Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Une grille sur un ski (7)

18. Dialectique

Remarques complémentaires sur la différence entre la loi donnée et la loi trouvée dans le tâtonnement :

Voici donc le schéma général du tâtonnement expérimental tel qu’il ressort de notre réflexion basée, évidemment, sur les idées de Freinet qui s’appuyaient, comme nous essayons de le faire après lui, sur la réalité complexe de la vie quotidienne.
Nota. – J’ai négligé de reprendre ici la conjonction avec d’autres tâtonnements car il en a été beaucoup question dans le schéma précédent.
Un schéma peut être utile parce qu’il permet une certaine visualisation. Mais il ne saurait tout dire, tout recouvrir de la vie complexe. Aussi est-il nécessaire maintenant de proposer quelques petites réflexions complémentaires.

Accès direct à la loi
En de très nombreuses circonstances, on n’a pas à tâtonner pour trouver la solution. On y arrive très souvent directement. Par exemple, pour reprendre celui de Freinet, la brebis qui redescend de la montagne peut rentrer directement sans sa bergerie. Et on n’aura pas à l’en détourner les jours suivants. Dans une nouvelle ville, on peut trouver, directement, la rue qui mène à la mairie. Dans un nouvel établissement, on peut trouver directement la porte des waters. En bien des circonstances, on découvre la bonne porte, le bon couloir, le bon parcours, la bonne direction, le bon geste, la bonne attitude, du premier coup, sans passer par les trois critiques {faits, exemples, personnes). Et peut-être, parfois, grâce à un flair de plus en plus juste qui a pu se construire par tâtonnement.
Le schéma de l’accès direct c’est :
Mais ce n’est pas toujours une chance de n’avoir pas eu à tâtonner. La loi « tombée du ciel » n’apporte pas tout.
Pour préciser notre idée, nous allons examiner la différence entre la loi donnée et la loi trouvée.

La loi donnée
C’est la solution apportée par autrui sous forme de conseils, de recettes, de modes d’emploi, de renseignements, d’instructions, d’indications plus ou moins impérieuses.

Elle est très intéressante. Il n’est évidemment pas question de la refuser, bien au contraire. En effet, s’il fallait tâtonner pour chacun des actes de la vie, on ne pourrait pas vivre. L’être humain doit pouvoir disposer d’un savoir de recours auquel il peut se référer quand il ne peut pas faire autrement. C’est ce que l’école d’autrefois essayait de fournir, en dispensant les gens de chercher.

D’ailleurs, quand on a longtemps tâtonné sans trouver, quand on a souvent échoué, on est bien porté à croire les livres et les gens d’expérience. Une inquiétude légère de la solution est positive. Mais une angoisse de la solution est sûrement négative. Et il vaut mieux avoir, au moins, une solution.

La loi donnée par autrui peut rendre service quand on est pressé, quand on veut augmenter ses chances, quand on a absolument besoin de réussir. Et quand il y a danger.
Car il y a des situations où il est nécessaire de recourir à des lois données.
Faut-il avoir d’abord coulé une bielle pour accepter de croire ce que disent les autres : « Il faut souvent vérifier le niveau de l’huile dans le moteur » ?
Si on doit utiliser des éléments fragiles et chers : un transistor, une lampe à rayons X... on a intérêt à suivre scrupuleusement les indications données.

C’est qu’il y a également un tâtonnement de la « nécessité impérative » à effectuer. Pour parvenir à son acceptation, il faut avoir fait des expériences. Et, évidemment, il vaut mieux avoir commencé à bousiller un appareil à 60 F plutôt qu’un appareil à 3 000 F. Le premier peut enseigner aussi bien que l’autre qu’il y a parfois un maximum de précautions à prendre, sinon c’est la mise hors service définitive. On ne saurait faire ses premiers apprentissages avec des Stradivarius, des Leica, de la peinture à l’huile, de la toile – cependant, là encore, il y a des limites : certes, les premiers instruments doivent être robustes, mais de qualité suffisante –. Est-ce à dire que le tâtonnement expérimental n’a pas sa place en tout temps et en tout lieu ? On pourrait penser qu’il y a à tâtonner aussi sur des matériaux voisins. On pourrait dire que lorsqu’on nous a donné une loi, tout n’est pas fini pour autant. Bien sûr, on a ce qu’il faut pour réussir suffisamment. Mais on a tout de même à se perfectionner pour diminuer les oscillations et parvenir à la pureté du style. Et à conjuguer ses réussites avec d’autres éléments...

Mais, il ne faut pas se dissimuler que certains tâtonnements ne sont pas recommandés ; ils sont parfois même interdits. Car on ne peut pas tâtonner impunément avec tous les médicaments, avec des champignons, avec des produits volatils... De la même façon, les apprentissages de la conduite d’une voiture, d’un bulldozer, de l’équilibre sur les rebords de fenêtre, du parachutisme... doivent être suivis de près.

Elles vont peut-être apparaître bien nombreuses les circonstances qui nous conduisent à recourir à l’expérience d’autrui et à nous soumettre à des prescriptions impératives.
C’est vrai, elles sont nombreuses. Mais il faut bien voir qu’une marge énorme nous est tout de même laissée. Heureusement d’ailleurs car nous risquerions de tomber dans un danger mortel, non plus pour le corps, mais pour l’esprit. Car il y a risque de se soumettre toujours au savoir d’autrui, de se mettre sous sa dépendance, de tomber en son pouvoir. Il y a risque d’aliénation.

Pour le percevoir, il suffit de considérer à quel état les gens ont été réduits autour de nous. Il suffit de considérer les milliers de personnes qui, ayant toujours fonctionné suivant les valeurs (les règles de vie) de leurs parents et de leurs enseignants ne cherchent plus qu’à connaître toujours plus de recettes, de trucs, de méthodes de résolution pour les apporter aux autres afin d’être payés cher et considérés pour cela. Pour toutes ces personnes, le phénomène est le même : ils ont accepté de renoncer à eux-mêmes, alors, il faut que ça rapporte.

Car ne pas renoncer à soi-même c’est vouloir conduire le plus possible de ses apprentissages et dans les domaines que l’on s’est choisis. Et à mon avis, ce n’est pas une conduite apprise. N’avez-vous pas, comme moi entendu des enfants crier : « Non, tout seul » à ceux qui voulaient les aider ?

Mais j’ai vu aussi des étudiants gueuler pour qu’on les laisse seuls devant leur tour de potier. Car ils avaient à se protéger de tous ceux (étudiants, professeurs) qui avaient déjà passé par là et qui voulaient « ramener leur science », c’est-à-dire se servir de leurs connaissances pour s’assurer un pouvoir.
D’ailleurs, certains étudiants préféraient quitter l’atelier plutôt que d’avoir à apprendre sous la coupe d’un professeur. Ou alors, ils y venaient entre midi et quatorze heures. N’est-ce pas significatif ?

Pour comprendre leur attitude et tout en reconnaissant certains avantages momentanés de la loi donnée et même ses nécessités, il faut examiner maintenant la loi trouvée.
La loi donnée c’est :     1ère réussite
Et la loi trouvée c’est ça, plus tout ce qu’il y a en dessous et qui fait tellement défaut.

La loi trouvée (la solution découverte)
Car l’un des plus forts plaisirs de vivre, c’est de construire par soi-même ses lois personnelles. Et une part de ce qui est le plus intéressant se trouve précisément dans le dessous.

Il suffit pour s’en convaincre de reprendre le schéma du début de cet article car une loi construite donne des possibilités rayonnantes. Et toutes les étapes de la construction sont intéressantes à plus d’un titre.

Piaget dit quelque part : « Comprendre, c’est réinventer. » Comprendre, prendre avec soi, assimiler, intégrer, posséder la solution, la loi, savoir ce qu’il faut faire en telle circonstance, ce qui va se passer, en augurant positivement, des résultats, c’est avoir bâti sur son expérience, c’est semer dans un terreau riche, c’est se raccorder à tout le paysage.

Commençons par le bas.
On construit ses savoirs sur ses bases propres
– en fonction des nécessités du milieu,
– parce qu’on en éprouve le besoin,
– dans une continuité,
– à partir des savoirs, déjà accumulés et des perceptions nouvelles,
– à partir des exemples fournis,
– par désir d’imiter,
– par désir de savoir comme les autres,
– par questions personnelles,
– sur ses pulsions propres.

On essaie plusieurs hypothèses. Même abandonnées, elles n’en ont pas moins été enregistrées. Et elles pourront être reprises.
Une fausse hypothèse peut ouvrir à un domaine nouveau qui peut se révéler tellement intéressant que l’on en viendra à abandonner la recherche initiale.
Peu à peu, également, on acquiert le flair nécessaire à la découverte rapide de l’hypothèse prometteuse. Il y a également un tâtonnement de la recherche. Peu à peu, on apprend à découvrir plus rapidement, plus justement. Peut-être par une amélioration de la perception des repères et des signes.

Les démentis des faits permettent également de situer rapidement les limites. On sait mieux où on est, on situe mieux son action, on est sur un large palier et non plus aveugle sur une corde raide avec un vide mystérieux à droite et à gauche.

La critique des exemples peut faire s’établir des relations. Elle peut faire participer à un groupe de recherches. On n’est pas seul, on communique, on vit le groupe, on peut s’identifier à ses objectifs (voir les classes institutionnelles de Mendel. Il y a aussi tâtonnement des groupes, des classes).

La critique de parole peut aussi créer des relations. Elle donne l’expérience de l’aide et, également celle des tentatives de prises de pouvoir.

La réussite est due à soi, elle provoque une joie à l’être. Elle le rassure sur lui-même, sur ses capacités. Elle lui donne de l’élan, du courage. C’est lui qui perçoit les possibilités d’extension qu’il peut développer suivant ses capacités propres. C’est lui qui découvre les composantes, qui opère les disjonctions, qui invente des conjonctions avec ses activités propres, construites sur ses bases personnelles.

Bref, c’est un être en pleine activité, ce sont des êtres, des groupes, des classes en pleine activité, dans une grande autonomie et une plus grande liberté personnelle, une plus grande indépendance du savoir d’autrui.

Le savoir que donne la loi trouvée est plus immédiatement utilisable parce qu’il a été construit en situation. Et il permet de tâtonner sur les situations. Son intégration à l’être est plus rapide parce qu’il y a motivation. Tout l’être se trouve en éveil ; il ne subit pas.

La loi trouvée habitue à prendre la vie dans toute sa largeur, dans toute sa complexité. Elle rend ouvert au monde. Elle fait s’y intéresser et décoller du fonctionnement traditionnel suivant des schémas, des modes, des conditionnements, des soumissions. Elle permet d’être de beaucoup de parties. La culture de chacun peut alors se bâtir sur son expérience, sur ses intérêts propres. En se raccordant au groupe quand il le faut. On voit combien la loi trouvée est riche d’harmoniques, de vibrations, de résonances, de correspondances.

À côté d’elle, comme la loi donnée paraît sèche, artificielle, maigre, détimbrée. Elle n’est pas dans un courant, elle est plaquée, elle peut être dangereuse pour l’autonomie.

La priorité donnée à la loi trouvée, c’est peut-être ce qui fait tout l’intérêt de la pédagogie Freinet.

Intelligence : perméabilité à l’expérience ?
C’est la définition de Freinet.

Quelqu’un de perméable voit vite, sent vite les rectifications à apporter pour arriver au palier de la première réussite. Après, la trajectoire devient vite rectiligne : diminution immédiate des oscillations. Les composantes sont vite perçues. Le tâtonnement est fructueux. L’arbre est très diversifié et les fruits sont nombreux.

Quelqu’un de peu perméable perçoit mal les démentis. Ses corrections sont lentes.

Mais si ses expériences sont nombreuses, s’il dispose du matériel et du temps nécessaire, il arrivera tout de même au palier de la réussite.
Il faut respecter les temps, certaines maturations sont lentes. Parfois au départ, seulement. Après ça peut aller plus vite.

Mais de toute façon, il faut respecter les êtres pour ce qu’ils sont. Et partir de leurs intérêts. Car alors, ils auront le courage de recommencer pour réussir et de répéter pour intégrer. Et alors parce que chaque activité est une activité globale, ils s’intéresseront à des composantes. Parce qu’il s’agira de leur affaire à eux. Et, ainsi, ils pourront développer un maximum de leurs potentialités.

Il y a donc un respect des êtres à promouvoir et un respect de leur façon d’être au monde. Et les brillants – mais superficiels ; ceux du blanc ou noir – auront beaucoup à apprendre de ceux qui ont l’expérience de la souffrance, des avanies, des répulsions, des rejets, des familles disloquées, de la solitude, du handicap physique ou intellectuel. Et qui savent aussi philosopher, rêver et aimer.

Facteur G
On s’est demandé un moment s’il n’y avait pas un facteur général d’intelligence.

Personnellement, je pense que c’est faux.
Il y a des situations où je me débrouille bien, parfois même assez rapidement. Mais pour d’autres situations on a beau me conseiller de me l’enfoncer dans la tête, ça ne veut pas rentrer. C’est ainsi que, à chaque fois que nous allons dans notre petite maison de campagne, je me cogne dix fois la tête au linteau de bois de la porte de l’appentis avant de penser à la baisser. Et chaque été, depuis treize années, je me flanque régulièrement la tête dans la vitre ouverte de ma caravane. Cela fait penser à la fable de La Fontaine : L’astrologue tombé au fond d’un puits.

Il semble qu’il y ait des domaines–où et des domaines–pas–où. Ainsi Fabrice {7 ans 1/2) est doué d’une intelligence footbalistique supérieure. Mais il n’arrive pas à retenir les signes de la lecture.

Et c’est vrai, même à l’intérieur d’une même discipline. En maths, dans certains domaines, j’ai une certaine intuition. Mais au « master mind », jeu qui fait appel à une logique rigoureuse, je tâtonne interminablement. Peut-être que je n’ai qu’une logique de la globalité. En tout cas, à chaque fois, je m’impatiente et je flanque vite tout en l’air.

Et ça c’est capital. Car l’individu n’est pas qu’une logique, c’est un être global avec ses caractéristiques psychologiques, ses blocages, ses souvenirs d’expériences néfastes. Ou sa tranquille sérénité. Et ça fait toute la différence. Devant un même problème, les chances ne sont pas égales. Et pour des raisons qui n’ont souvent rien à voir directement avec le statut social des parents – mais indirectement, souvent, oui.

Certains ne peuvent viscéralement pas comprendre, parce qu’au fond, ils ne veulent pas comprendre. « Mais Christian, tu as fait une faute : tu n’as pas mis d’S. Tu sais bien qu’on met un S quand il y en a plusieurs. – Oui mais moi je veux pas être plusieurs. » (Il vient d’avoir un petit frère.)

Il serait bon également de lire le livre de Maud Mannoni : Un lien pour vivre.

Bruno essaie de faire faire du calcul à un enfant : « Combien as-tu de doigts ? – Quatre. – Mais non cinq. Regarde les mains autour de toi. Combien celle-là ? – Cinq. – Et celle-là ? – Cinq. – Et celle-là ? – Cinq. – Et la tienne ? – Quatre. – Mais non cinq. – Mais si, moi j’ai toujours moins. »

Et encore là, c’est visible.
Mais il n’y a pas besoin de flirter avec la psychanalyse pour savoir que des accidents arrivent toujours aux mêmes personnes. Comme si elles en avaient besoin. Alors, on dit : « Naturellement ! Ça ne pouvait arriver qu’à elle. »

Et si on est fermé ou ouvert aux maths, à la musique, à la précision, au ménage, à la cuisine, etc., ce n’est pas pour rien. Il y a des raisons à cela. Chacun pourrait chercher les siennes.

Cela a de l’importance pour nous, les enseignants. Il faut bien savoir que beaucoup de secteurs d’acquisition : orthographe, écriture, maths, adresse manuelle, etc., ne sont que des superstructures. Pour qu’il puisse y avoir progrès, il faut qu’il y ait eu travail au niveau de l’infrastructure de la personnalité. Et c’est pourquoi les techniques d’expression doivent avoir tant de place à l’école. Même dans une optique de rentabilité. Même dans une optique d’égalité des « chances » (voir B.T.R. n° 9-10).

C’est pour cela que cette étude du tâtonnement ne vaut absolument rien si elle n’est pas réinsérée dans la globalité de l’être.
Et bien des chercheurs se sont cassé le nez sur l’apprentissage pour avoir ignoré la globalité.

Insuffisances
Pas d’eau, pas de terre, pas de temps, pas de place, milieu social défavorisé. Blocages personnels, infirmités, échecs, chocs initiaux, névroses, interdits.
On voit qu’il peut exister des terres désolées.

Hypertrophie d’une tendance

Mais s’il y a une faille, il peut y avoir une surcompensation, bénéfique au départ, mais dangereuse si elle reste solitaire. Car toutes les énergies peuvent s’y investir sans prudence, ni réserve. Si bien que si cette activité vient à faire défaut, c’est la catastrophe pour l’être. Voir ceux qui ont tout misé sur le sport ou la musique et qu’un handicap bloque définitivement. Et la mère qui a tout investi sur ses enfants et qui se retrouve sans but quand le dernier oiseau s’est envolé du nid.

Il faut préparer les virages en ayant toujours des fers de substitution au feu. Ou bien en saisissant des composantes qui permettent de développer de nouvelles activités suffisamment intéressantes.

On pourrait parler également de la canalisation d’une mauvaise tendance, du courant de réussite qu’il faut créer. Mais tout cela se trouve parfaitement développé dans Essai de psychologie sensible (Célestin Freinet) qu’on ne saurait évidemment éviter de relire.

Maintenant, il est temps de tirer des conséquences de tout cela, en réfléchissant aux programmes et aux instructions que nous nous donnerons.

(à suivre}

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°12, 20 avril 1978, p.28-30
(Suite des articles parus dans les n°4, 5, 7, 8, 10 et 11 de l’Éducateur, année 1977-78)