Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Et la troisième dimension ?

Longtemps je me suis coupé du bonheur de retrouver mes anciens élèves du CE2, par crainte de rester immergé dans le passé et de me trouver submergé par la nostalgie. Mais ce qu’ils ont encore à m’apprendre –à nous apprendre – est et restera toujours d’actualité.

Cette année-là, à la suite d’une suppression de classe et pour la première fois de ma carrière, j’avais bénéficié de ces dix élèves pour une troisième année. Malgré mes trente-et-un CP-CE1-CE2, je m’en étais réjoui intérieurement. J’allais pouvoir, en effet, poursuivre les recherches commencées : l’étude des textes libres de Rémi, la méthode naturelle de maths, la création orale et chantée, la création gymnique, etc. Et j’ai pu alors constater que c’est seulement dans une troisième année d’expressions vraiment libres, au CE2, que les langages aboutissent et s’épanouissent réellement.

Bien sûr, c’est au moins un livre qu’il faudrait écrire sur ces trajectoires de vie et leurs réalisations avec l’école. Ici, je peux seulement me contenter de signaler quelques faits marquants.
Par exemple, Jacques qui compensait sa situation d’enfant unique en inventant constamment des dialogues a, par hasard, quatre enfants dont l’aîné n’a pas sept ans. Le sport lui était interdit pour des raisons de santé, mais il était passionné de petites voitures et il imitait oralement, à la perfection, les démarrages de la 2CV de son grand-père. Eh bien, c’est un officiel du sport automobile ! II est commissaire de piste dans les compétitions internationales (24 H du Mans, Castelet, etc.).

Par suite d’une absence de demande de réussite, de sa famille en particulier, Pierrick, certainement le plus doué intellectuellement de tous les élèves que j’ai pu connaître, n’a pas une situation en rapport avec ses capacités. Cependant, il excelle au jeu des échecs que je lui avais appris. Ça lui apporte un plus qu’il ne trouve pas dans son métier de classeur de plaques de circuits imprimés. Il se souvient également du moment de sa catharsis.

Gilles m’a informé que, la semaine dernière, il avait enfin osé dire à son père ce qu’il avait sur la patate depuis plus de vingt-cinq ans. Et moi, cela faisait presque vingt-cinq ans que je savais qu’il se sentait l’enfant défavorisé de la famille parce que cela apparaissait à tous les tournants de ses créations écrites. Il n’y avait pas besoin d’être spécialement futé pour lire au travers des symboles qu’il utilisait. Par la suite, son père ayant payé une batterie à son frère et un accordéon à sa sœur, de rage, il s’est acheté une guitare. Et il a appris à en jouer, seul. Et maintenant, il gagne très bien sa vie comme musicien, alors qu’il chantait magnifiquement faux. De plus, c’est lui qui a le mieux suivi les traces de son père, ce que ce dernier reconnaît maintenant. C’est aussi Gilles qui m’avait le plus appris en pédagogie.

Christian avait un an d’avance et, de ce fait, il n’a eu que deux années d’expression libre écrite. Ce qui ne lui a pas permis d’atteindre le pallier de l’épanouissement par l’écriture. Généralement, l’inconscient a besoin de tâtonner une troisième année pour découvrir les possibilités d’émergence de sa liberté, ou alors, il faut que la pression soit vraiment forte.

J’ai retrouvé aussi ce Michel, si amateur de création de parcours et d’additions de vecteurs. Cela ne m’a pas du tout surpris que, pour son CAP de patron de pêche, il ait particulièrement brillé en nautisme (route des navires, cartes marines, etc.) car les parcours, c’était déjà son domaine de prédilection.

Mais c’est à Patrice que je voudrais un peu plus m’arrêter. Il aurait pu devenir architecte. Mais il préfère être chef de chantier (et bientôt entrepreneur). En effet, plutôt que de créer des projets de construction sur le papier, il préfère les réaliser lui-même. Cela s’était d’ailleurs très tôt révélé, car il était l’applicateur, dans la réalité, des idées des autres. Par exemple, de celles de Michel. C’est lui qui, en construisant avec peine et ténacité une « boîte » avec du carton de huit millimètres d’épaisseur, avait lancé une aventure de solides qui avait duré. Il s’agissait de découvrir, par tâtonnement, à partir de développements à plat, les secrets du cube, du cône, de la pyramide, etc.
Les qualités qui lui paraissent indispensables sont : adaptabilité, imagination, créativité. Et il en fait constamment la preuve dans son métier, car « chaque chantier est différent » (comme chaque « chantier » enfant). Et là réside la source de son plaisir. Il est très imaginatif. Il est parfaitement capable de couler d’abord une dalle de béton et de construire après les piliers qui doivent la soutenir. Ou bien il commence, par le haut, la rénovation d’une façade. Mais ce n’est jamais pas pure fantaisie ; ses idées sont toujours en parfaite adéquation avec ce qu’exige la situation : emplacement, économie, délais... Il est HEU-REUX !

Mais ce qui m’a suffoqué, c’est qu’il attribue un de ses atouts majeurs à ma « cage à fils ». En effet, il voit immédiatement dans l’espace les volumes qui sont représentés sur les bleus d’architecte. C’est une sorte de don rare qui lui permet de pouvoir expliquer rapidement à son équipe le travail à effectuer.
J’avais créé cette « cage à fils » pour que les enfants puissent également tâtonner et expérimenter dans l’espace à trois dimensions. Imaginez un cube : le plafond, une plaque d’Isorel perforé de 25 cm x 25 cm, le plancher, idem. Les montants : quatre cornières de Meccano. Entre le plafond et le plancher, on pouvait tendre, ad libitum, des élastiques blancs. Et cela figurait, par hasard ou consciemment, des volumes sur lesquels on pouvait poser des mots : tente de cirque, entonnoir, fusée, etc. Et parfois, il suffisait de déplacer deux ou trois fils pour que le volume (cône, pyramide, cube, etc.) que l’on avait subodoré, puisse apparaître dans toute sa pureté. Les plaques étaient munies d’axes orthonormés, mais ils ne furent pas utilisés. (Maintenant, en plastique, cette cage ferait merveille.)
Au début, un tour fut organisé pour que chacun puisse faire ses expériences. Puis l’accès devint libre. Et c’était Pierrick et Patrice qui y revenaient continuellement. Savoir pourquoi ?

Alors, que tirer de tout cela ? Il faudrait sans doute offrir également, et très tôt, la troisième dimension. Mais, aussi, d’autres troisièmes dimensions de l’enseignement telles que : échecs, création manuelle, création orale, poétique, dessin... bref, aussi, des langages. À un moment crucial de la vie de l’enfant : quand il fait « le tour de sa maison » (Freinet). Chacun pourrait, alors, suivant sa nature, ses conditions familiales, ses charges psychologiques, ses désirs profonds, asseoir un meilleur équilibre qui pourrait lui permettre de devenir plus disponible pour la connaissance, tout en apprenant à maîtriser, par la pratique et la réflexion en commun, ses outils d’expression.

Cela pose aussi le problème de la continuité, si possible dans la même classe. Il faudrait lutter contre l’émiettement du temps et des relations, et revenir à cette idée fondamentale : « Tous les départs avant neuf ans (et même onze). »

Paul Le Bohec, janvier 1992

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°54/55, Juillet 1992