Eh bien, il en faut des années pour comprendre que, presque à l’égal de l’oral et de l’écrit, le dessin peut être employé comme langage. Malheureusement, la place qui lui est accordée à l’école est si étriquée qu’on ne risque guère de s’en apercevoir. Ou alors, ça ne peut être que par circonstance spéciale. Les choses empirent d’ailleurs chaque année, ne serait-ce qu’en raison de l’introduction du décloisonnement qui a supprimé le travail en continuité, surtout lorsqu’il s’agit d’apprendre et de maîtriser un langage. Il suffit d’ailleurs de songer au temps que l’on consacre à l’écrit et à l’oral. Mais il faut absolument offrir aussi le langage graphique aux enfants. Sinon, on risque de priver certains d’entre eux – surtout ceux qui peinent au niveau de l’utilisation des mots – non seulement d’un moyen d’expression mais, parfois même, d’une possibilité de reconstruction personnelle.
Paraphrasant Ingres qui déclarait : « Le dessin est la probité de l’art », on pourrait dire qu’il est aussi la propreté de l’âme. Ou plus exactement que c’est un excellent moyen de se desserrer un peu et de devenir plus clair. Cela a été démontré maintes fois au niveau adulte. Et au niveau scolaire, « Les dessins de Patrick » (Casterman) semblent aussi avoir fait définitivement le point. Mais évidemment, le langage graphique est bien plus que cela. De la même façon qu’on peut, en écrit, chercher des lois, expérimenter, jouer avec les mots, se régaler de sonorités, s’enchanter de constructions, se constituer des talents exploitables, établir des réseaux de communication, se dissimuler dans des ésotérismes, se délivrer de ses fantasmes... on peut avec le dessin dans les mêmes proportions et avec les mêmes intensités expérimenter, jouir, communiquer, projeter et survivre par fantaisies, fantasmes, figures, forces, flux, formes, fêtes, frisures, fresques...
Pour que le lecteur puisse se convaincre que ces paroles correspondent à la réalité, voir dans les pages suivantes des dessins de 25 enfants d’un CM1-CM2 du Finistère, extraits d’une collection de 3 000 dessins (en deux années scolaires) recueillis chaque jour selon l’ordre chronologique de production, par leur institutrice. et regroupés méthodiquement dans un dossier.
On sentira combien ces enfants étaient totalement libres d’investir la planète-graphisme comme ils l’entendaient.
On verra des personnages humains glisser chez certains de la beauté, de l’élégance à la caricature, à la recherche d’ombre blanche, à l’illustration, à la création et au fantasme. On verra également des animaux dessinés de façon réaliste basculer peu à peu, chez d’autres enfants, vers la fantaisie, la représentation, la décoration, la transposition et l’expression de la puissance.
Pareillement, des représentations d’éléments de la réalité, des recherches sur la perspective voisinent avec un étonnant détournement d’objets pour signifier autre chose. Enfin on aura accès à une série de productions où cheminent parallèlement un souci de décoration évident, un humour subtil et une imagination fantasmatique proche du délire. Et ce n’est là évidemment qu’une toute petite partie de ce qui fut exploré.
Ce qui ne peut apparaître ici, c’est combien l’expression d’un seul enfant peut être diversifiée. Cependant il arrive qu’elle se centre seulement sur deux ou trois thèmes fondamentaux. Et ce n’est parfois qu’au 300e dessin que quelque chose se dénoue ou que quelque forme se maîtrise. Mais lorsqu’on examine des séries d’enfants de la maternelle, c’est encore plus saisissant parce qu’il n’y a pas en complément comme ici, le support des mots.
Oui, le dessin est bien un langage. Et il doit être aussi la propriété de l’enfant. Et si tu veux mieux t’en convaincre, lecteur, il te suffira d’ouvrir un dossier.
Paul Le Bohec, La Mézière (35)
Article paru dans Création n°25, octobre 1985, p.2-5