Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Créations orales : langages inventés

CP – CE1 Trégastel (22), 1966

Tout a commencé lorsque deux enfants du CE1 (sept ans et demi) ont annoncé en rentrant de récréation :
« Monsieur, on a inventé du chinois. »

Heureusement, à ce moment-là, le maître avait enfin compris que toute création enfantine repose sur des bases sérieuses. Et il a ouvert le micro.

Évidemment, cela commence par un rire. En effet, on dépasse ici l’interdit du langage sans signification qui a été très tôt inscrit dans les êtres par la famille et l’école. Et tout dépassement d’interdit provoque le rire.

Puis le maître se fait complice des deux enfants qui tentent de faire croire à leurs camarades qu’ils se comprennent en parlant « chinois ». Mais ceux-ci, habitués à se méfier des provocations du maître, ne s’en laissent pas compter.

Mais voilà qu’à son tour, le maître lui-même est l’objet de la même tentative de force.

Tout ceci provoque une intense réflexion sur le langage. Les enfants prennent conscience de ses composantes : arbitraire du signe ; langage = fait social ; nécessité de la convention ; retour à la réalité locale : existence du breton, de l’italien des parents carriers, des langues étrangères de la radio.

On s’aperçoit qu’on pourrait étendre à la linguistique, à la mathématique, à la philosophie... la parole de Delbasty :
« Il ne faut pas mener l’enfant à la science, la science est dans l’enfant. »

On pourrait percevoir en outre les divers autres domaines de l’exploration : la dégustation subjective des phonèmes, l’interprétation a posteriori des textes créés, la communication...

La deuxième face voit la fin de la farce et la création de nouvelles chansons. La troisième, celle qui se termine « comme une chanson bretonne » est un événement. En effet, c’est la première fois que Pierrot crée vocalement. L’absence de toute contrainte de signification a dû le sécuriser suffisamment. Il met dans sa chanson une sorte de véhémence vocale. II faut dire qu’il est très chargé : à sept ans, il est l’aîné de quatre enfants. Il s’interrompt un instant parce qu’une bouffée de conscience de la possibilité du ridicule lui remonte à l’esprit. Mais nulle trace de jugement dans l’environnement. Alors, il repart.

La quatrième chanson : « Com, com, com » est différente. Elle est presque uniquement consacrée à l’étude objective de ce qui se passe quand on tord sa langue ou ses lèvres. C’est dans cette même optique que se déroule le dialogue « A na ka na ona » en « japonais ». Il a été créé l’année suivante par Patrice et Jacques, anciens CP devenus CE1. Il permet de prendre conscience du rôle de l’intonation dans l’interrogation, de la nécessaire alternance des voix...

Mais, tout de même, ce disque est plutôt farfelu. Toutes ces incongruités d’enfants ne méritent vraiment pas d’être enseignées !
Alors, écoutez Nanane, petite fille de deux ans environ, qui, allongée sur une carpette, griffonne sur un cahier de dessin. Et vous verrez que c’est peut-être de cette façon que les enfants assimilent le langage.

Elle commence : « Pour qui, çui-là. Pour la petite conteil. » (Pour qui celui-là ? Pour la petite conteil.)
Puis elle se lance dans une très longue improvisation dont nous ne fournissons que quelques extraits, riches de multiples éléments :

  1. Absence de toute signification.
  2. Longues répétitions pour l’assimilation des sons mouillés en ail, eil, oil et d’autres phonèmes, probablement de découverte récente.

Cela fait penser à l’escalier de Freinet : montée verticale vers la découverte, puis répétition pour intégration.

Mais, en outre, on peut distinguer également une expérimentation, pour ne pas dire une recherche, qui concerne :

  1. La longueur des vers (nombre de pieds).
  2. La hauteur des sons : piku. piku.
  3. Leur intensité : piku. piku.
  4. Le rythme (jazz) : 2 - 2 - 2 et 2.
  5. Le timbre.
  6. Le bercement par la mélopée.

On comprend combien la libre expression des enfants peut être chargée de contenu. Elle doit être entièrement respectée. Car elle recouvre des phases diverses de l’assimilation du langage.
On pourrait même dire : des langages. En effet il semble que la saisie des phonèmes des langues étrangères est difficile, surtout parce qu’on a interrompu l’exploration vocale. Ils étaient sans doute tous présents au départ. Mais le milieu a poussé à l’élimination de tous les phonèmes non utiles à la langue maternelle. La conservation de l’expérimentation libre qui procure pourtant tant de jouissances, de connaissances, de plaisir d’échange, de projection empêcherait une sélection aussi rigoureuse. Elle augmenterait les capacités d’assimilation des sons étrangers (devenus étrangers à soi-même).

Et voilà pourquoi votre fille et votre fils ne doivent pas rester muets.

Cela, il faut que l’adulte l’accepte. Il doit comprendre que c’est sérieux.

Mais il pourrait le vérifier par lui-même. Il y découvrirait d’ailleurs des joies nouvelles. Et, en particulier, celle d’expulser enfin tout ce qui a été sauvagement réprimé en lui, depuis le fond de son enfance.

Paul Le Bohec

Article paru dans Art enfantin n°88, février mars avril 1978, p.46-47

Disque ICEM n°17 (À l’écoute de la bande)

Première face
Rires
– Elle est bien. Ils parlent pas la même langue que nous. C’est peut-être les correspondants ! Il y en a un qui parle comme ça à Bresles !
– Il chantait la vache.
– C’est quelle classe ?
– L’autre dit un truc en chinois. Il a dit ce que ça signifiait dans l’oreille du maître.

Deuxième face
– C’était bien. Je sais pas en quelle langue ils chantaient.
– Comment ils chantaient ?
– Ben ils inventaient.
– Où habitent-ils ?
– Il y avait une fille qui chantait et une autre qui chantait en même temps. J’ai compris « le petit oiseau s’envole ».
– Ils chantaient bien, les chansons étaient bien.
– On aurait dit que quelqu’un pleurait.
– Où ils ont appris ces chansons ?
– Ils les ont inventées dans leur tête, c’est comme moi j’invente des chansons.
– Nous aussi, on a inventé comme ça.
– C’est intéressant, on pourrait le danser.
– Elle est bien la dernière. C’était une toute petite. Elle chante bien. Je la félicite. Dans la dernière, la petite était marrante : elle disait « une piqûre, une piqûre », puis « panpan cucul ».
– Il y en a un qui parlait normalement. Puis la petite disait « pas piqûre, pas piqûre ». Je félicite tout le monde. Ils ont bien chanté. Ça donne envie d’en faire autant !
– On peut apprendre. Vous le savez, vous, monsieur !
– On peut inventer : quelqu’un fait une idée, il la fait devant tout le monde. Après on peut inventer n’importe quoi. On essaye ?

Les interventions du maître dans (et sur) les créations enfantines sont choses délicates... et elles sont curieusement absentes dans nos publications. Pourtant nous sommes convaincus de leur importance. La « part du maître » revient souvent dans notre discours, mais abstraitement. La tâche de l’éducateur est si complexe qu’il est culpabilisé à l’avance, tant sont grandes les chances de se tromper et surtout d’être critiqué. Peu d’entre nous ont eu le courage d’enregistrer des moments de classe avec leurs interventions et encore moins l’audace de diffuser leurs enregistrements.

Paul Le Bohec, douze ans plus tard, propose ce disque. II n’interviendrait certainement plus comme il le fait ici. À nous de nous enregistrer et de témoigner maintenant.

Jean-Louis MAUDRIN