Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Décloisonner oui, mais…

L’expérience du décloisonnement à l’ICEM est assez ancienne et assez diverse pour qu’on puisse faire utilement le point. D’ailleurs, en tout domaine, il est nécessaire de temps en temps, de revoir les choses car le monde bouge énormément. Et des positions qui s’étaient avérées justes en leur temps deviennent soudain caduques sans qu’on s’en aperçoive.

Ce qui me pousse à intervenir, ce sont divers échos que je reçois de l’existence d’un problème à ce niveau. Pourtant, j’ai encore vu assez récemment des classes et des écoles qui fonctionnaient parfaitement dans ce type d’organisation. Ce n’est pas à elles que je fais allusion. D’ailleurs, elles ont l’esprit assez critique et elles sont encore assez vivantes pour opérer d’elles-mêmes les rectifications qui s’imposent. C’est plutôt pour donner un coup de pouce à ceux qui ressentent mal leur situation et bougeraient peut-être si des arguments pouvaient les convaincre qu’il ne faut plus laisser les choses suivre ce cours.

Un facteur d’instabilité
Moi, j’ai envie de dire :
« En 1985, il ne faut plus parler de décloisonnement mais de recloisonnement. »
La vie des enfants est actuellement dominée par des facteurs de dispersion : circulation (mouvements, bruits), télé, radios, musique... Aussi on ne peut s’étonner que les enseignants les trouvent instables. À mon avis le décloisonnement aggrave les choses. Et de plus, il ne sert pratiquement à rien car le temps qu’il offre est si court, qu’on ne peut bâtir rien de solide et surtout rien d’utile. On commence toujours mais on n’atteint jamais le palier ; on retombe toujours à zéro sans avoir jamais rien possédé.

Ce qui me fait penser à cela, c’est que je viens de relire « Les dessins de Patrick » et surtout « Rémi à la conquête du langage écrit » (Tome III) que je redécouvre avec étonnement, avec l’impression de ne pas avoir apporté assez d’attention à cette brochure et à ses enseignements. Et je continue à compulser et à suivre des séries de documents d’expression et de création (maternelles).

Mais j’ai aussi l’occasion de visiter des classes décloisonnées ; j’assiste ainsi à des circulations dans des ateliers. C’est démentiel. Rien de cette façon ne pourra jamais se mettre en place, ce n’est qu’un simulacre d’activités, ce n’est que du remplissage. Les enfants changent souvent et, la plupart du temps, les maîtres sont devenus responsables d’atelier sans véritable compétence et, surtout, sans désir, sans attachement à l’activité qu’ils doivent prendre en charge. C’est souvent au hasard que les répartitions se font, la plupart du temps par élimination successive des domaines pour lesquels on ne se sent aucune affinité. Et cela se révèle un scandale aux yeux de tous ceux qui ont pu travailler un tant soit peu en continuité.

Permettre de s’exprimer en profondeur
Pour qu’on comprenne à quel point cela peut paraître scandaleux, il faut développer un autre argument. Et il est de taille. Nous sommes actuellement dans une période de désorientation maximale : il est plus que jamais nécessaire de travailler au recentrage à l’équilibre ou au rééquilibre des jeunes être en cours de formation. Et, surtout, parce qu’il se développe un autre phénomène. On sait combien l’informatique contribue à pousser les gens dans les couloirs d’une logique extrême, pour ne pas dire implacable. Il faut donc nécessairement – et cela même dans l’intérêt de la « santé logique » – que, quelque part, il y ait, en contrepartie, une respiration, une détente. Sinon, on court à la catastrophe. Et apporter une contrepartie, ce ne peut être, face à une conscience de plus en plus systématisée, que d’accorder une place égale à l’inconscient. C’est que, en 1985, les êtres humains ont encore un inconscient ! Eh ! oui, qu’est-ce qui aurait permis de l’éliminer celui-là ? Quelles activités, quels événements, quelles politiques auraient pu permettre qu’à ce niveau les choses ne soient plus comme avant ? Mais l’inconscient, ce n’est pas rien, c’est une puissance qui demande qu’on lui fasse sa place, une très grande place. D’ailleurs, il se la fait de toute façon. Sans vouloir entamer une liste de toutes les formes dangereuses de la manifestation de l’inconscient, je signale en passant que le recours aux solutions ersatz (drogue, alcool, bagarre, risque...) ne se produit peut-être que parce qu’il n’y a pas autre chose. C’est peut-être beaucoup s’avancer ; cependant, à la télé, j’ai entendu un drogué dire : « On n’aurait pas besoin de médicaments si la vie était différente ».

Alors, vraiment, est-ce qu’à l’école on ne peut pas aider à faire une vie, au moins un peu, différente ? Mais qu’est-ce qu’une vie différente ? Pour moi, en partie, une vie où l’on peut s’exprimer en profondeur, en remodelant, au moment voulu, les éléments psychiques embrouillés que l’on porte en soi depuis la naissance et, peut-être, même avant.

Et sans cette constante remise en ordre, on reste pour longtemps manipulé de l’intérieur sans quelquefois même, ne pouvoir jamais atteindre le palier d’un équilibre suffisamment acceptable.

Il faut de la continuité, de la durée
Et il me semble, sans toutefois vouloir l’accuser de tous les maux, qu’il faut, à cause de cela, revoir la question du décloisonnement. Du moins, ceux qui sont conscients la reverront. Mais je sais qu’ils seront peu nombreux, pour diverses raisons et en particulier par manque d’expérience personnelle. Car on ne peut imaginer – et c’est ce qui est désespérant – ce qu’il faut de continuité, de reprise des expériences, d’exploration en tous sens, de participation tâtonnante de toute la communauté pour arriver à ce fameux palier d’où on ne redescendra plus parce que, de là, on aura découvert des horizons insoupçonnés. Il faut de l’unité, de la continuité, de la DURÉE. Personnellement, j’en suis tellement convaincu que je refuse de plus en plus d’aller animer une seule séance d’écriture collective. Je n’espère plus, comme avant, qu’un déclic puisse, par hasard, se produire chez certains individus au cours de cette séance zéro. Mais il se produit toujours quand on se trouve mis en situation de goûter vraiment à la chose. À la fin de la quatrième séance, les gens se regardent avec étonnement.

« Jamais je n’aurais cru que j’aurais été capable d’écrire comme ça – moi, l’écriture, il y a longtemps que j’y avais renoncé – oh ! moi, j’ai pas eu à y renoncer, j’ai jamais su ce que c’était... »

Et trois ou six mois après, je reçois des échos : la greffe tient bon ; on se sert de l’écriture, on ne s’en passera plus.

Malheureusement, il faut en avoir fait l’expérience pour le savoir. Mais comment des enseignants, même Freinet, pourraient-ils croire au bien-fondé de cette position, puisqu’ils ne sont même plus informés, ni dans les groupes, ni dans « L’Éducateur », ni dans « Créations » de ce que peut donner la longue poursuite d’une expérience accomplie (et pas seulement sur le plan de l’expression profonde). Toutefois ceux qui voudront s’informer pourront lire, non seulement : « Les dessins de Patrick » (Casterman) et « Rémi » tome III (C.E.L.) mais aussi, et entre autres, la brochure de Jean-Claude Pomès « Absorption » qui fait la démonstration saisissante de la nécessité de l’attention qu’il est indispensable d’apporter aux créations enfantines.

Le temps de faire le tour de sa maison
Mais je voudrais reprendre un point de détail. J’ai dit plus haut : « participation de toute la communauté ». C’est un point important qui est généralement nettement perçu par les pédagogues Freinet. Un groupe se comporte parfois comme une personne avec ses avancées, ses hésitations, ses régressions, ses précipitations dans les brèches qui s’ouvrent, ses communications, ses partages, ses cheminements frontaux ou diversifiés... Il est riche de toutes ses potentialités et permet à chacun de se placer sur ses voies propres. Mais, évidemment, rien de tout cela ne saurait fonctionner si le groupe n’a pas de durée, s’il est continuellement éclaté, s’il n’a pas d’unité.

Cependant, il faut bien avoir conscience que les personnalités des enseignants sont très diversifiées. De la même façon qu’il y a des maîtres à correspondance, il y a peut-être des maîtres – des équipes – à décloisonnement. Et d’autres qui ne sont ni l’un, ni l’autre et qui n’en sont pas moins très utiles. Personnellement, je suis très conscient de la nécessité de faire goûter très fortement, à un moment, à la correspondance, à l’organisation coopérative de la classe, à l’étude scientifique de l’environnement. Oui, mais à quel moment ? Y a-t-il des moments privilégiés ? Moi j’ai envie de dire : chaque chose en son temps. Mais quel est, non pas le juste temps, mais le temps de plus de chance ?
Freinet disait : « Il faut d’abord que l’enfant fasse le tour de sa maison. » Et il plaçait la fin de cette exploration vers huit ans – ce qui correspondrait, d’après Bettelheim à la fin de la période œdipienne – Mais est-ce qu’à notre époque, il ne faudrait pas allonger ce temps de remodelage. C’est que la maison subit des tempêtes. Il faut assurer. Et si c’est à huit, neuf ans que Rémi et ses camarades se sont remis sur pied, ce n’est qu’entre dix et onze ans que Patrick a opéré ses deux catharsis. En fait, même si on met autre chose en place – et c’est possible et même nécessaire – il ne faut pas négliger de continuer à préserver l’expression profonde. Et profiter de l’unité conservée du groupe pour en utiliser les étonnantes propriétés dans tous les secteurs.

Oui, mais après réflexion
Alors dans cette affaire, le décloisonnement ? Pas à supprimer automatiquement, non, non, ce n’est pas si simple, mais à étudier, à reconsidérer, à évaluer dans les nouvelles situations qui sont les nôtres. Cela ne doit pas être l’effet d’une mode mais d’une concertation, d’une réflexion poussée et d’une recherche de témoignages. Car on ne sait que si on fait l’expérience. Et, à défaut de la sienne propre, on peut consulter l’expérience des autres.

Ce qui est curieux, c’est que pour l’expression-création on n’a pas vraiment besoin de compétences, il suffit de deux petits trucs pédagogiques : organisation du climat (dossier) et accueil (par exemple : affichage). En fait, il suffit d’y croire suffisamment et d’être devenu convaincu qu’on a toutes les raisons d’y croire.

Un dernier mot : il y a tout de même décloisonnement d’une année sur l’autre quand on passe d’un enseignant avec une motivation à un enseignant avec une autre motivation – et non d’un surveillant non convaincu de travaux à un surveillant pas plus convaincu –. Mais pour être utile, il ne faut pas jouer, il faut être le plus possible sur ses propres voies. Et être soi-même en marche.

P.S. : Je regarde l'émission des Dossiers de l’Écran sur le suicide. Une mère de suicidé dit :

« Oui, j’aurais dû lui dire :
– Essaie toutes les façons de dire, il y en a bien une qui me permettra d’entendre. Je voudrais dire aux jeunes :
– Il y a tant de façons de dire ! »

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°1, (l’organisation dans l’école), septembre 1985, p.8-10