Hier, j’étais par hasard à l’école normale de Rennes. Dans le réfectoire, il y avait une grande peinture d’enfants. Cela m’a fait un choc de la trouver dans cette école normale réactionnaire, comme elles le sont toutes. Je me suis dit :
« Élise a vraiment réussi dans son entreprise puisque son influence a pu s’exercer jusque là. »
Et aussitôt, j’ai pensé que c’était à mettre au crédit de son extraordinaire persévérance. Quel courage il lui a fallu et quelle opiniâtreté pour faire de nous les maîtres de classes où l’expression libre pouvait avoir droit de cité. Car, il faut bien le reconnaître, nous étions constitué de médiocrité. Nous étions des enfants du peuple devenus des enseignants par simple facilité de calcul et d’orthographe. Et ça avait comblé nos ambitions et celles de nos parents. Si je parle de médiocrité à propos des instits, c’est surtout à la médiocrité de leurs désirs que je fais allusion. Et même sur le plan de l’expression libre, un rien nous satisfaisait, nous ravissait même. Parce que, personnellement, nous n’avions connu que le degré-zéro de l’expression-création, il suffisait d’une maigre pâquerette, pas encore entrouverte, pour nous inonder d’extase du printemps.
Et c’est bien là que peut apparaître le courage d’Élise. En fait, tout nous destinait à ne pas devenir des maîtres de « classes-artistes ». Et cela provenait du fait même de notre sélection. Car si nous étions enseignants, c’est parce que nous avions accepté de nous conformer aux sacro-saintes règles : la règle de l’orthographe, le règle de la résolution idoine des problèmes-types, la règle des quatre opérations, la règle de trois, la règle des traits à sept carreaux de la marge, la règle de la leçon suffisamment sue et régurgitée à point nommé, la règle de la rédaction conforme à la demande. Tout, tout, nous avions tout accepté. Et nous étions faits de telle sorte que nous pouvions tout accepter.
Or, le monde de l’expression, le monde de l’art, c’est la fantaisie, le dépassement, la transgression, l’abandon à l’irrationnel, tout ce pour quoi on ne nous avait pas devenus. Et ce sont ces pauvres enfants du peuple, sans existence propre, sans désirs et bien conformes qui constituaient, pour l’essentiel, sinon pour la totalité, le troupeau des maîtres d’expression qu’Élise voulait former. Tâche immense et même inconcevable. Qui en dehors d’Élise n’aurait renoncé ? Et elle avait tout à inventer, les animations, les expositions, les lettres, les cahiers de roulement, les revues, sans compter le travail qu’elle devait poursuivre sur tous les autres fronts…
Si nous avions à retenir une seule qualité d’Élise, je crois qu’il faudrait mettre en avant son exigence. Nous étions toujours prêts à nous satisfaire d’un rien et à retourner à nos béates routines. Mais elle revenait à la charge pour nous extirper de nos enfermements. Si on avait réussi une Enfantine, il ne fallait pas s’immerger dans ce domaine comme l’enfant qui reproduit ce qu’il a réussi. Non il fallait tâter de l’album, introduire les mots, essayer les miniatures si on se situait dans les grands formats, sortir de l’individuel pour tâter du collectif, travailler en collaboration avec une autre classe, etc. Bref, elle ne négligeait aucun effort pour nous mettre, enfin, sur orbite. Évidemment, cela nous coûtait, tant nous avions été formés à nous conformer à ne rien espérer de l’avenir, à nous soucier de certitudes, de buts à atteindre, de profits à retirer… Freinet nous bousculait déjà suffisamment comme cela !
Heureusement, les chances de la vie avaient tout de même réussi à conserver, en quelques-uns, une braise de liberté, un atome de désir de surprises, une miette de non-conformisme, un soupçon de fronde. Et ça a été la chance de leur vie de traverser la sphère d'attraction d’Élise. Je me souviens, en particulier, du stage de Boulouris de 1956 qui fut si déterminant pour beaucoup de gens du mouvement. Jeannette, par exemple, repassa trois fois au lieu d'une dans l'atelier d’Élise. Et elle écoutait avec ravissement des paroles qui la mettaient en marche. Beaucoup d'autres eurent ainsi la chance de devenir beaucoup plus, ce qu'ils n'étaient que potentiellement. Et lorsqu'ils se sont mis en action, ils ont eu la surprise de découvrir, à leur tour, toutes les potentialités des enfants, avec tous les feed-back que l'on imagine. « Ah ! les enfants portaient ça en eux !! On croyait qu'ils étaient aussi vides que nous l'étions. »
Et les enfants ont ainsi beaucoup appris aux maîtres. Et les maîtres se sont co-appris à eux-mêmes. Sous le regard vigilant d'Élise. Mais la motivation intérieure qu'elle avait suscitée allait suffire un certain temps pour entretenir le mouvement amorcé. Cependant, il fallait veiller à ne pas s'endormir. Il y avait aussi le théâtre et la sculpture et la musique et le jeu et le rêve et l'irrationnel. Elle encourageait les expériences. Elle disait :
« Vas-y, suis ton chemin, ne te laisse pas influencer. Il se pourrait que tu aies raison contre le mouvement, contre Freinet et contre moi. »
Elle noue incitait a explorer tous les domaines, l'intuition dans la mathématique nouvelle, la psychologie profonde, les domaines souterrains du langage. Avec elle, on sentait que tout resterait toujours à faire mais qu'il ne fallait jamais renoncer.
Mais Élise n'est plus là et tout reste encore à commencer.
Pourtant, certaines choses semblent tout de même inscrites définitivement : la peinture libre, par exemple. Mais c'est une peinture sans exigences, une peinture abandonnée. Et le mouvement tout entier semble retourné pour ainsi dire dans l’ancienne ornière des enseignants trop facilement satisfaits. Ils n’entendent plus le mot d’ordre :
« Jamais, on ne fera assez pour les enfants et pour tous les êtres humains. Il ne faut pas accepter. Il ne faut pas se contenter… »
J’écris cela et la colère monte en moi. Et même contre moi. Est-ce que je n’accepte pas trop facilement, moi non plus ? Pourtant je travaille dans mon coin. Mais je bricole. J’évite les affrontements. J’accepte trop facilement, avec une certaine résignation, que les choses en restent en l’état. Il faut que tous ceux qui ont reçu le message d’Élise songent à le répercuter. C’est en cela qu’on pourrait lui être fidèle. Nous n’étions que des médiocres, nous le sommes redevenus. Nous n’exigeons plus rien, ne serait-ce que de nous-mêmes. Et à propos de la mort d’Élise, si nous devrions pleurer, ce devrait être de rage.
Paul Le Bohec
Article paru dans le bulletin des amis de Freinet n°38, hommage à Élise, juin1983, p.22-25