D’où vient le malaise que je ressens quand on associe sans trop se poser de question les expressions : « méthode naturelle » et « tâtonnement expérimental » ? Je ne comprends pas très bien ce qui les distingue l’un de l’autre, ni comment ils peuvent se trouver reliés.
Le tâtonnement expérimental
Il me semble que le tâtonnement expérimental est trop simple, trop limité, valable seulement dans un petit domaine et à un moment très précis. La méthode naturelle étant, elle, plus générale, plus globale, plus complexe.
Pour moi, le tâtonnement expérimental apparaît quand on veut apprendre quelque chose de bien précis, quand on sait exactement ce que l’on cherche. Dans mon cas, par exemple, lorsque j’ai voulu apprendre le ski de fond, j’avais un but bien délimité. Même chose lorsque j’ai voulu apprendre à tapisser, à maçonner, à cuire une tarte aux pommes... Chacun peut trouver des milliers d’exemples similaires dans sa vie quotidienne, dans le sport, la cuisine, l’informatique... On a un but, on n’hésite plus, on se concentre, on stoppe toute autre démarche et on se lance résolument dans le travail. C’est une démarche solitaire.
La méthode naturelle d’apprentissage
Oui mais, si on travaille en groupe ? C’est là qu’apparaît la méthode naturelle. Sans groupe, elle n’existe pas. Et elle correspond à la réalité car c’est naturel pour l’homme de vivre en société. Elle peut donc exister dans une classe puisque c’est une petite communauté. À mon avis, elle comporte six points principaux :
1. Pratique personnelle indispensable
Évidemment, pour apprendre, on ne peut se contenter d’observer les autres, il faut résolument mettre la main à la pâte. Et on peut trouver, réussir seul car les premiers démentis, les premières leçons, ce sont les objets qui les donnent : la neige que l’on embrasse trop souvent, le texte qui disparaît de l’écran, le gâteau brûlé, immangeable... (C’est la critique des objets)
On voudrait ne devoir son savoir qu’à soi seul car si on demande l’aide d’autrui, on se met sous sa dépendance. Et l’être humain rechigne toujours à se mettre sous le pouvoir de qui que ce soit. Cependant, si on ne trouve pas seul la solution et qu’on tient malgré tout à acquérir le nouveau savoir, on peut s’appuyer sur des appuis extérieurs. Subrepticement, au début, en guignant du coin de l’œil la façon dont les autres s’y prennent. (C’est la critique des exemples)
Mais si, à tout prix, on veut vraiment acquérir ce nouveau pouvoir sur le monde, on peut se résigner et accepter de demander des conseils aux autres. (C’est la critique de parole)
2. Phénomènes de groupe
Si, pour apprendre, on s’intègre dans un groupe, on s’insère aussitôt dans la complexité. Ce peut être la réussite d’un autre qui vous aura donné le désir d’acquérir une nouvelle compétence. C’est l’accueil, l’écoute du groupe qui peut vous encourager à poursuivre. C’est l’aide qu’il vous apporte. C’est le plaisir d’être en pointe dans une recherche, d’être chef de projet et/ou, suivant votre nature, le plaisir de travailler au projet de quelques-uns ou à celui du groupe tout entier. C’est alors un plaisir d’appartenance. Mais le groupe peut aussi apporter à vos essais une critique virulente qui sera néfaste si elle se situe sur le plan de la subjectivité, mais bénéfique si c’est sur celui de l’objectivité. Bref, ce n’est ni simple, ni linéaire.
3. Références
Évidemment, il n’est pas question de réinventer le savoir de l’humanité toute entière. Mais du savoir existe sous différentes formes : bibliothèques, dictionnaires, répertoires, logiciels... C’est pour cela que Freinet a songé, dès le début, à créer à tous les niveaux un fichier de documentation puis tout un ensemble de brochures allant des B.T.J., B.T., B.T.2 jusqu’à la remarquable collection « Périscope ».
Un individu peut évidemment les utiliser de façon solitaire. Mais il ne faut pas oublier que les meilleurs fournisseurs d’informations, ce sont les pairs car ils fournissent des renseignements pré-mâchés et immédiatement utilisables. On oublie trop souvent le rôle enrichissant du groupe dans l’apprentissage, non seulement pour sa fonction de critique immédiate, mais pour la fourniture, au bon moment, d’éléments directement assimilables.
4. Spécificités physiologiques
On n’est pas tous bâtis de la même façon. Certains sont à dominante visuelle ou auditive ou manuelle ou conceptuelle ou matérialiste. La façon de voir différemment les choses peut agrandir le champ d’action ou d’interrogation. Et on peut même avoir des révélations sur soi-même parce que, jusque-là, le groupe familial vous avait accordé un statut qui ne correspondait pas à votre nature. Comme ce garçon qui avait été interdit de travail manuel parce qu’on comptait sur lui pour relever l’honneur scolaire de la famille et qui, par la suite, s’était révélé particulièrement doué dans ce domaine. Certains ont des dispositions d’esprit ignorées qui se révèlent au contact d’individualités de même nature. Et ils découvrent qu’ils ont parfois été considérés comme de vilains petits canards alors qu’en fait, ils étaient des petits cygnes.
5. Particularités psychologiques
Le merveilleux dans un groupe de recherche, c’est que les défauts deviennent des qualités. Par exemple, le pointilleux qui souffre dans la vie courante de sa tendance à être exigeant sur toute chose est particulièrement utile dans un groupe parce qu’il permet de travailler sur des données précises ; l’ergoteur conduit à la prise en compte d’aspects complémentaires ; l’amical imagine des solutions pour venir au secours de ceux qui se trouvent dans une impasse ; le farceur fait rire le groupe ce qui le remet en bonne santé intellectuelle ; le modérateur cherche à rapprocher les points de vue ; le conceptuel améliore la théorie ; en tant qu’applicateur industriel, le réalisateur applique la solution idéelle à la réalité ; le poète étend la question à des domaines inattendus... etc.
Chacun peut donc se développer alternativement en tant qu’être individuel ou en tant qu’être social.
6. Les circonstances
« Mais il faut un ensemble d’institutions qui permettent la communication des idées grâce à l’absence de censure, à l’organisation des moyens d’échange... » (Popper)
C’est évidemment au maître qu’il appartient d’organiser les circonstances. Et il sera d’autant plus conscient de cette nécessité qu’il aura vécu lui-même des expériences similaires au cours de sa formation : ateliers d’écriture collective, séances de mathématiques créatives, création de chants... etc.
Mais il devra également travailler à l’amélioration de sa théorie pédagogique, soit en travaillant individuellement, soit en pratiquant, lui aussi, avec un groupe de camarades, une méthode naturelle de théorisation, qui lui fera retrouver tous les éléments cités plus haut : écoute, soutien, collaboration, contestation, opposition, critique, etc.
Voilà, c’est un peu plus clair pour moi : il y a l’individu seul et l’individu dans un groupe. « La connaissance est scandaleusement individuelle » (Edgar Morin), mais le groupe peut grandement vous aider à l’acquérir.
Paul Le Bohec, 10 avril 2003
Début août 2003, Paul y apporte l’additif suivant :
Cependant, parce que les choses ne sont jamais simples, il faut signaler que parfois, les membres d’un sous-groupe sont si unis dans leur commune recherche qu’on peut dire qu’ils ne font qu’un. Et on a affaire au tâtonnement d’une personne avec la même succession : critique des faits des exemples, critique des paroles. Une autre « personne à plusieurs » peut alors s’instituer pour aider la première en multipliant les expériences afin de l’aider à l’établissement de sa « loi » et à sa vérification. Cependant qu’une troisième personne « multi-personne » peut se mêler d’apporter sa critique subjective ou objective.
Mais lorsque que la « personne » en recherche (composée parfois de l’ensemble de la classe) n’arrive pas au résultat recherché, elle peut s’adresser au maître. Cependant, la réponse de celui-ci ne fermera que provisoirement la question, car son apport restera au niveau de l’information. En effet, même si l’on peut être parfois beaucoup informé, le vrai savoir n’apparaît qu’après reconstruction.
Maintenant est-ce clair. J’en doute moi-même.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Bindestrich - Trait d’Union n°43 du groupe suisse de l’École Moderne, juin 2003
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°126, Septembre 2003, p.13-14
Texte paru dans Chantiers Pédagogiques de l’Est n°355, novembre-décembre 2003, p.7-19