Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Courrier des lecteurs (Évaluation)

Réaction à la rubrique « Évaluation » de L’Éducateur n°10, juin1986

1. « Évaluation, piège à cons »
Bravo à Claude Béraudo pour sa parfaite démonstration. Incontestablement, son domaine est l’humain. Il a souci de la liberté de l’enfant et, pour l’exprimer par son humour, il met la forme au service du fond. Et on a un sentiment de plénitude puisque le démens complète le sapiens. Ce qui ressort aussi c’est qu’on prend ici l’enfant dans sa totalité, on le respecte dans ce qu’il est globalement. On lui apporte le soutien d’une critique, mais c’est à lui de décider librement, en dernier ressort, sans que personne puisse y trouver quelque chose à redire.

Quel contraste avec la seconde évaluation :

2. « Prise en compte coopérative de la nécessité de s’évaluer »
Ce qui vient d’ailleurs à l’esprit, à ce propos, c’est plutôt le mot dévaluation : dévaluation de l’éducation, dévaluation de l’enfant, écartèlement de sa personne et dévaluation de ses créations. Là, c’est nettement l’esprit petit épicier qui domine. Et dire que je suis peut-être à l’origine de cette planningite aiguë. Pourtant Freinet et Élise m’avaient crié : « Oh ! là, là ! Prudence ». Mais on ne s’était pas aperçu que le « planning-constat » que je proposais n’était qu’un élément accessoire, juste bon à permettre à l’instit de savoir un peu où on en était. L’important, pour moi, c’était le « planning-lancement » qui ouvrait toutes grandes les portes de la créativité. Mais quand je vois jusqu’où certains camarades osent aller, je suis abasourdi.
Mais il faut crier au scandale, au sacrilège même quand on permet au groupe de juger les productions de chacun. Qu’est-ce qu’il en sait ? Et d’ailleurs ça ne le regarde absolument pas. Comment peut-on encore en être là, maintenant ? On n’a donc pas encore compris qu’il faut respecter les jardins secrets et faire sa place au désir selon soi. Que l’individu se construit par ses créations, en suivant ses tactiques à lui, et que c’est le bloquer continuellement et lui rogner les ailes que de l’obliger à rendre des comptes au groupe qui n’a absolument aucune compétence pour cela. À ce compte, tous ceux qui ont pu faire à un moment preuve de leur originalité : les musiciens, les écrivains, les poètes, les sportifs, les scientifiques même auraient dû rester dans leur coin. Le maître en cette circonstance doit apporter continuellement son soutien à toute personne en danger d’être bâillonnée et même étouffée. Il doit assumer cette responsabilité.

Mais comment des instituteurs, étouffés eux-mêmes, pourraient-ils le comprendre ? Première tâche d’envergure : se libérer, libérer ses productions et n’être plus l’empêcheur de vivre qui a surtout le désir de se protéger lui-même des évaluations que certains pourraient faire de sa personne.

À ces gens qui trichent sur l’enfant ne pourrait-on pas offrir une contre-tricherie en répondant à une certaine demande superficielle de bons résultats (lecture – écriture – calcul), et en fournissant même des simili-notes, si c’est ça qu’ils demandent ! ! L’essentiel étant de protéger l’expression personnelle – dessins, poèmes, réalisations, textes etc. – qui doit échapper à tout contrôle. Ce qui permet d’ailleurs d’améliorer les santés psychologique et intellectuelle – et cela retentit positivement sur les dits « résultats scolaires ».

Mais qu’est-ce qui a donc changé dans l’atmosphère (crise économique, angoisse des parents, chômage, dominante enseignement spécialisé ?) pour que nous soyons devenus ces petits épiciers frileux, le porte-plume trempé dans l’encre violette à la main, et myopement penchés sur nos livres de comptes remplis de cases à remplir ? Alors que les odeurs de vanille, de cannelle, de fleur d’oranger, de créations épanouies, de jeux aléatoires, d’audaces expressives, de ramonages répétés peuvent seuls donner de la couleur à la vie et de l’énergie pour l’assumer.

Grand merci à Claude d’avoir fait passer ce souffle.

Toutes les sources ne sont donc pas taries ou polluées.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°4, rubrique courrier, janvier 1987, p.3