Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Être d’abord citoyen de soi-même

Extrait de la plénière d’ouverture des rencontres « Centenaire de Freinet » Rennes octobre 1996
Paul Le Bohec, compagnon de Célestin Freinet, rappelle quelques étapes marquantes de sa vie depuis le temps où il gardait les vaches à l’endroit même où nous nous trouvons, jusqu’à son travail auprès des étudiants de L’I.U.T. carrières sociales sans oublier la rencontre avec Freinet en 1948 et sa petite école de Trégastel. Puis, micro en main pour être plus libre de parler aussi avec son corps, regrettant de ne pouvoir supprimer l’estrade, il rentre dans le vif du sujet.

Paul Le Bohec. - Il s’agit de parler de la citoyenneté et dans le programme c’est : « Citoyen dans l’école, citoyen dans le quartier, citoyen dans la ville », mais avant d’être citoyen à l’école, l’enfant devrait d’abord être citoyen de la classe, et avant d’être citoyen de la classe : citoyen de lui-même. Ce n’est pas le cas. Il y a eu une émission sur l’élevage des poulets : on leur donne une certaine quantité de nourriture et au bout d’un certain temps les poulets doivent être à point. On ne demande pas aux poulets s’ils sont contents. Eh bien, les enfants sont traités comme les poulets : ils n’ont pas leur mot à dire et à peine ont-ils fait quelque chose qu’il faut les évaluer, puis on les met dans un autre circuit et ils doivent gravir une nouvelle marche. Comme si le savoir se construisait par addition de briques : on pose une connaissance, une connaissance, une connaissance et on croit que c’est comme ça que marche, le savoir. Mais c’est pas du tout comme ça : le savoir marche par action, rétroaction, feedback, retour... C’est beaucoup plus complexe.

Je vais revenir à quelque chose de sérieux. On parle de citoyenneté, il faudrait que ce soit dans une communauté mais lorsque les enfants sont 25, 28, 30, ce n’est pas une communauté. Les psycho-sociologues disent qu’un groupe c’est entre 6 et 17, et si vous avez 25 vous n’avez pas un groupe, vous avez un rassemblement, et au delà de 25 vous avez un scandale, parce que la situation actuelle de l’enseignement, elle est scandaleuse. Si la France ne se préoccupe pas de ses enfants, si elle veut faire des économies sur ses enfants et bien elle paiera cher. Elle paiera en gendarmes, en prisons, en hôpitaux, en drogues, en sectes, et en suicides. Parce que de toute façon on n’empêchera jamais l’être de parler mais il peut parler à maladie, il peut parler à folie, il peut parler à destruction de lui-même, il peut parler à violence et c’est parce qu’il n’aura pas eu la parole autrement. La première chose à faire, c’est de permettre à sa parole d’exister.

Les avantages des classes à double cours
Comment peut-on résoudre ce problème ? Il y a des moyens très simples, il y a par exemple la classe à double cours. Dans un CP-CE1 là c’est possible, là ils peuvent exister, au lieu d’avoir un rassemblement, vous pouvez avoir deux groupes et deux groupes peuvent fonctionner. Bien sûr pas avec 30 gosses, avec 25 et si possible 20. Là les choses commencent à s’améliorer. J’ai été 30 ans avec des enfants de 6 à 9 ans, j’ai une grosse expérience de cela. Dans un CP-CE1 les petits sont aspirés par les grands, les grands sont un pas en avant et ils les mettent à un plus haut niveau. Et comme les grands ont les petits avec eux ils peuvent faire des révisions et bénéficient des idées neuves des plus jeunes.

Il y a aussi le temps agrandi : si vous avez un CP pur, c’est horrible, c’est l’usine à lecture, au début on a la matière première et à la fin de l’année on doit avoir un produit fini et vous savez dans quelle tension ça peut se faire parce que le maître craint le jugement. Alors il va falloir pousser et naturellement les enfants résistent et ils sont bloqués par l’angoisse du maître et c’est terrible d’être enfermé dans une année comme ça parce que les degrés d’apprentissage sont différents selon les enfants et quelquefois c’est la deuxième année, au premier trimestre du CE1, que les choses se mettent en place. J’ai pu faire beaucoup de choses dans ma classe parce que je n’avais pas peur. Si vous avez un CP pur, vous craignez ce qui va arriver après.

Il faut aussi du temps aux enfants pour s’habituer, il faut que le maître s’habitue aux enfants et que les enfants s’habituent au maître : Qu’est-ce qu’il veut ? Quelles sont ses intentions ? Comment faire pour être bien avec lui ? Cela dure 2 mois environ. Donc si on change de classe en CE1, il faut à nouveau 2 mois d’ajustement. À Pâques, on commence à bien connaître les enfants, l’année est presque finie et après on recommence avec une nouvelle fournée : des enfants qui ne vont pas connaître le maître et qui ne vont pas se donner le droit d’exister. Quand on perd ainsi 2 mois chaque année, en 5 ans ça fait une année de perdue. Et des enfants qui vont fonctionner, qui vont jouer à l’élève, qui ne vont jamais être l’enfant mais l’élève, ils ne vont pas sortir de leur statut d’élèves, ils seront des écoliers. Ils s’adapteront parce que l’école c’est comme ça, c’est un truc bizarre, un peu tordu, c’est en dehors de la norme mais il faut s’adapter et vous voyez les dégâts que ça peut faire en 5 ans. Et même plus, maintenant, puisqu’on commence à faire des fiches, à faire des évaluations en maternelle. C’est un système où les enfants n’ont pas le droit d’exister.

Edgard Morin dit quelque chose de très intéressant : « Pendant que les médias produisent une crétinisation de bas niveau, le système de formation produit une crétinisation de niveau supérieur. » et il n’y a pas besoin de faire de longues études pour s’en apercevoir, mais quand on sait que l’on peut faire autrement, ça met en colère.

Il y a un autre élément : lorsque les enfants arrivent dans le CP, il y a déjà une organisation de la classe, des habitudes, les enfants se coulent là dedans et dès le premier jour on peut commencer la classe. Il y a des habitudes d’expression, des habitudes de liberté d’expression, des habitudes de travail, des atmosphères de liberté qui se transmettent d’une année sur l’autre. Quand on a vécu l’expérience c’est autre chose, ce n’est pas de l’enseignement, c’est de la vie tout simplement. Les enfants et le maître aussi ont le droit d’exister, d’aller dans leur direction, là où ils veulent aller.

Le groupe a énormément d’importance. On dit « il faut mettre l’enfant au centre » mais à condition qu’il ne soit pas une cible. Il faut que l’enfant existe d’abord pour lui même jusqu’à l’entrée du CP. En CP, CE1, CE2 il continue à exister pour lui-même mais parmi les autres. Le premier stade c’est être soi-même, se développer, chercher ses choses personnelles et après il faut qu’il s’agrandisse un peu et le meilleur agrandissement c’est la classe de CP, CE1, CE2.

Donner vraiment du temps à l’expression
Freinet a toujours recommandé la correspondance. Pendant 11 ans, j’ai eu une correspondance et une coopérative, un journal scolaire et, à titre expérimental, j’ai voulu voir ce qui allait me manquer, ce qui allait nous manquer si je supprimais tout ça. Rien ne nous a manqué, on n’avait plus le journal à finir pour telle date, etc. enfin on était libres. C’était en contradiction avec Freinet ? Mais non, les enfants avaient des correspondants à deux mètres d’eux. Ils pouvaient parler avec eux, correspondre et entendre les autres. Il y a une marche à franchir : c’est la citoyenneté à l’intérieur de la classe, il y a ce stade là de 6 à 9 ans. Et ensuite, c’est obligatoire d’avoir de la correspondance, il est temps que les enfants s’ouvrent sur le monde, il est temps d’agrandir leur espace. Mais si on fait ça plus tôt, c’est qu’on ne fait pas autre chose et l’important c’est que les enfants soient en marche, qu’ils soient en marche ensemble, qu’ils construisent eux-mêmes leur savoir, qu’ils acquièrent l’élan, qu’ils retrouvent l’élan s’ils l’avaient perdu.

Le groupe est aussi indispensable pour acquérir du savoir, c’est une communauté scientifique. À propos de tout il y a des hypothèses qui sont émises et ces hypothèses sont naturellement critiquées mais il faut qu’il y ait une certaine ambiance dans la classe, que n’importe quelle hypothèse puisse être proposée. Karl Popper dit :
« Ce sont les hypothèses les plus folles qui sont les plus intéressantes parce qu’elles mettent en émoi la communauté. »
Avec des enfants qui ont la liberté de l’expression vous aurez les hypothèses folles et donc ça marchera, ça pourra fonctionner. Il faut voir comment ça fonctionne. J’ai l’expérience de la méthode naturelle de mathématiques. Il faut voir comment les propositions surviennent, comment elles arrivent et sur quelles bases, quelles bases profondes.

Un enfant de Berlin disait : « 5 souris plus un chat égal 0 souris. » C’est pas vrai 5 et 1 c’est 6 ! Évidemment si on parle d’ensemble et de sous-ensemble mais pourtant 5 souris plus un chat ça fait bien 0 souris, c’est bien le résultat, il y a quelque chose de vrai ; devant ça vous imaginez combien la communauté est en émoi, il faut bien situer les choses : alors là on parle de sous-ensembles etc. etc. En mathématiques il faut toujours savoir où on est. Mais je vais continuer sur les « 5 souris plus 1 chat égalent 0 souris » : Dans ce cas là, le chat c’est  « - 5 », mais le chat il pourrait bouffer deux souris, il serait « - 2 », il pourrait en bouffer 3000 ! Donc le chat c’est une variable, qu’est ce que c’est une variable ? c’est l’x, le chat fait l’x : « Félix le chat »…

Et pourquoi a-t-il parlé de chat et de souris ? Il a peut-être un chat qu’il aime beaucoup ? Ce n’est pas au hasard, dans les propositions mathématiques on croit que c’est gratuit, que c’est artificiel, mais non : c’est toujours nourri d’expériences profondes et c’est aussi un domaine d’expression.

Mais je voulais surtout montrer l’importance du groupe. Le groupe est important aussi pour l’audace. Quand on commence à écrire, on dit des banalités, pour ne pas être repéré mais, petit à petit, il y a une surenchère de l’audace, et on arrive très rapidement à l’expression totale des enfants, à la liberté de l’expression. Il y a un climat qui se crée, et il se crée s’il y a continuité parce que cela va se transmettre d’une année sur l’autre.

Il y a un autre avantage à travailler comme ça : avec une classe à deux cours il y a trois générations qui se connaissent donc, il y a des liens entre les générations. Et aussi il y a un passé, il y a un folklore de la classe, il y a des dessins au mur, il y a des constructions, il y a des textes, il y a une histoire de la classe. Et l’être humain se sent dans une situation normale, il n’est pas séparé, il ne joue pas, il est lui dans un processus humain, il est lui, humain, comme les êtres humains lorsqu’ils peuvent fonctionner.

Ce qui m’a surpris aussi c’est l’expression profonde. Je vous ai dit tout à l’heure que de toute façon un être parlera, il peut parler à négatif ou à positif. Face aux drogues de mort il faut proposer des drogues de vie et nous en avons en quantité mais il faudrait que le système soit organisé différemment.

J’ai été un des premiers à me rendre compte de la valeur disons « thérapeutique » de l’expression. Si je dis « thérapeutique » entre guillemets c’est pour ne pas faire peur, parce qu’on n’est pas à l’école pour faire de la thérapie. Mais Claude Hagège dit que dès qu’on émet une parole de soi, on est dans la thérapie. Donc les enfants sont dans ce domaine là.

J’avais un enfant qui s’appelait Rémi qui était très dyslexique. Il lui a fallu un an et un trimestre pour régler tous ses problèmes de confusion et d’inversion. Si je n’avais pas eu un CP-CE1 il serait parti dans la classe à côté et il aurait été traité de débile. Ce garçon là a pu petit à petit s’emparer de l’expression et il a pu le faire parce que mon souci dominant ce n’était pas la grammaire mais l’expression. L’école veut que les enfants arrivent à s’exprimer mais on travaille sur la forme et on pense que quand ils posséderont bien la forme, ils pourront s’exprimer, mais, dès qu’ils ont quitté l’école, ils posent définitivement le stylo. C’est un beau résultat !

Quand ils ont la possibilité de s’exprimer on a des surprises : j’étais dans une situation un peu spéciale qui m’a permis de découvrir ça : J’avais des fils de marins, c’étaient des marins au long cours, ils partaient au moins 6 mois, mais quand les pères rentraient je le savais toujours parce que ça se traduisait dans les textes. J’ai mis du temps à comprendre ça, c’était sous forme symbolique. Par exemple :
« Le gros éléphant est revenu dans la forêt et le petit éléphant n’était pas content. »
Quand les enfants ont accès au « texte libre libre », vous pouvez voir tous ces phénomènes apparaître. Il y avait aussi des fils de parisiens, les parents travaillaient à Paris mais on confiait l’enfant aux grands parents restés au pays. Donc j’avais des fils de pères longuement absents et des enfants de familles longuement absentes et la conjonction des deux particularités a fait qu’il est apparu une dominante d’expression profonde.

Mais après je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas besoin d’être fils de marin ou fils de parisien pour avoir besoin de l’expression profonde. Surtout, maintenant, de nombreux enfants sont très tôt cognés par le malheur, ils vivent des situations difficiles plus que jamais. Avant il y avait des recours, il y avait la nature, il y avait des personnalités mais maintenant l’école est le dernier recours et si l’école n’exerce pas son recours ce sera la catastrophe. Et là, on a du boulot !

Paul Le Bohec

Article paru dans les Actes des rencontres du Centenaire de Freinet, plénière d’ouverture, Rennes octobre 1996