire. Bref ça fonctionnait normalement, naturellement.
Maria-Inès était étonnée de la dominante compétition. Elle avait raison de le souligner. Mais nous n’en étions qu’au premier jour de classe ; le groupe n’était pas encore constitué ; les individus étaient venus avec les valeurs dominantes que la société avait intégrées en eux ; ils n’avaient pas encore eu l’occasion de goûter aux sanctions positives. Mais il est évident qu’avec le temps, d’autres comportements plus amicaux, plus convergents auraient pu se mettre on place.
Ce qui m’a frappé dans la remarque d’une camarade, c’est la joie qu’elle avait retirée de n’avoir pas à culpabiliser. Habituellement, quand on apprend une langue, on est toujours fautif de « ne pas encore savoir ça » ou de l’avoir oublié. Et la faute est d’ailleurs sanctionnée.
Ici non, c’est son affaire à soi, on construit sa langue comme on veut, à la vitesse qu’on veut, dans les rires, les partages, les petites valorisations de ses amis et de soi-même, les sanctions positives à l’occasion de la reconnaissance d’une hypothèse juste – et comme on en fournit des dizaines qu’on prend parfois aux voisins sans en avoir conscience... Pas de culpabilité, donc décontraction, donc présence plus intense et meilleure utilisation de ses outils intellectuels. Bref on peut être en éveil.
Et si j’ai signalé plus haut que j’aurais dû être impressionné, c’est parce que je pouvais me retrouver en face de « parents » répressifs et dominateurs comme l’avaient été tous mes profs d’anglais.
Ajoutons que lors de ces deux expériences d’espéranto, entre le refus de répondre et la perception des phénomènes de groupe, il y a eu l’affichage du texte du jour qui témoignait d’une expression personnelle.
Et c’est bien ; parce que la mémoire est essentiellement affective. Voici l’un de ces textes :
« Hodiaù matene, la suno brilas kaj la birdoj kantas. Sed la malgajeco staras ankoraù en mia koro : mia amiko estas mortiĝita ! »
Cependant, le temps a été trop court : on n’a pas pu voir à quel point une série de vingt textes affichés, jour après jour au mur pouvait constituer une référence étonnamment efficace.
Mais cet été, j’ai eu également l’occasion de proposer la même expérience en mathématiques.
Par chance, à la R.I.D.E.F., nous avons disposé de deux jours. Et nous avons pu voir apparaître clairement plusieurs phénomènes. En particulier, nous avons pu comprendre quelle erreur on commettait lorsqu’on séparait le mathématicien de l’être ou, si l’on préfère, l’élève de l’enfant.
Une camarade avait réalisé ceci :
Elle nous a dit pourquoi il y avait onze 1 autour du cercle. C’était quand elle avait quatre ans et demi. Elle comptait toujours 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 12, 13, 14... La bonne sœur lui avait dit : « Si cette après-midi, tu oublies encore le 11, je te mettrai sous le bureau. »
Et ce fut l’occasion de sa première école buissonnière. Mais comment pouvait-elle accepter le 11, alors qu’elle n’avait pas de père et qu’un couple constitué de deux êtres semblables, ça ne pouvait pas être normal, ce n’était pas acceptable, et même indicible.
On abordait là tout un domaine auquel on commence seulement à s’intéresser à l’I.C.E.M.
À propos de ce rond entouré de onze 1, une camarade a dit bizarrement :
- Moi, je pense que ça tourne à droite.
- Non, c’est à gauche, a dit une autre.
Dans une classe ordinaire quelqu’un se serait sans doute mis en mesure de le vérifier en construisant effectivement cette roue de loterie. On aurait alors quitté les maths abstraites et gratuites pour le travail concret. Et ça aurait pu déboucher sur les moulinets, sur les moulins à vent, les moulins à eau, sur les hélices, les énergies nouvelles... On aurait pu se poser la même question pour onze 2, onze 3… avec les mêmes hypothèses et les mêmes essais de vérification. À moins qu’il n’y ait eu, parallèlement, des bifurcations. À partir des moulins à vent, on aurait eu les moulins après, les moulins à côté, les moulins au-dessus, les moulins au fond. Ou bien ces bateaux au près, les bateaux grand largue... ce qui aurait débouché sur une autre réalité que l’on aurait pu étudier à nouveau mathématiquement après ce passage par la fantaisie, etc.
Tout cela c’est supposition pure. Je veux simplement signaler le fait que les maths ne devraient être qu’un moment dans une globalité. Si on l’oublie, si on veut à tout prix et toujours encadrer, ça ne peut pas fonctionner juste. Ça coince nécessairement. Ça coince qui ?
Dans cette expérience de la R.I.D.E.F. nous avons perçu un autre phénomène. Marion, qui est en terminale C, avait présenté une création qui nous avait beaucoup fait chercher. Joëlle s’était dit : « Je crois avoir compris, mais ça ne colle pas vraiment parce que le 500 devrait être un 5 000. Il doit y avoir une erreur. Mais comme Marion est en terminale C, c’est sûrement moi qui dois me tromper ; alors je la boucle. »
Mais de l’autre côté, Marcelle s’est levée pour aller au tableau et elle a dit tout haut : « Mais toi, ça doit être 5000 et non 500. »
Effectivement, c’était bien 5 000.
Pourtant, pour Marcelle aussi, Marion était en terminale C. Mais les titres ne l’impressionnent pas, elle : la réalité, c’est la réalité ; on doit la regarder en face sans a priori. Et ça, ça nous a beaucoup appris sur notre soumission facile à l’« autorité ».
À la suite de ces deux jours de travail, nous avons fait un bilan tournant riche d’idées intéressantes...
Au congrès, j’ai repris cette expérience avec des profs du second degré. Ça a été moins évident. En effet, la plupart des participants n’ont pu résister au plaisir de la recherche de solutions, au lieu de s’intéresser aux éléments de la méthode naturelle.
Par contre, au premier degré, ça a fonctionné à plein dans ce sens. À nouveau, les mêmes phénomènes sont apparus : l’essai de domination par le savoir, l’obstination, la critique collective, la collaboration, le décollage au réel et le rire (quand la réflexion a été intense, le rire est prêt à s’immiscer dans le groupe à l’occasion du moindre Ave Maria).
Cette fois, je crois, c’est la dialectique du déroulement de la séance qui a été bien perçue.
Voilà, brièvement relatées, ces cinq expériences estivales. Il n’est pas question de faire un inventaire de tout ce qui a été perçu. Ce serait d’ailleurs aussi inefficace que la grille sur un ski et même anti méthode naturelle.
Ce qui est important et même nouveau, c’est que plusieurs camarades se sont promis de tenter l’expérience de l’invention initiale, soit en langue, soit en maths. Et ceci, un samedi par an, un samedi par mois, un samedi par semaine ou un samedi par jour. Nous verrons bien si la pompe va s’amorcer et si nous parviendrons à nous accorder sur les nécessités et les constantes de la méthode naturelle. Personnellement, j’ai déjà une hypothèse. Mais je me garderai bien de la livrer. Non, si nous voulons pratiquer la méthode naturelle dans cette recherche de la méthode naturelle, il faut que chacun commence par le premier point : expression personnelle. C’est d’ailleurs une expérience à tenter pour vérification : dès maintenant, sans plus tarder, sur n’importe quel bout de papier, chacun écrit une dizaine de lignes, même farfelues, sur sa vision de la méthode naturelle. Et ça devrait suffire pour que le processus de compréhension se mette en marche en lui. Chiche ! On y va ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°9, 20 février 1980, p.2-3