Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Une grille sur un ski (3)

Le tronc principal

7. Gerbe d’hypothèses

Me voici donc, pour la première fois, sur des skis, en haut de la première « pente ». Il est évident qu’il faut descendre. Mais comment s’y prend-on ?

Sans le faire exprès, je me penche un peu trop en arrière. Mes skis se précipitent en avant : schplang ! je tombe sur le dos.

Je me relève comme je peux et je regarde les autres. J’en vois un qui skie, vertical comme un fil à plomb. Ça doit être ça la solution. Mais au bout de dix centimètres me voilà encore par terre, mon polygone de sustentation ayant fui en avant.

Je regrimpe laborieusement sur mes skis. Je me retourne un peu pour voir quelqu’un. Flang ! me voici tombé sur le côté. Quelle idée aussi de nous percher sur d’aussi maigres bouts de bois !

Donc ni penché en arrière, ni droit, ni sur le côté. Comment faire ? J’ai une solution à découvrir. Et comme toujours en pareille circonstance, une gerbe d’hypothèses se présente devant moi.

Autres exemples
Pour descendre une pente, quand on est à cheval, faut-il se pencher en avant, rester droit, ou se pencher en arrière ?

Quand on prend une nouvelle classe, au début de l’année, faut-il être sec ou coulant, faut-il être copain-copain, faut-il expliquer ce qu’on attend d’eux, faut-il leur déclarer son amour a priori ? (Et les élèves se disent : « comment prendre ce nouveau prof ? »)

Quand on arrive dans un nouveau groupe, que faut-il faire pour s’y insérer ? Faut-il repérer le leader et chercher à lui plaire ? Faut-il se taire et attendre ? Faut-il se lier au plus faible ?

À chaque instant de la vie, on est confronté à des choix, il y a une décision à prendre : il y a une gerbe de possibilités à chaque fois.

Méthode
Je sais que dès maintenant, il faudrait faire des boucles en reliant le présent au passé ou à l’avenir. Ça serait vraiment travailler dans la complexité. Mais nous n’y sommes pas encore habitués, ni vous, ni moi. Nous avons l’habitude de l’exposé linéaire : c’est comme cela que l’on comprend le mieux. Mais il ne faut pas oublier que la vie est complexe. Aussi, j’éprouve le besoin de rompre l’exposé linéaire en faisant deux boucles, au moins pour une fois :

Première boucle
Mes hypothèses, même si elles sont fausses, n’en ont pas moins été essayées. C’est un acquis : elles sont inscrites dans l’être. Je ne sais pas assez de ski pour savoir si je pourrais réutiliser cet acquis (si : se pencher de côté pour virer et slalomer). Mais je sais pour des quantités de domaines, que les essais non couronnés de succès seront bénéfiques lorsqu’il y sera fait retour. Tout essai est comme une pointe chargée d’électricité. Elle attend que la vie permette un retour en fulguration.

Biologiquement, ça se traduit par des mises en relation de synapses. Un chemin se crée pour l’influx nerveux. On ne l’utilise pas sur le coup parce qu’il ne convient pas aux intentions du moment, mais il est en réserve, c’est un acquis. Et c’est surtout pour cette raison que la recherche personnelle d’une solution est plus enrichissante que la solution bien ficelée que l’on reçoit d’autrui.

Deuxième boucle
Souvent les divers essais ne conviennent pas du tout au début. Mais ils permettent, parfois, de déboucher accidentellement sur des domaines ignorés. Et cela jusqu’au point d’abandonner la recherche en cours.

Exemple : un pianiste de cabaret essaie, pour la première fois, de s’expliquer devant une salle. Mais il a certaines difficultés d’élocution. La salle se tord de rire. Le directeur du cabaret l’engage immédiatement comme comique. C’est le départ d’une nouvelle carrière (Darry Cowl).

Maintenant que j’ai bien précisé que, pour chaque point particulier, il faudrait revenir à la globalité, je reprends l’exposé linéaire de cette recherche d’une grille de lecture du comportement de l’être humain dans l’apprentissage.

8. L’hypothèse prometteuse

Je suis encore en haut de ma pente. Comment faut-il s’y prendre ? Je regarde autour de moi. Une réchappée du ski alpin descend les pentes convenablement. Elle se penche en avant. Je vais faire comme elle. Miracle, je parcours au moins 123 cm avant de tomber. Elle est là, la solution. C’est la brèche. J’ai trouvé la voie : « Pour descendre, on se penche en avant. » (Tate One Man Sky). Et, en effet, c’est bien dans cette direction qu’il fallait chercher. C’est évident. Si j’avais un peu réfléchi j’aurais compris que la verticale issue de mon centre de gravité devait tomber un peu en avant de mon polygone de sustentation pour que celui-ci se glisse constamment dessous. Comme pour la marche, il s’agit d’une chute continuellement retardée.

Mais quand on est sur des skis, on ne peut réfléchir. Les jambes et le corps, ça ne réfléchit qu’après, quand le sol a suffisamment cogné dessus ou inversement.

Donc, en toute circonstance, il s’agit de trier, dans la gerbe d’hypothèses ouverte, la tige qui pourrait fleurir dans l’instant présent.

9. Critique des faits

Premier démenti
« Ah ! bon, il faut se pencher en avant. Eh bien ! allons-y résolument. »

Et je me flanque la figure dans la neige. Je n’y comprends rien, je croyais pourtant avoir trouvé. Mais le sol et la neige m’ont, à nouveau, dit non. Et avec eux pas moyen de tricher ; on est bien obligé de reconnaître qu’on s’est trompé.

Deuxième démenti
Bon, j’ai compris : il ne faut pas se pencher trop en avant. Mais, malheureusement, la seconde fois, je rectifie trop le tir : je ne me penche pas assez en avant. Et je tombe à nouveau en arrière. Cette fois, c’est par mes fesses que la petite voix sadique me communique : « Ce n’est pas encore ça. »

Pour savoir que je n’ai pas encore trouvé, je n’ai besoin de personne d’autre que les coups qui sanctionnent mes erreurs.

Ça n’a l’air de rien cette critique des faits. Mais c’est l’un des apports essentiels de Freinet : permettre la critique des faits. C’est un renversement considérable.

Entre deux limites
Ouais, je croyais avoir trouvé mais ce n’est pas si simple que cela. Ce n’est pas du type blanc ou noir. Ce n’est pas « trop en avant » mais c’est « assez en avant ». Pas facile à délimiter.

Heureusement, après de nombreux essais, soudain je comprends tout. Ou, plutôt, non, je sens corporellement qu’il faut situer l’effort entre la partie avant de la plante du pied et le talon. Évidemment, ça ne fait pas un grand espace. Mais quand on a senti cela, on peut descendre pour ainsi dire debout en maintenant la verticale dans le polygone du pied {orteils exclus). Penché trop en avant, le polygone s’essouffle à rattraper la verticale, penché trop on arrière, le polygone court trop devant.

Je communique immédiatement à ma camarade que j’ai compris le truc. Elle, qui va au cours chaque jour : « En effet, le moniteur conseille d’appuyer sur le talon, mais ça ne m’avance guère. »

Cela ne m’étonne pas : je crois qu’à ce moment essentiel du tâtonnement : celui de la critique des faits, celui des leçons prioritaires de la réalité, la parole est presque totalement inutile : on ne peut pas entendre. Tant qu’on n’a pas vraiment senti, on ne peut pas savoir.

Donc, pour le ski, la solution se situe entre un excès et un défaut, entre un trop peu (un pas assez) et un trop. Mais dans le ski, il y a d’autres nécessités de ce type :
– Le genou doit être à la verticale du ski, ni trop à droite, ni trop à gauche ;
– Le ski doit être à plat ni... ni...
– La verticale doit tomber à l’intérieur des deux pieds, ni... ni...
– Il faut pousser sur les bâtons suffisamment, mais pas trop ;
– Il faut suffisamment de fart, mais pas trop ;
– Il faut rester à l’intérieur de ses possibilités. Pour moi, ne pas aller au ski, deux fois par jour, malgré l’exemple des autres (plus jeunes), mais à ma convenance. Cependant il ne faut pas que j’interrompe mes essais trop longtemps sinon j’aurais tout à reprendre à zéro, je me désentraînerais.

C’est comme la pluie pour les patates primes, au mois de mai : tous les jours c’est trop, tous les deux jours, c’est pas assez.

Cette question des limites (à droite, à gauche), me paraît un point fondamental du tâtonnement expérimental. C’est d’abord ce qu’on essaie de définir. « Jusqu’où je peux ne pas aller trop loin ? » On peut réussir à partir du moment où on sait rester entre deux limites (voir vélo, patin, cheval, voile, cuisine (suffisamment cuit), forge (burin suffisamment trempé), plâtre, ciment (suffisamment pris), bref tout ce qui est équilibre. Et qu’est-ce qui n’est pas équilibre : inflation-déflation, non non-directivité, sports, économie politique... Qu’est-ce qui n’est pas équilibre dynamique entre deux extrêmes ?

Attention, il ne s’agit pas de trouver une ligne de juste milieu idéale. Non, autour de nous, la vie est fluctuante : les données changent constamment, il faut constamment s’adapter aux situations, il faut être vigilant pour rester près de la ligne.

Nota. – Que l’on commence par l’excès ou par le défaut cela n’a pas d’importance : il faut recevoir les deux démentis. Et c’est d’abord cela que l’on cherche. Et qui nous est vite donné. Et c’est à l’intérieur de ces lignes jaunes qu’on risque de trouver la solution.

Franchissement de la limite
Et si on dépasse volontairement la limite ?

C’est l’ouverture d’un nouveau domaine de tâtonnement car on peut travailler la chute, l’accident.

Pour les cascadeurs, la limite inférieure, c’est le non-accident ; la limite supérieure c’est le mur de béton que l’on emboutit à plus de cent à l’heure.

Les plongeurs, les judokas, les goals travaillent la chute. Il y a aussi le dérapage contrôlé, la musique atonale, le mime...

(à suivre)

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°7, 10 janvier 1978, p.23-25
(Suite des articles parus dans les n°4 et 5 de l’Éducateur année 1977-78)