ou l’écriture en cinq dimensions
Par Élise et Célestin
On a cru longtemps – et à une certaine époque, c’était sûrement vrai – que la correspondance, par exemple, était une motivation nécessaire à l’écriture. Sans correspondance, point d’écriture puisqu’on n’a personne à qui envoyer son message. De la même façon, si l’on produisait des textes, c’était pour qu’on puisse en choisir un pour l’imprimer et le mettre dans le journal. À ce propos, une anecdote : nous étions dans une salle de l’école de Vence pendant les journées d’été ; en attendant Freinet, nous nous mettons à jouer oralement avec des mots. Freinet arrive avec Dottrens et il lui dit : « Vous voyez, nous, nous sommes absolument opposés à ce travail à vide sur les mots. » Freinet, fils de paysan, ne pouvait envisager qu’une parole fonctionnelle. Et, à certains niveaux, cette position se justifie encore pleinement. Mais s’il y avait Freinet, il y avait aussi Élise, sans laquelle le mouvement n’aurait pas pu se développer. C’est pourquoi je pense que, dans l’intérêt même de la santé de la parole pragmatique, nous pouvons élargir encore davantage le champ des motivations à l’écriture que pourrait développer notre pédagogie de l’enfant total – donc, aussi de la langue totale.
Par Claude Roy et Claude Hagège
Cela fait maintenant sept années que nous nous rencontrons, à raison d’un week-end par mois, dans notre groupe rennais d’écriture collective. Là, nous avons définitivement appris qu’il n’est nul besoin d’un espoir de publication pour éprouver ces jouissances infiniment délectables que nous donne la pratique de l’écriture libérée de tout souci de production et de tout asservissement à quelque jugement que ce soit. Depuis ces sept années, nous n’avons jamais rien publié et, sans doute que nous n’y avons même jamais pensé. Non pas par noble dédain, mais parce qu’on y éprouve tellement de plaisirs qu’on n’a pas besoin d’en rechercher de supplémentaires. Quand nous sommes là, nous sommes vraiment dans un autre monde, un monde d’oxygène et de lumière. Et ce qui est merveilleux, c’est que c’est à la portée de tout le monde. Aussi, grande est pour moi la tentation d’essayer de communiquer ma certitude qu’on pourrait offrir toute l’écriture aux enfants – et aux adultes. J’ai beaucoup de conviction, une conviction étayée par d’innombrables témoignages. Mais pour mieux asséner cette vérité, je vais utiliser des arguments d’autorité au cas où certaines personnes y seraient plus sensibles qu’aux documents que je fournis en illustration.
Le nerf de l'écriture
Nous devons faire en sorte que les enfants maîtrisent l’outil écriture (et pas seulement du point de vue de l’orthographe). Mais, dit Freinet, c’est en écrivant qu’on devient « écrivant ». Et, évidemment, si l’on multiplie les occasions d’écrire, si l’on a beaucoup d’expériences de pratiques en ce domaine, on atteindra plus facilement le palier d’une certaine maîtrise. Donc, il faut que les enfants écrivent beaucoup. Deux possibilités :
1. L’obligation
Il faut écrire parce que c’est comme ça ; on ne vous demande pas votre avis. Ça a permis à certains chanceux de s’en sortir, mais dans leur grande majorité, les Français ont posé définitivement leur porte-plume une fois l’examen passé, ou passée la porte de l’école. Et puis, maintenant l’obligation, l’obéissance, c’est beaucoup moins couru d’avance.
2. La manipulation
Une manipulation extérieure à l’enfant ; de l’ordre du plaisir ; de faire plaisir au maître, ou aux parents : plaisir d’obtenir des points, de progresser, de se distinguer, de témoigner de ses aptitudes. N’en disons pas trop de mal car, même si elle n’est moralement pas totalement acceptable, elle n’en a pas moins permis à beaucoup de gens d’accéder à un palier supérieur de jouissances de vivre. Mais cette manipulation externe, qui ne concerne que quelques-uns – dont les lecteurs de cet article – est trop limitée dans ses effets pour qu’on n’ait pas envie de songer à autre chose.
L’écriture comme technique de vie
Par exemple, à une manipulation interne : le désir d’expression est si fort chez l’être humain que, pour peu qu’il puisse bien connaître une de ses voies de réalisation, il ne songera plus jamais à y renoncer. Cela deviendra un besoin quasiment quotidien qui pourra se manifester sous des formes absolument imprévisibles au départ. Je pense que pour s’en convaincre, il est nécessaire d’examiner un peu quelle peut être la nature du plaisir d’écrire. Pour cela, adressons-nous à Claude Roy :
« J’écris comme je lis, pour essayer de vivre mieux dans tous les sens du mot mieux, pour sentir plus de choses et plus profondément, pour observer mieux et plus attentivement, pour comprendre mieux les gens et les choses, pour y voir plus clair et me tirer au clair, pour donner et recevoir, pour faire passer, pour tenter de savoir-vivre et pour apprendre à me tenir de mieux en mieux. Pour jouer, aussi, parfois, pour le plaisir de l’imaginaire, pour jouir de la liberté ludique d’éluder la vie quotidienne. Mais le jeu lui-même n’est-il pas, dans son apparente gratuité, une façon ambiguë de s’affronter au réel, un apprentissage ? La passion d’écrire, ce n’est pas une façon de vivre un peu moins pour créer un peu plus. Cela devrait être un art d’éclairer (pour soi et les autres) un peu plus la vie afin de la vivre davantage. » (p.78, Permis de séjour)
Cela paraît se situer à une certaine hauteur. Et pourtant, je trouve dans ce texte des échos de ce que j’ai connu. Il peut y avoir tout cela à l’école primaire, avec même, beaucoup plus tôt, le besoin d’expérimenter d’une façon presque folle pour mieux découvrir toutes les nécessités du langage. Évidemment, Claude Roy ne saurait en avoir l’expérience. Cependant, je le trouve trop restrictif quand il félicite l’école primaire d’avoir su munir l’enfant de l’écriture-information. On peut lui vouloir de plus grandes ambitions. Mais les ambitions de l’enseignement secondaire ne lui conviennent pas. Citons-le à nouveau :
« L’Université française a créé les deux genres littéraires les plus redoutables de l’histoire des écritures. La dissertation française (ou composition) est l’art de remplir une copie avec des phrases sans intérêt, mais correctes et élégantes, sur un sujet qui n’intéresse ni le scripteur ni le lecteur.
La thèse littéraire est une discipline analogue aux coutumes matrimoniales de certains primitifs qui engraissent de force les futures épouses afin que les maris puissent les consommer dodues. L’obèse thèse classique française consiste trop souvent à gonfler en mille pages ce qui pourrait être dit en deux cents. Bien écrire, sans avoir rien à dire, tirer à la ligne sans jamais tirer juste, disserter de tout en ne pensant à rien, composer le néant, polir le banal, enfler de vent des manuscrits mafflus, enfiler en vain des perles de culture en toc, produire à la chaîne le sempiternel modèle...
Je sais de quoi je parle : j’étais un de ces innombrables petits singes savants dont l’espèce n’est certes pas éteinte ; jeunes monstres froids que six ans d’humanités inhumaines ont rompu à la gymnastique de ces essais qui ne seront jamais transformés.
C’est cet enseignement et le triomphe des professeurs qui ont donné à la France actuelle cette sinistre littérature de pseudo-idées qui se chassent l’une l’autre à la vitesse des succès pop du hit-parade, ce bavardage d’idéologues sur lequel glosent sans fin des universitaires impuissants mais prolixes.
Si je suis passé des balbutiements du petit singe savant à une voix de grande personne, c’est que j’avais été cogné par le deuil et le malheur et que je m’apercevais de l’existence en nous de ce grand fond nocturne que l’éducation et l’enseignement avaient tenté de nous apprendre à ignorer. » (p. 83)
Offrir l'écriture aux enfants
Eh bien, ce grand fond nocturne, ce n’est pas seulement par un renversement des pratiques du second degré qu’il faut l’aborder. Car maintenant, comme jamais, les enfants sont cognés beaucoup plus tôt (vie urbaine, difficultés familiales, télévision, circulation, école...) et le grand fond nocturne est devenu une des choses les mieux partagées du monde. Mais il ne sera pas indifférent pour la trajectoire d’une vie d’avoir pu dire à temps ce qui change l’être à ce point.
Et dans cette vision des choses, ce sera la pulsion personnelle d’écriture – quand l’enfant en aura découvert la possibilité – qui lui permettra peu à peu une certaine maîtrise. Et en même temps, cette maîtrise permettra à l’enfant de dire avec le plus de précision, de concision, d’adéquation, d’art possible ce qu’il aura besoin d’exprimer ou de communiquer. Et commenceront de s’éveiller en lui mille fourmillements de nouvelles choses à dire qui pourraient entretenir un enchantement tout au long de sa vie. Donc, incontestablement, le réservoir de l’enfant est plein à déborder. Il appartient à l’école de mettre ou de maintenir le moteur en étal de marche, en rétablissant au besoin les circuits, comme le disait Freinet. Cela on le sait déjà. Mais il faut insister sur des dimensions qui ne sont, en général, pas prises en compte. Car il ne faut pas se leurrer : la parole d’écriture ne peut se construire que si aucun territoire ne lui est interdit. Essayons de repérer ces territoires en écoutant Claude Hagège (L’Homme de paroles, Fayard) :
« La nécessité de découper l’événement... a façonné la pensée analysante.
Le langage est à la fois, en contexte de groupe, méthode de pensée et produit de la pensée au sens le plus général.
Méthode d’articulation, la langue est centre de pouvoir cognitif.
L’écriture a le pouvoir de solliciter la réflexion et peut-être aussi de favoriser le développement des facultés d’analyse et d’abstraction.
L’écriture est une analyse linguistique à des degrés divers de conscience. »
Voici donc un premier aspect, celui de l’étude de la langue. On n’a pas besoin d’y contraindre les enfants car c’est spontanément qu’ils s’intéressent à la composition, aux structures, au fonctionnement de la langue.
L'enfant faisait de la linguistique et il ne le savait pas
Pour démontrer la réalité d’une étude spontanée du fonctionnement de la langue, voici quelques textes tels que vous en trouverez cent dans votre classe si l’expression libre libre y a droit de cité :
LE FLEUR
Le fleur est jolie. Elle est en bois. On l’appelle pas « le fleur », on l’appelle « en bois » parce que « le fleur » on croit que c’est une fleur. Alors on l’appelle « en bois » et non « le fleur ». Un jour, le fleur ou en bois s’en alla...
Sylvie (8 ans et demi)
Et dans la suite du texte, elle répète trois ou quatre fois encore : « Le fleur ou en bois » comme si elle ne pouvait se lasser de se régaler de cette chose insolite qui lui permet de s’interroger sur le genre des noms neutres. Et, ce faisant, elle se pose la question scientifique universelle : « Qu’est ce que ça donne si ? » « Qu’est ce que ça donne si on met le au lieu de la ? » Et en même temps, elle assimile mieux la notion d’article. « Ah ! C’est ça un article ; on me l’avait dit mais je crois que ce n’est que maintenant que je le sais vraiment. » « Comprendre, c’est réinventer » (Piaget)
Mais ce texte permet à Sylvie d’autres investigations :
« Et puis, pourquoi donne-t-on un nom aux choses et non pas un autre ? Et pourquoi fait-on correspondre cette signification-la à cette suite de sons ? Par exemple, pourquoi on ferait pas un bouquet de « en bois » ? etc.
LES CHAUSSURES
Les chaussures sont bleues vertes rouges
Les dépoilues n’ont pas de couleur
Les apoiles sont bleues
Les apeaux sont jaunes
Les dépeaux n’ont pas de couleur.
Cette fois-ci, l’interrogation porte sur la formation des mots, sur le rôle des préfixes. Et, en la circonstance, c’est le dé qui est privatif. Sur ce terreau d’expérience personnelle, on conçoit bien que lorsqu’on en arrivera au troisième rôle de l’école : l’organisation des connaissances, l’enfant sera prêt a assimiler la composition et la dérivation et à comprendre que, généralement, c’est, en français le a qui est privatif et le dé qui est souvent la marque du contraire. Comme il se sera posé de lui-même le problème de la composition des mots, qu’il se sera fabriqué cet outil d’investigation du monde, il sera réceptif à tout ce qui concernera ce problème et il en assimilera facilement les données parce qu’il aura été de la partie, là aussi.
MARMITE
Mar mi te
te mi mar
mi te mar
ta mar mi
Je ne trouverai pas
le mot marmite
car la marmite a disparu.
François
Cette fois-ci, il s’agit d’une réflexion sur l’ordre des syllabes d’un mot. Cela peut d’ailleurs déboucher sur la combinatoire (n factorielle de n) donc encore sur une étude à caractère scientifique. Quelquefois, l’inversion a un sens : François, sois franc ! Et on débouche sur l’anagramme, sur Alcofribas Nasier de François Rabelais, sur les pseudonymes, sur les contrepèteries, sur toutes ces choses qui existent dans toutes les cultures.
Vers la dimension du plaisir
Et puis, que se passe-t-il quand on se détend par rapport à la contrainte du sens, quand on déjoue la surveillance de la censure normative ?
MOTS QUI PASSENT DANS LA TÊTE
Le tableau est noir
Que le soleil cherche
Le café fume le tabac
Le calcul du dictionnaire sur la table du cahier
Il parle des feutres règle la trousse de la bande
Sylvie planchée
La feuille est écrite et je me trompette
Le pinceau colle le chemisier vert
Je pense au crayon de réunion boîte
Françoise suce la queue du chat
À Paris je mange le voleur
Les rideaux lumière joue le chat
Mouchoir vert gris s’installe sur l’escalier
Fridu est un châtaignier
La télé sur le toit attend le soleil
La planche croît au lit
La cendre têtue poupée bleu blanc
Je vais attendre le gilet
Je me refroidis du café
Un château trop court
Le cahier recopié tombe dans la poubelle
Un serpent sur la chaise du cartable.
Christine (CM2)
LE MONDE À L’ENVERS
La vache conduit le fermier au champ
le papier colle le peintre sur le mur
la truelle se sert du maçon
la bicyclette roule sur l’homme.
Ces deux derniers textes sont issus de la brochure « B.T.R. 1000 poèmes en un an » dont la lecture est indispensable à tous ceux qui aiment approfondir. Tous ces documents prouvent bien qu’il existe une approche scientifique de la langue par expérimentation, manipulation, inversion, combinaison, etc. Il suffirait d’ailleurs que vous regardiez un peu plus attentivement les textes qui paraissent insolites et même un peu fous dans votre classe, du moins s’ils apparaissent, si vous ne les avez pas inconsciemment interdits. Maintenant, vous ne devriez plus les jeter dans la corbeille à pas de pied. On l’a bien senti, il se mêle à cela une seconde dimension que Claude Hagège va nous permettre de préciser. Je veux parler de la dimension du plaisir :
« Enfin, le langage répond à un autre besoin par quoi l’espèce se définit encore : le jeu. L’invention et l’activité poétique en sont les manifestations les plus élaborées. Certes, la poésie est plus qu’un divertissement gratuit. Elle puise sa nécessité au plus profond de l’être. Mais, au moins pour certaines formes d’activité poétique, le lien entre jeu et poésie demeure essentiel.
En contrepoint du besoin de s’exprimer s’inscrit, dès la petite enfance, l’irrésistible envie de jouer avec les mots.
Le reproche de parler pour ne rien dire méconnaît l’envie de parler pour autre chose que pour dire. Le discours simulacre de contenu peut être à lui-même sa propre fin tout comme un jouet entre les mains d’un enfant.
Toutes espèces de fantaisies verbales, de calembours, d’initiatives néologiques attestent l’immensité du champ d’invention que se taillent les énonceurs individuels dans le territoire apparemment figé des contraintes de la langue. »
C’est ainsi que l’on va pouvoir trouver, dans les textes qui suivent des rapprochements de sonorités, des rythmes, des balancements, des inventions de mots, des chocs de mots ou d’idées, des créations de formes, des musiques... Et ce faisant, se trouvent également inventés ou réappropriés le rondeau, l’écriture automatique lente, le poème...
Ce qui apparaît très vite quand on ouvre la cage de la liberté d’écrire, c’est la rime. Mais c’est un procédé tellement facile que les enfants risquent de s’y noyer définitivement. Aussi faut-il se hâter d’ouvrir d’autres pistes, dés la première manifestation. Je n’en donne qu’un exemple pour qu’on s’en écœure très vite.
J’AI VU
J’ai vu une petite souris
qui était dans un nid
J’ai vu un petit oiseau par terre
qui avalait un ver
J’ai vu un sanglier
qui entrait dans le poulailler
etc.
(CM2)
Mais on peut rapidement, lorsqu’on écrit beaucoup, déboucher sur des terres un peu plus riches de développement.
NOIR
Que vois-je ? Du noir
Pourquoi ? Dans un manoir
Je prends quoi ? Mon mouchoir
Pour regarder quoi ?
Mon mois, grâce à l’oie
Ce soir, c’est au tour de qui ?
De Jean-François
La Loire se noie dans la Loire Atlantique
Et lui, le doigt, il se promena
Dans un bois de la Cornouaille.
Thierry (CM2)
Au début, c’est artificiel ; puis, peu à peu, Thierry se libère de la forme rigide initiale qu’il s’était donnée. Pourquoi pas, après tout, il est libre !
Voici maintenant :
Troue ma trottette comme un trotteur
Course ma courette comme un coureur
Ris ma risette comme un rieur
Souris ma sourette comme un sourieur
Pense ma pensette comme un penseur
Crois ma croyette comme un croyeur.
Etc.
Etc. (16 lignes en tout)
Éliane
C’est vraiment curieux ce traitement de chaque verbe par une structure fixe.
JEU
Je me marie avec le mari de Marie
Marie a dit à Le Vau
de tuer son veau
Le Vau n’accepte pas
Parce que ce n’est pas son travail
Il est architecte.
Éliane
Mais on peut prendre son essor et voler beaucoup plus haut et réinventer le rondeau ; ce qui permettra de découvrir avec ravissement qu’on a aussi des frères en poésie.
LA ROSE
Belle et souriante
J’ai voulu te cueillir
Dans mon ancien Jardin
Je t’ai vu t’ouvrir
Belle et souriante
J’ai voulu te prendre
Pour me décorer les cheveux
De ton bon parfum
Belle et souriante
J’ai voulu te sentir
Pour m’embaumer
De ton cœur rose
Et maintenant
Le vent t’a brisée
Et tu ne seras plus
Belle et souriante.
LA BERCEUSE
Au fond de l’eau
Où l’on voit la pleine fontaine
Où les hiboux chantent
Au fond des lupins
Où l’on voit la pleine mer
Où les hiboux dansent
Au fond des branches vertes
Où l’on voit la mer glisser
Où la berceuse berce son oiseau
La berceuse au fond des fleurs
Où les alouettes chantent
La berceuse au fond des dahlias bleus
Où l’on voit les alouettes voler
La berceuse au fond des papillons
Berce ses fleurs dorées
La berceuse au fond des arbres
Où la berceuse berce son kangourou
Anne-Marie (CM1)
Comme elle se berce, Anne-Marie, la petite portugaise, sur les flots fleuris de la langue française...
C'est quand on commence à écrire qu'on commence à penser (Jean Ricardou)
Venons-en maintenant après l’analyse, le plaisir (jeu et poésie) à une autre dimension ou, si l’on préfère, à une autre dominante. Il s’agit cette fois de la communication qui ne se réduit pas comme on va le voir au simple échange d’informations. Voyons d’abord ce qu’en dit notre linguiste :
« Il convient de se garder des vues réductrices. Interaction dialogale ne signifie pas simple transfert d’informations. Si les messages communiquent, c’est qu’ils ont quelque chose à communiquer qui n’est pas le produit d’un simple prélèvement sur le monde et l’événement.
On n’a pas toujours entièrement construit une phrase ou un texte au moment où l’on s’apprête à le proférer. À travers les ratés, les reprises ou les suggestions de parallélisme puisés dans cela même qu’on vient de dire, le propos se construit, la représentation s’affine, le projet se précise à mesure que le discours progresse. L’idée vient en parlant. »
Et ceci est vrai aussi pour l’écriture. Pour jouer le jeu, je prends les derniers mots qui viennent d’être prononcés dans la pièce où je suis : « Les frais de notaire ». Aussitôt, se mettent à exister toute une série de connotations sonores (suggestion de parallélisme puisée dans cela même qu’on vient de dire) ; en voici quelques-unes : L’effraie du notaire – Le lait frais de nos terres – Les effets du notaire – Les fraises du notaire – Les frais dénotèrent – etc. Il suffit qu’on ait un souci, une préoccupation, un désir, une soif, une ancienne frayeur d’un oiseau nocturne (l’effraie) pour que ça dévie ou que ça s’installe pour communiquer quelque chose qu’on ne se savait pas avoir besoin de dire. L’essentiel, c’est de partir ; l’essentiel, c’est de commencer à écrire.
« Je ne sais que dire mais quand je l’aurai dit, je le saurai. » (Prince Henri dans Mariages de Gombrowicz)
Provoquer l'émergence du vécu mémorisé
Ceux qui aiment approfondir les choses pourront lire le chapitre « La ré-écriture » dans la brochure : Ah ! Vous écrivez ensemble (éditions ICEM). J’en veux donner un autre exemple pour essayer de convaincre qu’il faut permettre aux enfants d’écrire souvent, même n’importe quoi au début. À la suite de la lecture du travail de Jeannette Go et Paul Léon (voir L’Éducateur Nos 4 et 5, décembre 1985), je me suis donné un lipogramme en « E », c’est-à-dire que j’ai écrit deux lignes en m’interdisant l’utilisation de cette lettre. Ça a donné :
Sa main court un long car donc un port grandi.
Aussitôt, je me suis mis à écrire l’image qui s’est imposée alors à moi :
Un écrivain assis à sa table à la fenêtre d’un hôtel regarde le quai de Concarneau où le car de cinq heures déverse son flot habituel de Bretons qui longent le port agrandi pour les nouveaux chalutiers.
Et aussitôt m’est remonté en mémoire un souvenir familial précis et très fort que j’avais oublié et que j’aurais pu écrire sous forme de nouvelle originale.
C’est aussi dans cette optique que Jeannette Go et d’autres camarades organisent le milieu pour que les enfants qui se croient en panne puissent bénéficier de la sollicitation initiale qui leur fait défaut. Mats quand on a une classe a plusieurs cours qui s’exprime, ce sont des procédés qui peuvent apparaître spontanément.
HISTOIRE D’UN ŒUF
Un œuf pond. Un œuf chante. Un œuf, ça joue aux cartes. Un œuf ça fait meu meu. Un œuf ça a un cœur. Un œuf, c’est Tarzan. Un œuf, ça fait tomber les feuilles, etc.
Il y a quarante-cinq notations de ce genre et ça se termine par :
À la fin, le pauvre œuf pleure et pleure tant qu’il n’en peut plus. L’œuf pleure et voilà qu’il est mort. Tous les œufs vont à l’enterrement. Un œuf dit aux autres : l’enterrement, c’est demain. Et voila que l’œuf est enterré et tous les œufs pleurent et pleurent. Et eux aussi sont morts en pleurant.
Et c’est ça qui est apparu à la fin de la litanie comme le mot « liberté » était apparu au bout du poème de Paul Éluard qui ne savait pas au départ que c’est ce mot-là qui surgirait au bout de ses lignes.
Mais sur ce thème de la communication, revenons un peu à Hagège :
« Il existe des ambiguïtés lexicales liées à la disproportion énorme entre l’inventaire lexical limité des langues et la masse illimitée des objets du monde.
Les signaux décrivent, au gré des paroles aléatoires, les volutes de la subjectivité. L’homme inscrit indéfiniment sa différence dans les plis de la langue malgré les insurmontables de la grammaire.
Le désir de se dire habite tout diseur. »
Mais que peuvent dire des enfants quand ils se sentent libres, quand ils peuvent écrire pour des correspondants qui se trouvent à trois mètres d’eux et qui liront leur message à leur tour.
NATURE
Tout est calme. Le matin, la rivière coule en clapotant. Les oiseaux piaillent parce qu’ils ont passé une bonne nuit. Et moi, je suis dans la forêt à écouter, à sentir, à voir l’odeur du matin qui est encore froide à respirer. Mais il n’est pas trop tard pour assister à l’ouverture des fleurs et à la caresse de l’herbe sur mes bottes sèches. Je ne vois rien car la brume est trop épaisse mais j’entends le cri des arbres qui me disent bonjour.
Monique (CM2)
LE PRINTEMPS
Il est parti. Il nous a laissé sa couleur d’algue blonde sur ta terre. Reviendra-t-il un jour ?
– Oui, crie un inconnu. Il revient tous les ans.
– Ah ! ce printemps d’où sort-il ?
– Je crois qu’il se retire de sa planète quand le moment arrive.
Françoise (CM2)
Je ne peux pas dire ce que j’ai sur le cœur à mes parents. Quelquefois, je voudrais aller très loin d’eux pour ne revenir que lorsqu’ils auraient regretté. Mais je ne le fais pas, quelque chose me retient à eux. Je ne sais pas si c’est un fil ou le bonheur que j’ai auprès de mes parents.
Sylvie
J’attends. Ce n’est pas vrai qu’il est au présent. Pour moi, j’attends est presque toujours au futur futur futur.
Didier (CM2)
LE GOÉMON
Poussé coupé
Traîné séché
Chargé roulé
Épandu enterré
Vaincu et revaincu
Il reste toujours goémon.
Didier (CM2)
La quatrième dimension thérapeutique
Avec les exemples donnés dans les trois dimensions abordées (étude – plaisir – communication) on sent déjà la richesse de ce que peut représenter l’expression écrite. Mais ce n’est encore rien et, peut-être, même pas l’essentiel. Écoutons maintenant :
« Du fait que le langage est fondateur de relation, l’énonceur délivre dans son usage quelque chose de lui-même. Le langage est donc une voie privilégiée de son expression. Car les langages conjuguent les processus cognitifs avec des images de pulsion. L’expression à la limite est thérapeutique.
À tous les niveaux, le langage reflète les tropismes des sujets parlants-désirants.
Une pulsion de l’exprimable qui se fraie des canaux variés. Car les soliloques des schizophrènes, les spéculations les plus incontrôlables, les envolées les plus lyriques appartiennent autant au dicible que les discours les plus rationnels et les textes les plus aisément analysables. »
Est-il besoin d’insister sur cette quatrième fonction, à la limite, thérapeutique. Ceux qui ont lu Rémi à la conquête du langage écrit, et Les dessins de Patrick, savent que, dès qu’il en a la possibilité, dès qu’il se sent en suffisante sécurité, l’enfant, qui se fraie des canaux variés, va pouvoir dire sous une forme ou sous une autre ce qui le charge ! Et quel enfant maintenant n’est pas chargé ? Et cela se fait sans que personne ne s’en aperçoive, ni lui, ni les autres, ni le maître. Rappelez-vous le « Hé ! Ho ! Pas si vite les gars » de Patrick où l’on s’est aperçu cinq ans après, qu’il se guérissait, semble-t-il du problème de la mort de sa petite sœur. Et Rémi qui a tué symboliquement l’homme. Et aussitôt ses textes ont changé de tonalité et son orthographe s’est considérablement améliorée.
L’OLIVIER
Les oliviers sont beaux en toute saison
Les oliviers donnent des olives
Un jour un olivier donna des cerises
Et il devint tout rouge
Et les gens disaient qu’il était malade
Et ce pauvre olivier mourut
Avec autour de lui le chant des oiseaux
de bonheur.
Nathalie (7 ans)
Le petit frère s’appelle Olivier !
LE CHIOT MAGIQUE
Il était une fois un jeune couple qui voulait un petit chiot. Alors un jour ils eurent un petit chiot tout blanc avec huit petits points noirs sur le dos. Mais il n’était pas comme les autres, il scintillait de partout et son aboiement faisait : miaou, miaou !
– Nous allons le faire regarder par le médecin du pays.
Le médecin dit :
– Mais il n’a rien du tout.
En rentrant chez eux les parents virent que c’était vrai et ils furent contents.
Vincent (8 ans)
Ce texte a été écrit le premier jour du retour de l’hôpital où cet enfant avait été corrigé avec succès d’un strabisme divergent ! Il n’avait plus rien du tout.
Le petit géant pleure : ses parents sont si grands. Sa mère lui dit :
– Ne pleure pas, regarde en bas.
– Je ne peux pas, j’ai le vertige.
Jean-Lou est petit mais il exprime son insatisfaction par l’humour.
Mort, tu cours dans les champs.
Tu te faufiles dans les trous de grillon
Pour après t’enfuir
Dans les carrières de granit
Là où les pierres entaillent.
Tu te jettes sur la route caillouteuse
Et tu bondis dans l’ajonc
qui t’accueille dans ses épines meurtrières
Et tu cries comme un enfant sans sa mère
Comme si c’était la fin.
Mais tu reprends vie
Et tu recommences comme la poussière
Qui se colle à l’homme,
Comme les grilles d’un félin
Dans la peau d’un animal vaincu,
Comme une aiguille dans des haillons pourris.
YVON (CM2)
Est-ce un texte de conjuration ou de persécution ?
Voici, pour clore cette série, un texte de Pierrick qui, le dernier jour de classe, semble faire un résumé de ce qui s’est passé : comment il était malheureux et comment il s’est retrouvé dans la joie du printemps.
TEXTE À NE PAS LIRE
Dans ma chambre, je suis à pleurer. Des larmes coulent et sortent de mes paupières. Et, dehors, les oiseaux sont à ma porte. Mes larmes coulent toujours. Je ne peux pas l’oublier ce malheur qui m’est arrivé : ma maman qui s’en est allée ; un oiseau blanc qui l’a emportée. J’étais trop méchant. Dehors, il y a le vent, la neige, la pluie. Et quand je dors, je pense à ma méchanceté, à mes regrets et je dors. Le lendemain, je suis triste, je pâlis.
Et puis, c’était ma méchanceté qui s’est envolée. J’étais dans un pays calme. Maintenant, je n’ai plus le tonnerre, la neige. Alors, l’oiseau blanc est revenu parce qu’il aimait le calme, la joie. Et, dans ma joie, il y a mon cœur qui bat qui m’apporte la joie. La guerre est finie. Et ma douleur est partie. Et mon doux et calme oiseau qui chante la liberté. Avant, mon cœur était serré ; et mon cœur est ouvert. Et la joie a pu rentrer. Et je cours en liberté. On chante, on crie, je suis sous le clocher jauni... etc.
À la suite de ce texte publié dans Les compagnons de Rémi (épuisé), j’avais cité Freud :
« C’est dans le langage que l’homme trouve un substitut à l’acte, substitut grâce auquel l’affect peut être abréagi presque de la même manière. Dans d’autres cas, c’est la parole elle-même qui constitue le réflexe adéquat sous la forme de plainte ou comme expression d’un secret pesant. »
Et, précisément.
Le masque de la parole stupide
On voit avec tous ces textes comment, peu à peu, les enfants – et les adultes – peuvent se saisir de la possibilité qui leur est offerte de s’exprimer profondément ; ce qu’ils souhaitent ardemment depuis toujours, sans même savoir qu’ils ont ce désir.
Un jour, j’ai dit à ma femme :
– Elles coûtent cher nos billes. Et pour cela, il n’est pas besoin d’avoir lu ni rat ni homme pour penser à la catastrophe. Elle me répond :
– Pourquoi t’amuses-tu à ces jeux de mots stupides ?
Ça me ravit parce qu’elle n’a pas eu besoin que j’insiste pour percevoir quelque chose dans mes phrases. Elle précise que la première lui a suffi. Les adultes, dans les groupes d’écriture, et les enfants, dans les classes, peuvent utiliser ce procédé pour dissimuler consciemment les choses tout en les disant et en ne les disant pas. Mais lorsqu’on écrit beaucoup, cela se fait inconsciemment. On se libère de choses qui pèsent et on ne sait pas qu’on les exprime. Cela ne vaut pas une psychanalyse c’est certain ; mais nous avons trop l’expérience de l’espèce de remise au clair que procurent nos séances pour ne pas désirer la faire connaître à tous les niveaux. Là, incontestablement, il y a un phénomène nouveau qui pourrait être infiniment partagé. Il suffirait que les enseignants y goûtent vraiment et l’éprouvent sur eux-mêmes.
Enfin, pour aborder un dernier point, je trouve chez Hagège :
« Le langage au service de ceux qui ont pour objet d’induire des comportements est instrument de pouvoir tout court. »
Maintenant, ce pouvoir que donne la parole est suffisamment connu pour qu’on n’ait pas besoin d’insister. Ne serait-ce que de ce point de vue, il est utile de travailler à une maîtrise du langage. Mais, évidemment, on en a également besoin pour mieux se défendre dans la société et y trouver mieux une place. Cependant, il est totalement illusoire de croire qu’on pourra y parvenir en se concentrant uniquement sur une seule dimension. Il faut que ça puisse circuler librement et continuellement d’un domaine à l’autre – du DEMENS au SAPIENS en passant par le LUDENS – sans jamais bloquer les processus de construction qui sont particuliers à chaque être. Cela n’est pas, sans exiger de la part du maître, une formation, une pratique personnelle, une expérience réelle. Mais ça suppose aussi des prises de responsabilité qui ne me paraissent plus à l’ordre du jour dans le mouvement et qui concernent ce qu’on appelait autrefois « La part du maître ». Il y a des choix à faire.
Conclusion
J’avais l’intention de démontrer « définitivement » qu’il était capital d’ouvrir toutes grandes les portes de l’expression-création au plus grand nombre. À ceux qui auraient vraiment ressenti cette nécessité d’offrir l’écriture libérée – qui est véritablement une nouvelle technologie encore non massivement expérimentée –, je veux ajouter que ce que j’ai voulu dire de l’écriture serait à dire également, documents à l’appui, à propos de la parole, du corps, de la trace, de la mathématique, de la main, de la science...
Henri Laborit dit qu’on utilise seulement un faible pourcentage des possibilités de notre cerveau. On sent aussi que bien des secteurs de la construction de l’être restent encore inexplorés.
Mais alors il faudrait changer les choses. Actuellement, on perd du temps à des bricoles et surtout, on démissionne. On ne s’engage pas dans la deuxième fonction de l’école. La première, en gros, de deux à six ans, c’est l’accumulation des expériences. De six à onze ans, l’école devrait être encore accumulatrice, mais aussi introductrice. Ensuite, de onze à quinze ans, accumulatrice, introductrice et organisatrice des savoirs. Puis viendrait : acc-intr-org- et spécialisation (accintorspé).
L’introduction est un parti à prendre, une responsabilité. Vous avez certainement entendu ces ricanements stupides et serviles qui accompagnent la grosse plaisanterie d’une autorité « Le texte libre obligatoire ». Comme si la mise en orbite du texte libre libre était une affaire simple. Alors qu’il faut nécessairement plonger les enfants dans une expérience vraie qui leur correspond tellement qu’ils s’en nourriront abondamment et continueront par la suite à rouler pour eux-mêmes.
Mais cette responsabilité à prendre devrait, me semble-t-il, être précédée d’une connaissance étendue de la parole, du corps, etc. C’est une responsabilité des formateurs, peut-être, mais surtout des coformateurs et des autoformateurs que nous sommes. Le monde a tourné une page ; l’époque n’exige-t-elle pas maintenant de nouveaux enseignants ? ! Essayons de les devenir.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°6, écriture libérée, mars 1987, p.4-7, 19-21