Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Une grille sur un ski (4)

10. Critique des exemples

Mais parfois les faits ne font que nous répéter : « Non, ce n’est pas cela. Nenni, vous n’y êtes pas encore. Vous n’en approchez point. »
C’est décourageant, c’est l’impasse totale. Où peut-on trouver du secours dans cette terrible extrémité ? Eh bien ! auprès de ceux qui réussissent.

Imprégnation inconsciente
Rien n’est formulé. Sans même se le dire, on regarde intensément celui qui réussit à descendre.
Gérard est un bon moniteur. Il sait qu’il ne faut pas trop parler. Quand quelqu’un s’y prend mal, il le rattrape ou l’attend et se place devant lui pour skier, sans rien dire. Et l’esprit d’imitation qu’il y a en nous, ou le désir de s’accorder, d’entrer en résonance nous font à peu près intégrer le bon comportement. C’est pour cette raison qu’à un moment donné, je me suis trouvé un peu en avance sur mes camarades débutants, sur le plat tout au moins. En effet, un mois auparavant, en attendant des séquences de foot à la télé, je m’étais farci une heure de championnat du monde de biathlon (ski de fond + tir).
Et pourtant, je ne savais pas que j’allais venir au ski à Pâques. Mais, à cette occasion, j’avais vu plus d’une centaine de fois le geste juste. Et je l’avais inconsciemment assimilé.

Cette imprégnation inconsciente est souvent imperceptible. Mais il suffit d’observer des enfants dans la cour pour l’apercevoir. Et surtout de vous observer vous-même.
Le rôle de l’adulte peut être d’offrir l’exemple d’un geste plus pur, d’une réalisation supérieure. Au moins pour les plus forts du groupe. Les autres préférant regarder ceux de leurs camarades qui réussissent mieux qu’eux et qui ne sont, eux, qu’à un pas en avant.

Prise de conscience - Analyse
Quelquefois, c’est inconscient. Mais, parfois, c’est conscient : « Mais, bon dieu comment Jacques s’y prend-il donc pour gravir aussi rapidement les bosses ? J’ai beau regarder. Je ne pige pas son truc. Ah ! si, ça y est, j’ai compris : il tape très vite, alternativement, avec ses bâtons. »
Et ça, il se trouve que j’en ai l’expérience car, souvent en été, pour monter les pentes de la montagne à vaches, j’utilisais deux bâtons, malgré les critiques et les rires.

Souvent donc, une analyse de la situation fait avancer les choses. Mais il faut être disponible pour cela, il ne faut pas être empêtré dans des problèmes psychologiques. Et puis, ça dépend des tempéraments. Certains ne peuvent apprendre que par imprégnation, dans une globalité. D’autres pigent tout de suite la structure. Mais s’ils en restent à cette mécanique, ils ne perçoivent pas la totalité qui est toujours au-delà de la structure.

Le rôle de l’école pourrait être de faire acquérir par tâtonnement expérimental, des éléments d’analyse et de compréhension dans tous les domaines. Elle devrait permettre également des desserrements sur le plan psychologique. Enfin, elle devrait se contenter de proposer mais, ne pas forcer, respecter les différentes façons d’être au monde. Proposer un agrandissement de la personnalité mais pas l’éclatement.

11. Critique de parole

Grâce à la critique des faits et des exemples, on progresse vers la solution. On sent vaguement ce qu’il faudrait faire. Alors peut se placer utilement, ici, la critique de parole.
– C’est pas mal pour grimper cette bosse. Mais vous travaillez encore trop sur les bâtons. Vous vous fatiguez inutilement. Regardez : tout est dans l’impulsion. Travaillez au rebond. Et hop ! je rebondis.
– Non, non, vous faites de trop grands pas. Impulsion verticale. Là, ça y est, vous avez pigé.
– Non, monsieur, sur les deux skis ! Vous avez tout descendu sur le ski gauche. Regardez.

Et Gérard passe devant moi, joignant ainsi le geste à la parole.

Avec toute cette préparation, toutes ces leçons des choses et des êtres, je suis presque au point. Et hop ! une rectification ultime me permet d’atteindre :

12. Le palier de la première réussite

Cet ordre des critiques : faits, exemples, paroles est très important. C’est le renversement apporté par Freinet. Avant lui, l’école disait tout ce qu’il y avait à faire, en théorie du moins. Mais on n’avançait guère parce qu’on n’avait pas été ouvert sur la question par les démentis de la réalité. On avait des réponses avant d’avoir les questions (et il n’était pas apporté de réponses aux questions que l’on avait).
Cet ordre des critiques est presque nécessaire :
– Tant qu’on nous parle, notre savoir est maigre.
– Si on voit faire, on sait déjà mieux.
– Mais si on fait, on peut savoir vraiment.
– Mais il y a une quatrième possibilité : inventer.
À ce moment l’être se trouve en totale ouverture. Et il a un besoin intense d’écouter ceux qui parlent (oralement ou par écrit : livres, manuels...). Il regarde avec passion ceux qui font. Et il retourne à la pratique avec un grand engagement. En attendant de vouloir réinventer à nouveau. Et cela dans une spirale de connaissance sans fin.

On peut commencer par n’importe quel point. La parole et la vision peuvent influer sur la décision. Mais les choses ne commencent vraiment à tourner que lorsqu’il y a action.

Boucle
Il y a souvent des boucles. Quand on a accompli l’action, nous reviennent alors à l’esprit des paroles ou des images qui avaient été mises en mémoire, sans qu’on y ait même pris garde. C’est pour cela que le savoir apporté par l’école traditionnelle n’était pas totalement inutile. Mais c’était une information qui restait abstraite tant qu’il n’y avait pas action. Et comme il y avait presque uniquement souci d’information...

Donc, le maître (l’entraîneur, le moniteur, l’adulte, l’enfant plus âgé, celui qui sait) peut aider par la parole s’il aide à prendre conscience (et certains sont très doués pour cela). Mais s’il parle trop tôt, il assomme les gens et les décourage. Et en plus il les dépossède de leur conquête. N’oublions pas que la psychologie est toujours présente.

Reprenons le schéma. Où en sommes-nous ?

13. Règle de vie

Donc, à la suite de rectifications successives, on a réussi une première fois. Et que se passe-t-il après ?

Répétition pour vérification
Aussitôt après, on commence la série des répétitions. Il semble qu’il y ait un moment de vérification. On n’en croit pas ses yeux :
– Regarde, j’ai trouvé le truc. Il n’y a qu’à faire ça et ça marche à tous les coups.

On éprouve le besoin de se communiquer et de communiquer sa conquête. Personnellement, c’est pour monter les bosses en frappant alternativement des bâtons que j’ai éprouvé le besoin de me convaincre que c’était bien ça le secret. Mais on passe très vite, sinon directement, à la

Répétition pour l'intégration, pour l'assimilation
C’est comme une sorte de folie. Pendant un moment, on ne peut plus faire que ça, on est sourd à tout le reste. Il y a sûrement, à la base, une nécessité psychologique d’agir ainsi.
On continue jusqu’à ce que les pieds aient 2,20 m de long et que les mains soient des rosaces au bout des bras de 1,50 m de long.
On répète, on répète. Alors, on fait la deux et demi (2,5 km), puis la cinq, puis la huit. Et on guigne vers la dix.
On traînait ses bouts de bois. Maintenant on glisse. Quand on monte, on sait prendre l’élan à partir de la bosse précédente, on sait faire jouer le ressort des skis, on synchronise les skis et les bâtons : on sait marcher à quatre pattes debout. Quand on descend, on prend une bonne position, on se permet même le stackling. Ce n’est pas encore parfait mais ça commence déjà à s’ériger en règle de vie.

14. Technique de vie

Si on continue, on intègre si bien qu’on peut presque lire son journal en skiant, comme on peut le faire en marchant dans un parc, ou en portant sa cuillère à sa bouche, sans manquer le trou. On possède vraiment la technique. On a fait tellement d’économie qu’on n’y pense plus, l’influx nerveux passe dans une chaîne économique de neurones : c’est devenu automatique.

Style
Peu à peu, les erreurs disparaissent. Les oscillations de part et d’autre de la ligne idéale diminuent d’amplitude. Et on tend de plus en plus vers le style parfait : celui des moniteurs qui éliminent presque totalement les gestes inutiles et restent bien en ligne (voir aussi les coureurs cyclistes, les patineurs...). D’ailleurs, le lieu du style, c’est la scène sportive... et la piste du cirque, et l’art, et le métier.
Nous admirons car nous savons le travail de « mise au point » que cela représente et que nous ne sommes peut-être pas à même d’accomplir (parce qu’on n’est pas assez névrotiquement impliqué, parce que la vie ne nous a pas permis de commencer plus tôt, parce qu’on a de moyennes dispositions).

L’école devrait permettre à chacun de commencer très tôt la recherche de ses chemins névrotiques.

Les polyèdres sont en contact par leurs pointes, puis par leurs arêtes, puis par leurs faces : le courant passe facilement.

Paul Le Bohec

P.S. — L’hiver revient. Joie. Je vais pouvoir recevoir beaucoup de démentis qui vont me permettre de mieux « actionner » encore ma théorie. Pour vous elle n’est encore qu’une information, très contestable. Mais cette parole au début de la spirale et la neige que vous allez trouver vont peut-être vous permettre de vous lancer sur la construction de votre propre théorie. En joignant nos efforts nous pourrions installer un fil conducteur intéressant. Et si chacun dans son domaine regardait aussi son propre tâtonnement ?

(à suivre)

Paul Le Bohec
Parthenay, 35850 Romillé

Texte paru dans l’éducateur n°8, 30 janvier 1978, p.29-30
(Suite des articles parus dans les n°4, 5 et 7 de l’Éducateur, année 1977-78)