Posons-nous longuement cette question :
— comment - c’est-à-dire pourquoi - démarrons-nous nos apprentissages dans le laboratoire de la vie courante ?
J’éprouve le besoin de poser cette question car je crois à la nécessité de créer des circonstances, à la nécessité d’intervenir pour les gens chargés de préventions qui n’ont pas encore été au plus profond d’eux-mêmes et qui ne sont pas encore complètement informés de leurs possibilités d’investissement intenses dans la ligne de leur être.
Pour essayer de cerner le problème, je veux descendre jusqu’à l’anecdote. En effet, il faudrait que nous commencions d’abord par ouvrir les yeux sur l’habituel de nos comportements. Nous avons dans notre vie quotidienne des faits à foison. Recueillons-les et travaillons sur ce corpus.
À Hilleröd, Christian Brossier me disait :
— Il y a longtemps que je voulais faire de la diapo noire, mais jusqu’à cette RIDEF, je n’en avais pas trouvé l’occasion.
Évidemment, si son désir avait été suffisamment fort, il se serait bien trouvé l’occasion lui-même, en prenant le taureau par les cornes. Mais, presque toujours, nous n’avons que des désirs latents. Et ils ont besoin de circonstances pour se révéler. Il faudrait sûrement créer un salon des occasions.
Ceux qui ont passé un certain seuil minimal du besoin savent le faire. Mais la plupart des gens se laissent aller aux caprices du hasard. Aussi notre fonction essentielle n’est-elle pas d’introduire des circonstances, de fournir des occasions ?
Je suis tellement empli de cette idée que je veux chercher à vous atteindre encore plus profondément. Je veux parler de ce qui m’est personnellement arrivé avec l’espoir que mon « je » retentira en vous en première personne.
C’est qu’à Hilleröd j’ai compris quelque chose sur moi-même.
Depuis trois ans, je baignais dans un contexte photo. Tout le monde en parlait. Mes copains Jean, Gilles, Francis en étaient passionnés. Les étudiants aussi. Et moi je résistais : la photo m’indifférait. À peine si la photo de famille... Et cette résistance est déjà toute une question.
Et puis, un soir, il y a eu le déclic : j’ai vu, sur un écran, la vitrine surréaliste d’un marchand de vélos à hauts guidons danois. Vraiment, j’ai été atteint Alors que jusque-là, je me disais :
— Pourquoi photographier puisqu’il suffit d’ouvrir les yeux ! (Ce que je ne faisais d’ailleurs pas parce que j’avais les yeux à l’intérieur).
Et puis, il y avait un appareil, une machina fotografica, avec des ouvertures, des trucs à calculer. J’étais fatigué par avance. Évidemment, j’ai été un enfant de groupe et non un enfant d’objets et c’est peu par mes mains que j’ai connu le monde. Cependant, le magnétophone, je m’y étais bien mis. Et c’est aussi plein de boutons.
Il est vrai que le magnéto, j’en avais eu besoin pour communiquer des idées - sur l’oral - qui ne me laissaient pas en paix.
Mais pourquoi, maintenant, la photo ? Je ne suis pourtant pas devenu plus visuel. Mais j’ai été atteint sous un angle que je n’avais pas prévu. Dans le cercle noir photographique qui m’entourait, une lumière, une fenêtre s’était soudain percée. Jusque-là, tout m’arrivait par le secteur rouge. Et les écueils que ma vie avait dressés empêchaient qu’on m’atteigne. Mais soudain « on » a trouvé la passe, dans le secteur blanc de ma personnalité surréalistoïde.
Et puis Josette m’a aidé à 100 % à mettre mon film. Roger m’a aidé à 80 % en simplifiant les problèmes d’ouverture. Christian m’a aidé à 100% à tirer mon film. Je suis donc maintenant dans les conditions minimales du début de mon tâtonnement. Et comme, grâce à leur aide, j’ai tout de même réussi quelques photos, j’accepte de croire en mes possibilités, à ma non-totale nullité. La confiance en moi a posé toutes mes roues sur les rails. Et tous les signaux sont ouverts : devant moi, la voie est libre.
Un autre de mes étonnements récents : j’ai découvert la terre. C’est un élément que je refusais, savoir pourquoi ? Peut-être parce que je croyais à la nécessité d’une adresse minimale, ce qui fait toujours retentir en moi la malédiction familiale :
— Mon pauvre garçon, tu ne sauras jamais rien faire de tes dix doigts.
Et puis il y avait des mots étranges : « engobe - couverte - montre – régulateur », des mots de spécialistes, de gens de savoir. Aussi je passais dans cet atelier sans jamais m’arrêter.
Mais un jour, alors que j’écrivais l’article précédent sur les raisons pour lesquelles on refuse une activité, je me suis dit :
— Et toi aussi, tu refuses la terre.
Et pour voir en face les raisons de mon refus, j’y suis allé. Et je puis vous dire maintenant que j’ai découvert un monde qui me convient parfaitement, un monde où ma créativité s’épanouit totalement. Et sans cette contrainte que je m’étais imposée accidentellement, j’aurais continué de l’ignorer !
Et chacun de nous passe ainsi à côté de tellement de choses.
Dans l’article précédent, j’avais fait rapidement le tour de ce qui manque parfois dramatiquement pour démarrer. Pourquoi ignore-t-on, pourquoi renonce-t-on à certaines activités ?
Maintenant, je voudrais poser rapidement la question : « Pourquoi choisit-on une activité ? »
Rapidement pour simplement effleurer cette question qu’il nous appartient, à nous tous, de développer si nous en voyons la nécessité.
Voici en vrac quelques idées :
— Parce que les autres le font, nous avons envie de le faire.
— Nous admirons les « as ». Ils nous donnent envie de les imiter.
— Un bouquin parfois peut nous chauffer et nous convaincre que, dans cette voie, nous pouvons retirer un maximum de profit personnel.
— Ou bien, ce sont simplement des gens que l’on aime et à l’activité desquels on s’accroche tout d’abord par affection, sinon par amour. Et puis, peu à peu, on oublie pour qui on s’est mis en route. Et on s’empare pour soi du chemin.
— Et puis il y a la femme, la fille, le fils qui introduisent au ciné, à la musique pop, au cheval, à la photo... L’amour peut alors balayer les petites préventions injustifiables.
Mais pour sortir de sa petite routine particulière, même si on la sait médiocre, il faut parfois de grandes secousses qui vous soulèvent de votre boue — sstiofcht ! — et vous font retomber à côté, sur du terrain solide où l’on peut marcher. Quand on a participé à de grandes choses, quand on a vécu de grands moments, on peut se mettre en route avec un grand élan. Merci alors à celui qui, en nous faisant rire ou pleurer, en nous bouleversant, a culbuté, dans le fossé, le ramassis des petites raisons étriquées que l’on se donnait de ne pas commencer à agir.
Ce qui m’apparaît également très riche c’est l’idée qui naît par rapprochement inattendu de deux idées. La seconde est parfois toute neuve, faible, microscopique même. Cela n’a pas d’importance : elle n’en provoque pas moins le déclic.
Ainsi, comme tout le monde, j’avais pianoté. Sans réussite. Mais pour expérimenter la méthode naturelle de dactylographie, j’avais eu l’idée de cacher les lettres avec un scotch opaque. Et un jour, brusquement, devant un clavier de piano, j’ai retrouvé cette idée. Là aussi, j’ai voulu supprimer le relais visuel. Et j’ai fermé les yeux. Tout un monde nouveau s’est alors ouvert devant moi. Je sais bien qu’il me faudrait des circonstances exceptionnelles pour que j’aille jusqu’au bout de « ma » méthode naturelle de piano. Il faudrait un piano, un copain musicien disponible, du temps. Mais je suis déjà dans les conditions minimales de déconditionnement et de liberté personnelle pour pouvoir commencer.
Tiens, justement, voici une autre source d’activité : la recherche de la confirmation d’hypothèses. J’ai commencé à explorer une série de méthodes naturelles : lecture, écriture, gym, maths, chant. Alors je veux continuer en sondant les méthodes naturelles de dactylographie, de sténographie, d’écriture arabe, de lecture de partitions...
J’en ai pour un bout de temps ! J’ai de la chance, c’est vrai. Et, principalement, d’avoir pu me protéger, à l’École Normale, par le ping-pong, la pelote basque, le chahut, l’étude hors-programme, le tire-au-flanc de tout ce que l’environnement méphitique voulait m’imposer. J’en suis sorti avec des curiosités sauvées. Alors, j’ai pu commencer.
Cela a l’air personnel. Mais si chaque enfant, à l’école voyait ses curiosités ainsi préservées ! S’il pouvait y faire librement quelques pas sans être contraint d’aller jusqu’au bout ! Parce que ce dont il a envie pour commencer, c’est peut-être de mordiller à tous les gâteaux. Est-ce que l’élan face à la vie ne serait pas différent ? Si l’on songe par exemple à toute la musique pour laquelle nous avons encore peu fait à l’École Moderne.
On a tous de notre enfance — et peut-être même avant la naissance — une voix féminine que l’on traîne au cœur et que l’on cherche à retrouver, à re-connaître, à re-vivre. On peut la trouver fugitivement dans une autre voix. Ou dans une chanson. Ou plus loin, dans un lied, un air d’opéra, un sillon de musique pop, un folksong. Chez Vivaldi, Mozart, Stravinsky, Pierre Henry.
La voix paternelle, on peut la retrouver chez Moussorgski, Montand, Brassens...
Mais on est prêt aussi à re-connaître des bruits particuliers de porte, des sifflements de bûches ardentes, des frottements de souliers, des rires étouffés, de grands silences de pleurs. Ces voix, ces accidents de vie, ces traces de l’enfance, celle-là, puis celle-là, elles sont peut-être dans une symphonie où les voix s’appellent : la 26e de Mozart, la 9e.
Mais soulignons-le, cela ne nous est jamais donné d’emblée. Il faut souvent que quelqu’un nous montre l’entrée du chemin et y fasse quelques pas. Il faut des circonstances. Mais aussi une sorte de courage qui n’appartient qu’à ceux qui n’ont pas été définitivement découragés.
Et c’est cela le difficile : on ne trouve pas tout de suite, ni facilement. Il faut beaucoup essayer. Il faut parfois de la ténacité. Car si on s’arrête, on s’arrête peut-être juste devant la porte qui allait s’ouvrir.
On y accède quelquefois par chance. Mais le plus souvent, après de longs premiers pas. Des maîtres, des adultes, d’autres enfants passionnés peuvent entraîner. Mais surtout, il faut pouvoir essayer d’essayer. Sans avoir été cassé au cours de ses essais.
Et cela pour le sport, les sons, le fer, les minéraux. C’est peut-être dans la cassitérite que l’on peut retrouver l’âme de sa vie. Ou dans les griffes au métal, les gifles de ciment à la truelle, les torsions de la paille, l’attaque des blocs de pierre.
Et la domination des pierres pour les murs, la maîtrise du ciment pour le sol. Et tous les oublis, les manques, les échecs de notre enfance qui revit, qui se continue et que nous pouvons cette fois maîtriser en tordant l’osier, en modelant la terre, en pliant le fer rouge à notre volonté, nous qui avons dû si souvent plier nous-mêmes sur des plis qui nous sont restés marqués en creux.
Et les réunions à 2, à 5, à 10, à 19, échos prolongés, revivifiés, de nos vies d’autrefois. Et tout ce qui se fait :
« la vraie richesse, le besoin riche de se réaliser par la totalité des manifestations humaines ». (Marx)
C’est en forgeant beaucoup et partout que l’on devient son forgeron, celui qui rompt les anneaux de ses propres chaînes.
Paul Le Bohec, Saint-Gilles (35)
Texte paru dans l’éducateur N°18-19, 1er 15 juin 1973, p.1-3