L’article Une année de poésie en CM2 (Éducateur n°9 de mai 79) de Jacqueline MASSICOT est très intéressant parce qu’il permet de bien poser le problème de la création poétique en classe.
Je veux dire ici des choses qui m’apparaissent nouvelles et récentes car ce n’est que depuis deux années que je les perçois ainsi. Je ne suis pas du tout sûr de ce que j’avance, mais ça pourrait faire écho chez quelques camarades.
Le problème de la poésie n’existe que si on le pose. La vie est vraiment contradictoire : comme la plupart des choses, la poésie n’est jamais là où on l’attend. Vous lui faites une belle porte par où elle pourrait entrer dans votre jardin ; mais elle reste à rire dans le champ d’à côté. Alors vous renoncez ; et la voilà soudain devant vous. Vous vous précipitez pour la saisir. Elle est déjà partie. La poésie n’apparaît que si elle est libre d’apparaître.
Voilà qui pourrait nous permettre d’essayer de l’immobiliser dans une définition : la poésie, c’est la parole libre. Comme un dessin d’enfant qui est beau quand il est libre, quand il est à lui.
Mais la parole libre, ce n’est pas donné comme ça. En fait, si, c’est donné au petit enfant. Mais c’est repris par les parents et par l’école qui ont besoin de normer l’enfant. N’exagérons rien, c’est pour une grande part dans son intérêt. Cependant, il ne faut pas qu’on exagère non plus dans ce sens, car on arriverait vite à placer son intérêt sous le nôtre. Et quelle certitude avons-nous d’avoir la vision juste ?
C’est difficile, l’éducation : c’est toujours entre deux limites. Qui bougent. Bien sûr qu’il faut des exercices de déconditionnement pour que l’enfant débouche sur sa parole libre. Mais bien sûr qu’il nous faut, à nous aussi, des trucs de déconditionnement pour qu’on n’amène pas l’enfant à être libre suivant nos propres critères de liberté.
C’est que nous avons beaucoup fonctionné pour devenir ce que nous sommes. Mais si nous avons fait du chemin vers plus de liberté personnelle, nous n’avons pas fait tout le chemin. Et nous risquons, sans même nous en apercevoir d’attirer les enfants vers ce qui nous satisfait, nous. Nous avons été tellement frustrés personnellement que la tentation est grande de réparer nos manques par l’intermédiaire des enfants. Je le sais parce qu’en dessin, j’avais été tenté de fonctionner de cette façon. Heureusement, j’avais près de moi un vigilant garde fou qui m’a ouvert les yeux.
C’est difficile. Comment avoir le bon comportement juste alors que, parfois, il faut interdire au début (par exemple : la règle, la gomme, le compas, la copie, le décalcage) et, d’autres fois, il faut tout accepter en se contentant de souligner ce qui va vers plus de liberté. Par exemple, je me demande ici s’il ne faudrait pas carrément interdire la rime, ce bijou fou d’un sou ; et proposer des acrostiches doubles (au début et à la fin) qui déséquilibreraient le texte.
Mais non, je ne dis pas l’essentiel : c’est que la poésie n’existe pas en temps que chose autonome et séparée. Si on l’attend, si on lui réserve un moment, Pégase n’apparait pas. Ce n’est pas pour rien qu’il a des ailes. Non, il surgit rapidement au détour d’un texte libre, même narratif. Vite, on le signale en trente secondes, ça suffit ; il ne faut pas peser. Ou bien il est dans un coin d’une création parlée ou d’une exclamation mathématique. Ou dans une guêpe qui s’entête vers son raisin.
Poésie, c’est aussi enchantement et, principalement enchantement de liberté. C’est télescopage de mots qui permet d’exprimer quelque chose d’impossible à signifier dans la langue dont on dispose. « Nous avons des millions de sentiments à éprouver. » Et nous n’avons que quelques milliers de mots pour les dire. Alors il faut bien profiter des rencontres heureuses où un sentiment à exprimer peut se glisser dans des failles de sens ou des chocs de phonèmes.
Une fois de plus, on pourrait poser là-dessus la « grille à cinq trous ». Toute émission vraie d’un enfant peut être accueillie et justifiée pour une raison ou pour une autre. Il n’est nullement nécessaire de la faire passer au gabarit d’un groupe social – d’un groupe-classe, par exemple qui peut être aussi dictateur que nous –, puisque ce n’est jamais pour rien que l’on s’exprime.
Alors, on a droit à la libre expérimentation : on peut se créer toutes les structures de langage que l’on veut et y faire rentrer des mots.
On a aussi droit au plaisir. Par exemple, on peut aimer que régulièrement reviennent des mots en aine, en ière, en ie :
« Madeline, princesse rivière de pierrerie. »
– Mais ça ne veut rien dire !
– Mais ça n’est pas fait pour dire quelque chose mais pour jouir de sonorités inscrites en nous depuis si longtemps par notre père Pierre ou notre marraine Hélène.
Oui, on a droit à la musique, à la dégustation des noms de fleurs : potentille, tormentille, jusquiame, mélilot, salsepareille...
On a droit à la communication : on a des choses à dire, on a vu, on a senti, on veut répercuter. Et l’on doit prendre la forme que l’on doit devoir prendre.
On a aussi droit à la projection. Et là, nous avons encore beaucoup à apprendre car nous ne sommes pas formés à l’accepter.
Par exemple un enfant écrit : « Un écureuil, c’est beau ; un écureuil c’est rigolo... »
Au lieu de l’arrêter, il faudrait peut-être l’encourager à continuer en appliquant le mot de Napoléon : « Quand vous avez tort, persévérez, cela vous donnera raison. »
En effet, dans une classe, un enfant avait commencé un poème du même genre : « Un œuf, c’est dur. Un œuf, ça crie. Un œuf, ça fait prout... » Il y avait plus de cinquante lignes comme ça. Eh bien, au bout, il y avait : « Un œuf, ça pleure parce que l’autre est mort. Alors il faut aller à l’enterrement et c’est triste ! »
Eh bien, si on n’avait pas laissé tirer sur le fil, ce poisson triste ne serait pas apparu au bout. Il y a une sorte d’échauffement : l’inconscient guette le moment propice, le moment où il pourra se manifester à partir d’une certaine intensité de dérèglement. En voici un exemple très ramassé :
« Les oliviers sont beaux en toute saison.
Les oliviers donnent des olives.
Un jour, un olivier donna des cerises.
Et il devint tout rouge.
Et les gens disaient qu’il était malade.
Et ce pauvre olivier mourut.
Avec devant lui le chant des oiseaux de bonheur. »
Les deux premières lignes sont très banales, elles ne donnent guère que des informations. Et puis soudain, ça bascule. Et la fillette arrive à exprimer beaucoup plus qu’elle ne semblait vouloir dire puisqu’elle parle du bonheur, de la mort de cet arbre qui a le même prénom que son petit frère.
Ici c’est très rapide et acceptable. Mais souvent, on ne laisse pas dire n’importe quoi parce qu’on croit que c’est n’importe quoi alors que c’est une préparation, une stimulation. La dialectique, une fois de plus : c’est de l’incohérent que naît le message profond. L’ordre se crée à partir du désordre. Mais on n’est pas formé à accepter ce moment nécessaire du désordre.
Le poème d'Éluard a été écrit comme ça. Au début, Éluard ne savait pas quel mot allait venir au bout de sa plume, il a multiplié les places où il pouvait se poser :
« Sur mes cahiers d’écolier.
Sur mon pupitre.
Sur les arbres... »
et il est enfin apparu, le mot de la fin de la poésie : Liberté.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°1, rubrique courrier des lecteurs, 10 septembre 1979, p.31-32