Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La Pédagogie Freinet existe-t-elle ?

En dehors de son avatar Pédagogie Freinet-Enfance inadaptée ?

Depuis plusieurs décennies, un grand nombre de freinétistes espérant de meilleures possibilités de travail se sont orientés vers l’enfance inadaptée, si bien que les cadres du mouvement sont venus de ce secteur. C’était normal puisque c’est là que se trouvaient les freinétistes les plus nombreux, les plus soudés, les plus organisés, les plus actifs. Face à la situation complexe qui leur était donnée, ils ont émis des hypothèses, fabriqué des théories qu’ils ont d’abord vérifiées par eux-mêmes, puis soumises à la critique des membres de leur communauté. Ainsi se sont trouvées mises au point des techniques qui leur ont permis de travailler plus efficacement, plus valablement dans leur secteur. Mais elles l’ont débordé et se sont infiltrées dans des classes extérieures. C’est là, à mon avis, qu’il convient de faire le point. Car il faut toujours réfléchir à ce que l’on fait et essayer de prendre en compte les données fluctuantes des problèmes.

Caractéristiques principales de l’enfance inadaptée : les enfants sont très égocentriques, les niveaux hétérogènes et les classes peu chargées. On comprend qu’il ait fallu se préoccuper d’individualiser l’enseignement et donc disposer d’outils qui permettent de faire progresser ces enfants et aussi de les occuper. Freinet me disait à propos des boîtes enseignantes : « Il faut bien les occuper. » C’est vrai qu’il les avait 24 h sur 24. Et il fallait bien remplir les temps morts. Mais l’école, c’est autre chose. Et il ne faut pas trop se faire d’illusions sur la rentabilité de l’occupation.

L’extrême égocentrisme de départ de ces enfants a nécessité la mise au point de techniques tendant à constituer une communauté à peu près vivable. D’autre part, le nombre réduit d’élèves ne permettait pas d’atteindre facilement la masse critique du groupe. De plus, étant donné l’hétérogénéité des cultures de départ, il fallait créer une culture de la classe. Cela s’est fait en jouant principalement sur le mimétisme d’acquisition : « Pourquoi lui, pourquoi eux et pas moi ? » Et puis, ce sont des enfants qui ont peu de repères (d’heureux pères ?). Et il était nécessaire de leur fournir des structures très fortes pour qu’ils puissent se raccrocher à quelque chose de très solide.

Beaucoup de copains se sont engagés sur ces données de base. Mais je sais que d’autres, placés dans les mêmes conditions, ont fonctionné différemment. Mais, peut-être impressionnés par l’abattage du noyau institutionnel, ils n’ont pas osé manifester leur différence, sinon leur désaccord.

De toute façon, les autres enseignants connaissent un autre univers. Donc les théories-hypothèses qu’ils émettent doivent être nécessairement distinctes. La première chose à souligner c’est que le groupe peut prendre là toute son importance, c’est un facteur qui favorise considérablement l’acquisition des connaissances. On en a maintenant une forte expérience en écrilecture et en maths. « Le cerveau est naturellement producteur d’hypothèses. » Il faut qu’elles puissent être individuellement vérifiées puis communiquées à la communauté des petits chercheurs. Bien que cette communication favorise les apprentissages mais, plus encore, les critiques - de plus en plus objectives - qui sont immédiatement émises. Si bien qu’il y a une accélération des acquisitions. Mais le groupe a de très nombreuses autres fonctions telles que : accueil - écoute - partage - collaboration - élargissement des regards - relations - évènements - incidents - affectivité qui permet la mémorisation - etc. Car le groupe crée un élan, une motivation, une poussée à la création, à l’expression, au développement des langages, bref, c’est un bouillon de « cultures ».

Et c’est précisément sur les langages que je veux insister. Car leur possession devient de plus en plus nécessaire. Ceci pour diverses raisons de survie et de vie. Il y a dans la société actuelle une telle compression de l’expression qu’elle ne peut se manifester que sous des formes extrêmes : désespoir, violence, drogue, maladie, suicide ... qui sont des manières de parler auxquelles on ne se résout qu’à défaut. Il faudrait essayer d’offrir d’autres moyens de dire la vie car si le premier des « onze verbes » : survivre est très fort, le second : exister (être reconnu-compter pour quelqu’un) l’est presque autant (voir les tags, les graffs, etc.)

Or, le travail poussiérant sur les fichiers individualisés se fait en opposition à l’acquisition des langages. Cela peut peut-être se concevoir dans l’enfance inadaptée (Et encore, en est-on totalement sûr ?) d’autant plus que ce sont « ces enfants-là » qui sont parmi les plus chargés. Mais certainement qu’il faut faire d’autres choix ailleurs.

Il faudrait qu’on estime une bonne fois pour toutes la valeur du travail sur fiches. Piaget dit : « Comprendre, c’est réinventer. » Et Morin : « Connaître, c’est primairement computer c.à.d. : opérer sur des signes-symboles-formes par le moyen de signes-symboles-formes. » Donc, il faut qu’il y ait activité intense de l’esprit. Sans oublier que l’affectivité est un élément central. « Aucune acquisition n’est possible sans qu’elle ne soit présente, ne serait-ce qu’en tant qu’accompagnatrice. » (Morin) Alors, Il vaut mieux travailler dans un contexte riche d’incidents, événements, relations, vie... et de préférence sur ses propres signes-symboles-formes. Mais qu’elle est maigre l’affectivité du fichier individualisé, fut-il supérieurement construit.

J’ai lu dans un bulletin départemental un article consacré à « l’exploitation du texte libre » (CE2). Le lundi, on choisit un texte, le mardi on travaille le vocabulaire, le jeudi grammaire conjugaison. Et évidemment, on fournit à l’appui un nombre important de fiches.

On se souvient de la réaction de Michel GIRIN sur ACTI qui voyait dans sa classe se poursuivre sans cesse sans s des chat, des chien, alors que ses élèves avaient obtenu leur brevet de pluriel des noms. Et il disait : « C’est sur le fond qu’il faut travailler. »

Pour bien distinguer les deux aspects de la question, je cite la critique de la brochure « Ah ! Vous écrivez ensemble » faite par Claire COLOMBIER dans « Trousse-Livres » : « Ce qui nous est proposé ici, ce sont des techniques d’écriture collective « au service du déblocage de la parole de chacun ».  Ce sont aussi les principes théoriques qui sous-tendent ces techniques. Ceux-ci nous permettent de situer l’auteur plutôt dans le camp de ceux pour qui l’écriture est d’abord activité d’expression avant d’être manipulation de la langue. Il considère en effet que « ce qui va apparaître dans l’expression libérée, c’est la parole réprimée au cours de l’enfance et de l’adolescence ». Point de vue sans doute normal pour un enseignant qui s’est longtemps battu contre la scolastique et pour « l’expression libre ». Point de vue - qui est proche de celui des ateliers E. BING, de Rolande CAUSSE - sûrement contestable qui tend à faire de l’écriture une voie quasi-thérapeutique, un outil de connaissance de soi beaucoup plus qu’un travail et un outil de connaissance des textes et de la littérature. Mais point de vue fort intéressant quand on voit avec quelle prudence, quelle rigueur, quelle(s) technique(s), l’auteur s’avance sur cette voie difficile. »

Je l’ai écrit au copain qu’on se plaçait sur deux points de vue différents : lui, manipulation de la langue, moi, la langue, en dominante, comme moyen d’expression. Je lui disais : aucun n’est supérieur à l’autre, c’est un choix que l’on fait. C’est celui que j’avais fait jusqu’au CE2. Il m’a répondu qu’il en était là actuellement, mais qu’il pourrait évoluer.

Mais, à la réflexion, je pense que c’est aussi un meilleur moyen d’acquérir des connaissances par le langage et sur le langage. Et c’est vrai pour tous langages : on les utilise et ils n’échappent pas à la réflexion que l’on mène sur eux. Et c’est cela que l’école actuelle devrait privilégier. Et même au perf, un accent mis sur l’expression apporterait plus à sa maîtrise que des exercices extérieurs et non intégrés - Mais au lycée, on continuera, longtemps à se préoccuper surtout de la connaissance des textes et de la littérature.

Il faut opérer une conversion. Et, pour commencer, dans notre mouvement. Il faudrait se redonner une nouvelle formation personnelle, professionnelle, générale. Toutes choses étant égales par ailleurs.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°39, Février 1991, p.31