Actuellement, à l’École Moderne, une importante discussion est en train de rebondir au sujet de l’art enfantin. On entend, par exemple :
« Pourquoi privilégier le beau ? D’abord, le beau, qu’est-ce que c’est ? Il faudrait le définir. La part du maître, comment la prendre ? Est-ce que le maître ne cherche pas quelquefois à trouver son plaisir personnel ? Et alors ? Heureusement qu’il a des plaisirs à introduire dans sa classe... Mais est-ce qu’il ne serait pas plus simple et plus honnête de laisser les enfants libres ? Mais les enfants laissés libres, est-ce que ce ne sont pas des enfants abandonnés à leurs conditionnements ? L’art enfantin, à quoi ça sert ? L’art, c’est un truc de bourgeois. Moi, je n’ai pas de culture, je suis nulle, comment voulez-vous, etc., etc. »
Il est certain que ce ne sont pas là de minces problèmes. Ils ont pour nous de l’importance parce que l’École Moderne a toujours eu souci d’art et de création. Mais on ne peut se contenter de les saisir par un petit côté : il faut les prendre dans leur ensemble. Aussi, faisons l’effort de les regarder en face, une bonne fois pour toutes.
Il faut, pour commencer se poser la question : qu’est-ce que peindre ?
Bien que je sois un non-spécialiste, j’esquisse une réponse en essayant de cerner le maximum d’éléments.
C’est déposer d’une manière ou d’une autre, sur un support qui les retient, des pâtes fluides qui durcissent en séchant.
Reprenons cette phrase, ligne par ligne.
C’est déposer d’une manière ou d’une autre,
Ce peut être : Appliquer par pinceau fin, par brosse étroite, par brosse large, par doigt, main, pied, tampon, tissu, ouate, patate...
Ce peut être : lancer, projeter, couler, pulvériser, glisser, caresser, frotter, par gestes violents, par touches délicates et minutieuses, par brutalité, par tendresse...
Ce peut être : en couche mince, en couche épaisse, en points, en taches, en larges surfaces, en lignes fines, en traits, en rubans, en relief, en creux.
Ce peut être : seul dans la solitude d’une chambre, d’un atelier ou d’un paysage, dans le silence, la musique ou le vacarme, l’agitation d’une classe ou à deux, à cinq, à dix sur un seul ou plusieurs supports.
Ce peut être : par juxtaposition, superposition, fusion, mélange... tout d’un jet ou par interminables reprises, par crises fulgurantes ou continuité calme, par inspiration, par reproduction, par hasard, par réaction.
Ce peut être : par geste, par danse, par quasi immobilité.
sur un support qui les retient,
Ce peut être : sur un support de papier lisse, de papier à grain, de carton, de bois, de contre-plaqué, de toile, de jute, de soie, de plastique, de béton, de ciment, de plâtre...
Ce peut être : sur format minuscule, sur 50x65, sur 100x60, sur 225x130, sur un are, sur une pellicule de diapositive, sur une pellicule de cinéma que la magie technique transformera, œuvre en latence qui ne se délivre que par transmutation.
Ce peut être : sur des objets que l’on passera au four à plus de mille degrés.
Ce peut être : sur des volumes, murs, statues, poteries ; sur mille objets, supports neutres et prétextes à valorisation de la peinture ou, au contraire en complément délicat et modeste de la forme.
des pâtes fluides
Ce peut être : des encres, des pâtes, des plastiques, des terres, des oxydes, des vernis, des matières que l’on additionne de térébenthine ou de médium, des matières mates, des matières qui accrochent la lumière...
qui durcissent en séchant.
Et fixent alors parfois définitivement l’œuvre. Mais souvent des reprises, des repentirs sont possibles. Les couleurs peuvent perdre leur brillance ou leur tonalité même avec le temps. Bien sûr, nous n’avons pas fait le tour des moyens de la peinture. Mais l’essentiel y est. L’inventaire est suffisamment détaillé pour que l’on saisisse la suite. Évidemment il est ennuyeux. Mais puisque nous avons décidé de regarder la peinture en face, n’hésitons pas à aller jusqu’au bout de l’ennui.
Maintenant, il faut se poser une seconde question :
Pourquoi peindre ?
Je pense à cette opinion de Freud : il n’y a pas de zone érogène fixe : toute partie du corps humain peut devenir zone érogène. Presque toujours pour des raisons impossibles à maîtriser et qui ont leur source dans l’enfance.
Eh bien, pour la peinture c’est la même chose ; les sources du plaisir le plus intense sont parfois les plus imprévues. Il peut se situer même à l’occasion du moindre élément de l’acte de peindre. C’est pour cela que la liste avait besoin d’être longue. Pour que l’on comprenne qu’il n’y a pas d’élément supérieur ou insignifiant. Tout peut prendre une importance égale. Et cela a énormément d’importance sur le plan pédagogique.
Mais s’il faut savoir que les points d’ancrages du plaisir peuvent être diversifiés à l’infini, il peut être lui-même de diverse nature : pulsionnel ou sensuel, intellectuel, relationnel, économique, plastique, politique, psychologique...
Tenez, j’écoutais des émissions sur les impressionnistes :
– Le regard précis et lucide, l’émotion et la science et à propos de Renoir, la volupté de peindre.
– À quatorze ans, il a reçu le choc des naïades de la Fontaine des Innocents de Jean Goujon. À seize ans, alors qu’il était devenu peintre sur porcelaine, il court chez les maîtres, au Louvre. La Diane au bain de Rubens l’enchante parce qu’il y découvre la beauté plastique du corps de la femme.
La peinture de Renoir est sensuelle.
« S’il n’y avait pas eu de tétons, je n’aurais jamais peint de figure. »
« Je ne peins pas brutalement. Je caresse, je pelote un tableau. »
« Quand j’ai peint une fesse et que j’ai envie de taper dessus, c’est qu’elle est terminée. »
Ça c’est Renoir. Mais il faudrait écouter bien d’autres peintres pour savoir combien sont multiples les raisons que l’on a d’entrer en peinture. Cézanne et sa petite sensation, Lautrec et le mouvement, La Tour et la nuit...
La difficulté, c’est qu’en peinture aussi, il n’y a pas de zones types de plaisir. Chacun a à les découvrir pour soi. Et si la vie, par indigence ou malchance, ne permet pas d’y entrer, il y a un manque à gagner, une frustration formidable au niveau de l’individu et des groupes sociaux.
On ne le sait pas toujours, ce dont on est privé. Et on peut vivre une vie entière en passant à côté, sans même le savoir. Ce que n’ont pas fait les naïfs yougoslaves ou haïtiens. C’étaient des paysans vivant dans des bourgades reculées et qui peu à peu se sont laissé contaminer. Des paysans !
Mais, au sujet de la peinture, il y a une oppression culturelle, une caste qui dicte les lois du plaisir – hors de ce chemin, point de salut – et qui intrigue pour faire de ses lois les seules véritables sous peine d’insuffisance, d’inculture, d’infériorité. On pourrait déjà, à ce propos, entrevoir ce que pourrait être la position du pédagogue. Mais nous n’avons pas encore achevé de faire le tour. Il nous faut maintenant faire un second inventaire.
Essayons d’énumérer très rapidement quelques lieux du plaisir. Il ne s’agit pas, bien entendu, de tout expliquer, mais d’essayer de saisir, à nous tous, ce phénomène de la peinture afin d’en mieux considérer notre pratique et, au besoin de la reconsidérer. Et même d’en tirer des conclusions au niveau des productions de notre coopérative (et peut-être de s’interroger aussi profondément à d’autres niveaux : graphismes, chant, parole, maths…). On pourrait une fois de plus poser sur ce simple phénomène de la trace (mou sur dur) la grille à cinq trous qui nous délivrerait de belles conclusions.
Non, auparavant, je veux chanter un autre couplet.
Soudain, nous nous trouvons en situation de peindre. Aussitôt, se met à s’agiter en nous toute une foule d’êtres divers qui se bousculent, s’empoignent, jouent des coudes, se faufilent pour triompher et prendre la première place qu’il leur faudra peut-être céder provisoirement ou définitivement à plus fort, venu de plus loin.
Quels sont ces personnages qui luttent ainsi en nous pour s’introduire dans notre bras et manipuler le pinceau. Qui gagnera : le géomètre, l’intellectuel, le tridimensionnel, le visuel, l’anal, le génital, l’expérimentaliste, le masochiste, le dominateur, l’économique, le postérioriste, le figuratif volontaire, le sensuel, le fraternel, le relationnel, le danseur, le politique, le majestueux, le noble, l’équilibré, l’harmonieux, l’historien ?
Et là-bas au fond, ce cochon qui sommeille va-t-il pouvoir se réveiller et savoir qu’il peut lui aussi prétendre au premier rang ? Et ce religieux qui dort lui aussi va-t-il se lever et se mettre en marche ?
Quelles circonstances vont permettre au meilleur de soi, au plus important de soi de gagner sans que l’être en soit déséquilibré mais bien au contraire pour qu’il trouve enfin son équilibre véritable et s’introduise dans le plein chemin des lignes de force qu’il porte en lui depuis l’enfance.
Après cette expulsion, reprenons notre grille à cinq trous : rappelons le postulat : l’être humain utilise les éléments qu’il trouve dans la nature de cinq manières principales : l’étude objective, l’étude subjective, la survie, la communication, la projection.
Voyons rapidement ce que cela donne pour la trace colorée :
ÉTUDE OBJECTIVE
Expérimentation pour savoir les lois de combinaison des couleurs : bleu + rouge = violet. Comment obtenir les tons chauds, les harmonies froides, les tons rompus, le gris bleuté, le gris vert ? Et l’équilibre des couleurs (beaucoup, moyen, peu) ? Qu’est-ce que ça donne si... ? Et si... ? C’est tout un aspect de l’activité du peintre que l’on pourrait mettre en relief en citant des centaines d’exemples et qui porte sur la matière, sur les dimensions, sur les formes représentées... Et qui sont aussi le fait du chimiste qui donne à essayer de nouveaux matériaux. Bref, c’est toute une attitude d’analyse objective, d’expérimentation, de recherche, qui est le fait dominant ou accessoire de tout celui qui se mêle de peinture.
ÉTUDE SUBJECTIVE
de ses plaisirs propres.
– Moi j’ai une joie infinie à sentir glisser sur une toile tendue et apprêtée mon pinceau trempé de peinture à l’huile.
– Non moi, j’aime le rugueux qui accroche.
– Moi j’aime les couleurs violentes, les oppositions fortes, les explosions, les déchirements.
– Oh ! Moi, pas du tout. Chez moi tout est nuance, harmonie, fusion, tendresse.
– Moi je ne me lasse pas des bleus, des bruns, des violets, des verts sombres. Je ne me sors pas des harmonies froides.
–J’adore laisser aller mon fusain. Et puis je comble les espaces ainsi délimités.
– Je pique des crises sur la toile.
– Je danse et je produis des rythmes.
– Moi j’aime le miracle des vernis.
– J’aime les toiles carrées.
– J’aime le gigantesque.
– Et moi le minuscule, la miniature...
Cette fois, le sujet est à l’intérieur de ce qu’il fait. Il participe, il est la peinture, le support. Il va dans le sens de son plaisir sensuel.
Et entre parenthèses, cela lui permet de se reconnaître différent et particulier. Par opposition au plaisir différent des autres, il se reconnaît pour un tempérament, pour une personnalité. Il existe. Mais s’il est aussi pédagogue, peut-il permettre aux autres d’exister différemment, s’il est trop mené par son plaisir ?
LA SURVIE
Survie morale pour celui qui réussit à s’accrocher à la vie, à se rééquilibrer par ce moyen. Mais survie physique aussi pour le peintre de métier, le décorateur, l’artiste, le marchand de tableau, le professeur.
LA COMMUNICATION
Parfois le peintre semble dire :
– Écoutez ce que je peins. Voilà ce que je veux vous dire. Regardez-le, sachez le voir. Je vous dessille les yeux. Voilà : osez regarder la vérité en face. Vous n’échapperez pas à ce que je veux vous dire. Je vous prends par les artifices de nos plaisirs sensuels, intellectuels, mais il y a au-delà quelque chose que vous devez entendre. Entendez ce que je crie, ce qui est intolérable. Et il faut qu’à partir de là vous changiez, vous réagissiez.
Mais cela se joue parfois sur un tout autre registre :
– Il y a des choses que je ne veux dire qu’à vous. Mais seul saura ce que j’ai à dire celui qui aura la patience de cheminer jusqu’à la clarté de mon message.
– Qu’est-ce que je porte en moi ? Je voudrais bien savoir ce que ça signifie, toujours ce rouge auquel je reviens malgré moi. Ces éclatements, ce rouge structuré de noir, est-ce l’incendie de ma maison quand j’avais huit ans ?
– Oh ! Moi, je ne cherche pas à savoir pourquoi des figures religieuses apparaissent en filigrane dans tout ce que je fais maintenant. Je sais qu’actuellement je ne peux en sortir et qu’il faut d’abord que je les épuise.
Certains peintres peignent pour se délivrer des accidents, des traumatismes d’une enfance mal surmontée. Il faut qu’ils rattrapent, par le miracle de la symbolisation, des blessures toujours présentes et térébrantes pour compenser, pour atténuer, pour user, pour éteindre.
– Mais ce n’est pas seulement l’enfance. J’ai subi une intervention chirurgicale très grave à 25 ans et depuis tu disais bien que mes recherches de vernis étaient viscérales. Mais je vais aller plus près encore puisque, maintenant, je peins des entrailles de moteur de moto. Et sais-tu ce que j’ai en projet aussitôt après : de peindre de véritables viscères. Tu vois, peu à peu, je m’en approche de ce problème qui me hante et que je veux détacher de moi.
– Moi, je peins des visages parce que j’aime savoir ce qu’il y a derrière le masque que portent les gens. Je peins au départ des figures neutres et puis soudain voilà que montent des visages qui me font penser à des personnes que je connais et qui m’intriguent. Ma peinture est psychologique. Mais elle est surtout agressive car je veux démasquer les gens : je veux savoir ce qu’ils sont dans leur vérité. Sans doute parce que moi aussi j’ai une forte façade. Je ne me livre pas. Et je connais parfaitement tous leurs subterfuges.
Il est inutile d’insister. Sur ce point comme sur les autres, on pourrait écrire des pages et des pages. Mais la quantité d’éléments examinés n’est-elle pas suffisante pour qu’on puisse clairement poser le problème de la peinture à l’école : comment mettre chaque enfant au contact de son terrain particulier de jouissance profonde ? Et non seulement chaque enfant mais chaque adolescent, chaque adulte, chaque retraité, chaque paysan, chaque ouvrier...
Il faut maintenant que notre philosophie de la peinture devienne active. Nous essaierons d’y réfléchir la prochaine fois.
Paul Le Bohec, Parthenay-De-Bretagne
Texte paru dans l’éducateur N°13, 20 mars 1975, p.29-30