C’est drôle, dit le soleil, un oiseau qui vole sur le dos. (Nicolas, 7 ans)
– Petit garçon de la terre, tu me fais dire de drôles de choses. Je sais bien, comme toi, que, normalement, tous les oiseaux volent sur le ventre.
– Les oiseaux, dit le petit garçon, ont le dessous clair pour qu’on les voie moins sur le ciel.
– Non, dit le soleil, les oiseaux ont le dessous foncé pour qu’on les voie moins sur la terre.
Le crabe dit, du fond de la mer :
– Les poissons qui volent dans l’eau ont le dessous blanc pour qu’on les voie moins sur le clair du haut de l’eau.
– Non, dit le goéland qui pêche, les poissons qui nagent dans l’eau ont le dessous foncé pour qu’on ne les distingue pas sur les rochers noirs du fond.
– Moi, dit le grand pin, sur le côté du territoire des autres, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je sais que les ventres des oiseaux n’ont qu’une aile.
– Pour moi, dit l’intellectuel, les manuels ont le ventre foncé.
– Les intellectuels volent sur les nuées avec un ventre blanc, dit l’ouvrier.
– Et moi aussi, dit le pédagogue, je pourrais vous voir tous avec un ventre à une seule aile. Mais je sais, parce que j’ai les pieds enracinés en terre et les branches dans l’air que tout dépend du centre du regard. Et si je veux comprendre les autres, il faut que je me mette à toutes les places.
Pour chacun, les repères sont placés à des niveaux différents. Chacun, le goéland, le garçon, le soleil, le pin, le crabe coupe le monde en deux demi-sphères à hauteur de ses yeux et place les autres comme des points dans les deux demi-espaces ainsi délimités.
Mais l’oiseau, qu’il vole ou se pose, a toujours son ventre et son dos qui lui appartiennent en propre et qu’il ne place pas au regard des autres. Pour l’oiseau, son ventre est toujours devant son dos. Seulement peut-on accepter dans cette société qui classe, qui juge, qui enferme que chacun puisse se fier à ses repères propres sans être inscrit dans des cadres extérieurs de référence, pièges anciennement et solidement construits ? Alors que la vie pourrait être toujours neuve.
Et maintenant que les gens de l’analytique vont se pencher sur notre mouvement, on peut craindre que les instits Freinet oublient qu’ils ont des repères de vie propres et qu’ils vont être tentés de se situer par rapport au regard des autres. Mais ils sont si divers ces regards ! Où se placer suivant Rogers, Freud, Althusser, Piaget, Lacan, Lévi-Strauss, Laborit, Sève, Mendel... ?
Comment faire pour être à la place idéale ?
– Moi, dit l’antipsychiatre, je ne peux rien comprendre si je ne rentre pas dans l’expérience de l’autre en lui livrant et en me situant également dans ma propre expérience.
– Moi, dit Sartre, je suis pour la totalisation en cours.
– Moi aussi, dit Freinet, je suis pour la totalité et pour que chacun suive son chemin et réussisse sa vie de soleil, de petit garçon, de goéland, de crabe, de pin. Et de poisson volant.
Paul Le Bohec, 35112 Parthenay-de-Bretagne
Texte paru dans l’éducateur N°9, 20 janvier 1975 p.25