Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La pédagogie du non-projet

À propos de la réalisation de 19 dossiers « Itinéraires graphiques » à partir des 3 000 dessins d’une classe de CM1/CM2 finistérienne.
La maîtresse, elle-même, n’avait pas de projet ; cela aurait signifié qu’elle avait un but, qu’elle se fixait un point dans l’avenir, qu’elle voulait obtenir un résultat. Non, ce n’était qu’une simple curiosité :
« Que se passe-t-il quand on met les enfants en situation d’être totalement libres dans leur expression-création ? »

Pour le savoir, elle devait aménager la classe pour organiser au mieux les circonstances. Elle a réfléchi. Elle avait fait une première tentative sur le plan de l’expression poétique. Et puis, en dessin, elle a joué le grand jeu en fournissant le matériel nécessaire, en ménageant des espaces et des temps et en restreignant la totalité de son intervention à la création d’un dossier-recueil et à l’écriture des commentaires que les enfants pouvaient faire sur leurs dessins de la veille.
Et elle s’est bien gardée d’établir une socialisation des productions qui aurait pu déterminer dans la classe des critères de réussite. Et c’est tout !
Michèle Le Guillou a eu la réponse qu’elle cherchait : elle sait – et nous, maintenant, avec elle – ce qui se passe quand on laisse les enfants totalement libres de leurs cheminements : c’est la conquête, puis la saisie à pleines mains de leur liberté.
C’est plutôt démonstratif : pas un seul des 19 itinéraires ne ressemble à un autre, chacun va où le vent le pousse en fonction de ses capacités du moment et de ses désirs d’expression, d’expérimentation, d’exploration, de recherche... ou de ses pulsions profondes.
Certes, bien qu’il n’y ait aucune communication organisée, les enfants ne sont pas totalement ignorants des parcours des autres. Mais ils ne prennent chez eux que ce qui peut s’intégrer à « leur chaîne en cours de construction » (Freinet). Et, même si certains d’entre eux se laissent par moments influencer, ils retrouvent très vite leur liberté.

Quand on suit, pas à pas, jour après jour, et sur deux années successives, la production de chaque enfant, on est peu à peu gagné par un sentiment étrange qui doit s’apparenter à celui qu’éprouvent les fidèles admirateurs d’un peintre ou d’un auteur : on se rapproche de plus en plus de l’enfant, on suit de près son cheminement, on le voit hésiter, se reprendre, se décider, s’engager dans une voie, puis l’abandonner... on s’identifie de plus en plus à lui, on ne le juge plus de l’extérieur, on le comprend et, finalement, on accepte, on respecte cet enfant qui « sur le plan de la profondeur, est un enfant parmi tous les enfants, qui les vaut tous et chacun vaut autant que lui. » (d’après Sartre)

Oui, c’est bien à cela qu’on est conduit progressivement : à une égalité de l’accueil. Les dessins les plus hétéroclites, les dossiers, à première vue, les plus rebutants s’éclairent peu à peu. Il faut dire qu’au début, on les aborde souvent avec une optique « Arts plastiques », c’est-à-dire qu’on recherche des satisfactions d’ordre esthétique ou intellectuel. Mais, ici, il s’agit d’une tout autre chose. On pourrait, à ce propos, parler doublement de dessin-langage : le dessin considéré comme un langage se suffisant à lui-même et/ou comme le support d’une communication orale. De ce second point de vue, c’est Michel L. qui pousse les choses le plus à l’extrême : il se sert de ses griffonnages informes pour plaquer dessus des commentaires oraux visant à démolir de mille et une façons l’image de ses oppresseurs habituels. C’est comme s’il se fabriquait des taches de Rorschach pour projeter dessus ses interprétations. Dans le détail, elles paraissent incohérentes, mais l’ensemble est d’une remarquable homogénéité. C’est comme une compulsion de répétition.
À l’inverse, Fernando se situe essentiellement comme dessinateur.
Cependant, il convient de signaler que la production de nombreux dessins conduit, chez tous, progressivement, à une bonne maîtrise des formes. Et, même chez Michel L. qui ne s’en est jamais soucié, des amateurs d’art peuvent trouver l’occasion de jouissances artistiques.

Entre Michel L. et Fernando, l’éventail des comportements est largement ouvert. À vrai dire, on y trouve de tout et, parfois même, de l’absolument insolite. Comme pour les créateurs adultes, le champ de l’expression est pour ces enfants ouvert à l’infini. Et chacun, suivant son histoire ou ses capacités personnelles peut y dessiner librement son chemin.

Kandinsky disait que l’artiste doit rester sourd aux enseignements de son temps. Pour lui, tous les moyens étaient sacrés s’ils étaient en accord avec la nécessité intérieure. Il ne se souciait pas d’être compris par les spectateurs. Et c’est exactement ce qui se passe avec ces enfants qui ont accédé à la liberté maximale de réaliser ce qu’ils veulent sans jamais avoir à se soucier de l’opinion de qui que ce soit.

Cependant, il est tout de même étonnant de constater qu’aucun élève n’a échappé au désir de dessiner, à partir du moment où il s’est vu offrir les conditions nécessaires pour le faire. Faudrait-il tabler sur un désir universel de « salir » qui se manifesterait dès qu’une surface vierge se présente ? À moins qu’on ne cherche à témoigner de son existence en marquant les territoires comme le font les tagueurs. Il me semble plutôt qu’à l’égal de toutes choses, le phénomène de la Trace peut également s’inscrire dans un désir spontané d’expérimentation, un souci de communication, une recherche des plaisirs de l’action ou de la réalisation, un besoin de support pour ses fantasmes… etc. Sans compter, par delà les motivations originelles, la découverte inattendue d’un début de maîtrise qui s’installe dès que l’on a commencé à accumuler un certain nombre d’expériences et qui pousse à développer la satisfaction de soi qui s’y accomplit.

Dans cette classe, aucune censure ; tout y est singulièrement autorisé.
Par exemple, pour démarrer, on peut aussi bien s’appuyer sur des objets (ciseaux, rapporteurs, équerres) que sur des formes géométriques (cercles, carrés, losanges...). Ce ne sont que des supports de départ pour une imagination encore endormie et qui doit prendre le temps nécessaire pour s’éveiller au jour. On peut également respirer le parfum des idées qui circulent en attendant de s’installer dans ses propres idées que l’on découvre avec étonnement parce que l’on ne se savait pas les porter en soi-même. Cela procure alors une jubilation intense que l’on cherche constamment à renouveler ; comme cet Éric qui, ayant travaillé sur les animaux et la perspective, se met à imiter un certain temps les « monstres » de Philippe, puis se crée ensuite son domaine personnel de jouissances. Certains enfants suivent d’abord une piste, au hasard, pour voir ce que cela donne ; d’autres accumulent les occasions d’éprouver du plaisir : arabesques, géométrie, valeurs, quadrillages, « action drawing » – c’est le moment du dessin qui compte et non le résultat –... etc.

On ne devrait pas parler du plaisir de la communication puisque les productions ne sont pas présentées à la classe et que, par conséquent, celle-ci ne fait aucun commentaire. Cependant, il y a tout de même, là, une personne qui se contente d’écrire silencieusement sous la dictée. Elle se voudrait totalement neutre, mais elle n’en est pas moins présente. Et même si elle se tait (voir Lacan), c’est devant elle, sinon à elle que l’on dit les choses.

À ce propos, j’ai parfois été étonné par l’aspect projectif de certaines réalisations. C’est d’ailleurs très net chez la plupart des filles : reviennent constamment sur la scène des personnages de « petites filles » qui sont plus ou moins leur représentation dans la vie courante mais souvent, également, celles qu’elles rêvent d’être ; la belle, la chanteuse, la star, la championne, la danseuse…
Certains garçons manifesteraient même leur identité dans la forme de leurs dessins, bâtis, semble-t-il, sur l’initiale de leur prénom. Mais il est beaucoup plus avéré que des éléments d’agressivité, de peur, de jalousie, de drame et même de meurtre apparaissent.

L’examen de ces dossiers-itinéraires fournit d’autres enseignements. Lorsque l’institutrice les a vus, elle a été surprise de constater que certains enfants silencieux et même taciturnes avaient pu faire travailler leur imagination. Pourtant, ils étaient libres de s’exprimer ou non ; ils pouvaient se contenter de donner un titre : « Un bateau », « Un chien ». Mais ils ne s’arrêtaient presque jamais à cela. Aussi a-t-elle été étonnée de la capacité imaginative de ces enfants alors qu’elle ne l’avait pas perçue. Cela démontre bien que l’essentiel se passe en dehors de nous. Et si elle avait été davantage en attente de leur parole, celle-ci n’aurait pas existé !

Il faudrait également signaler des événements et des productions surprenantes, l’apparition, puis la disparition de la couleur, une vue plongeante sur un groupe nombreux, un couple de « virages » qui ont déjà un enfant-virage et qui en attendent un autre, ces deux équerres qui se rencontrent pour faire un petit, cette équerre en colère qui décide de ne plus tracer d’angles droits...

Mais ce qui détache par-dessus tout, c’est la possibilité d’une pédagogie du non projet.
Raymond Renaud (Art brut) dit :
« On va le plus loin quand on ne sait pas où on va. »
Et ces enfants qui ont parfois démarré très lentement parce qu’il fallait que leur liberté se révèle à eux-mêmes ont pu aller très loin dans leurs territoires bien qu’ils n’aient véritablement commencé à dessiner qu’au début du CM1. Et s’ils avaient démarré plus tôt, qu’en aurait-il été de leurs conquêtes : maîtrise des formes, installation dans leur domaine de jouissance, spécialisation, développement des commentaires oraux, déploiement en parallèle d’une écriture créative, établissement d’un meilleur équilibre psychologique qui favorise l’acquisition des connaissances, intérêt pour la culture artistique parce qu’ils auraient été eux-mêmes de la partie... ?

Cette pédagogie du non-projet a déjà été réalisée en français (voir « Rémi à la conquête du langage écrit » éditions Odilon). Et elle commence à bien s’installer en mathématiques. Et nous avons déjà prouvé qu’elle est également possible en expression orale et chantée, en gym... etc. Mais il faut un minimum de deux années en continuité pour qu’elle soit envisageable. En confectionnant ces dossiers-itinéraires, on s’est d’ailleurs aperçu que, la seconde année, la production avait souvent triplé et même quadruplé.

Mais cela n’a rien à voir avec la méthode naturelle !
C’est presque exact. En effet, la méthode naturelle suppose la communication dans un groupe. Or, ici, le groupe n’intervient pas. C’est qu’il ne s’agit pas d’une méthode naturelle d’apprentissage mais, plutôt d’une méthode naturelle d’expression non encadrée, non dirigée, non conditionnée. Ce qui change tout évidemment puisque, en cette occurrence, il n’y a pas de but. Cependant, de nombreuses acquisitions n’en sont pas moins présentes : on ne multiplie pas les expériences sans qu’il n’en reste des traces. Mais elles sont plus diffuses, plus étendues, plus complexes : que ce soit en maths, en français, en dessin, se mêlent en même temps des productions à caractère artistique, expérimental, thérapeutique, exploratoire, représentatif, subjectif, projectif, accumulatif... dans un apparent désordre où diverses tendances s’expriment, se côtoient, se chevauchent sans qu’aucune direction ne se manifeste encore, comme s’il s’agissait d’un brain-trust individuel qui jette dans le creuset de la pensée et de l’imaginaire des matériaux dont on ne saurait prévoir le métal qu’ils pourront constituer.

Cependant, la méthode naturelle d’apprentissage peut être associée à cette pédagogie du non projet car elle peut isoler, une ou plusieurs fois par semaine, des éléments de cette matière bouillonnante pour la présenter au groupe afin qu’il en fasse une étude de structure qui sera d’autant mieux assimilée qu’elle reposera sur du déjà pensé, du déjà exploré, du déjà familier. Et l’on travaillera alors sérieusement et efficacement parce que les individus auront été préalablement mis en état d’apprendre. Fort des nombreuses expériences déjà réalisées, on devrait maintenant également faire sa place à cette pédagogie ouverte sur l’avenir. Elle pourrait même s’imposer complètement à des esprits rationnels qui sauront en apprécier les avantages et conclure à sa nécessité.

En annexe
Voici la liste des dominantes chez chacun des enfants de cette classe :

1. Animaux, perspectives, puis beaux monstres agressifs.
2. Psychothérapie catharsis.
3. Variations sur un thème.
4. Décoration - monstres artistiques – tristesse.
5. « Action-drawing ».
6. Cercles - carrés - composition – beauté.
7. La fille qui se dit moche, pauvre et étrangère dessine des femmes qui réussissent.
8. Ce dessinateur doué, très productif, se spécialise dans l’étude des valeurs.
9. Soin extrême méticulosité - miniatures - idées originales : équerres ou virages qui deviennent parents.
10. Don pour le réalisme-imaginaire à base de réel.
11. Personnages décoratifs.
12. Dessins quasiment techniques et imaginaire débridé : « deux cœurs vont faire la révolution ».
13. Sorte de tests de Rorschach.
14. Dessins bruts, échevelés puis poésie de la composition.
15. Arrivée à Pâques, elle met les bouchées doubles : 72 dessins en trois mois !
16. Patience infinie – méticulosité – diversité des personnages ; utilisation des fonds rayés et de la réserve ; scènes complexes remplissant la feuille.
17. Originalité extrême – picassisme : « morceaux d’une fille dans les sept régions d’une étoile à 6 bran­ches » ; « pentagone humain »...
18. « Ciseaux personnages ».
19. Dilettantisme.

Cela illustre parfaitement la phrase qui se trouve dans les Instructions officielles pour les Arts plastiques au collège :
« Le dessin est tout autant une pensée, une mémoire, une projection, une notation, une abstraction, une démonstration que la trace du corps qui s’inscrit (dessin autonome, gribouillis, dessin automatique). »

Conclusion :
À l’instar de Michèle Le Guillou, organisons la liberté.

Paul Le Bohec, Août 2000

Texte paru dans Coopération N°113, Février/mars2001