Dans la vie, il y a moi... et il y a l’autre.
L’Autre, voici ce qui est important. Le philosophe Michel Serres disait récemment :
« Le seul antidote à la violence humaine, c’est l’éducation. » Elle permet de commercer avec l’autre, de l’entendre, de l’accepter, de s’en trouver heureusement modifié... Bref, il faut pratiquer une pédagogie de l’Autre. Qui est « alter ego et un ego alter ; un autre soi-même et un soi-même autre ». (Edgar Morin)
Un climat exceptionnel s’était installé. Et chaque matin, nous attendions avec intérêt les nouvelles productions personnelles : les dialogues de Jacques L (l’enfant unique), les textes de Petit Géant de Jean-Lou (Jehan le Petit), les délices des malices de Patrice (le bien-aimé), les jeux de mots humoristiques de Christian (le sécurisé), les textes de nature de Robin (l’aîné), les catastrophes planétaires de Jacques B. (à la famille catastrophique), les jolies aventures du petit âne de Michel (lui ?), les mésaventures de clown de Gaël (son père ?), les textes de peur et de suspense de Rémi (le petit Hitchcock trouillard), les roulements joyeux des tambours de guerre qui n’en finissaient pas de résonner dans les textes de Pierrick, après sa délivrance.
Chacun livrait tranquillement aux autres quelque-chose de lui-même. Et chacun était reçu, reconnu, accepté tel qu’il était ou, plutôt, tel qu’il devenait dans ce monde de richesses.
C’était étonnant de constater par ailleurs que ces petits Bretons maritimes, excités par de fréquentes tempêtes, ne posaient pas de problème de discipline. Ils avaient tellement d’occasions de s’exprimer en profondeur qu’ils n’avaient pas besoin d’utiliser, à défaut, le chahut, la récrimination, la violence. Ils disposaient en effet, quasiment chaque jour, de demi-heures d’expression-création en écrit, en parlé, en chant, en corporel, en maths, en dessin. Et quelques sorties dans un environnement naturel (et le foot des récrés) contribuaient à l’organisation harmonieuse des rapports.
Maintenant, ce que la durée nous avait offert à trente et un, ne pourrait-elle plus l’offrir à vingt et un ? Je sais que certains parents poussent les hauts cris devant les perspectives d’une classe à deux cours. Moi, je m’en suis toujours réjoui. Autrement, c’est quoi ? C’est l’usine : on a les éléments, des matériaux à usiner, on n’a pas affaire à des êtres. Qu’au moins on puisse suivre les mêmes enfants deux années, sinon trois. Mais pas plus, sinon la personnalité du maître serait trop prégnante. Mais, avec la nouvelle organisation en cycles, de nouvelles possibilités se trouvent peut-être offertes.
Revenons à cette part que doit prendre l’école au niveau de l’éducation à la paix. Il faut qu’on en ait une conscience claire. Pourquoi ne pas organiser ce lieu privilégié qu’est la classe pour bien enraciner les choses ?
Où, mieux qu’en cet endroit, peut-on se construire une vraie expérience de l’Autre ?
Pas d’un autre que l’on rêve, mais de cet autre là, tout près de soi : un autre que l’on n’a pas choisi et avec lequel on se trouve en constant compagnonnage.
Attention, il ne s’agit pas de renoncer à soi-même, par oubli de soi, dévouement, générosité !... Non, on ne devient altruiste qu’en allant jusqu’au bout de son égoïsme. Si on s’arrête avant, on ne passe pas la frontière. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est par souci de bénéfices personnels qu’on pourrait s’intéresser à l’autre. Cependant, on ne le sait jamais par avance.
On ne peut prévoir qu’en se souciant de l’Autre, c’est surtout nous qui en retirons des bénéfices.
On a besoin de se créer un moi aggloméré, un moi centré, un moi vivant, certes traversé de courants, mais conservant cependant une structure pérenne. On a besoin de se débarrasser de mille scories, mais aussi de découvrir des horizons nécessaires. Si on est ce qu’on est, si on écrit ce que l’on écrit, si on pense ce que l’on pense, ce peut être pour des raisons de génétique, d’histoire familiale, d’époque, de circonstance... Mais cette grille de lecture qu’on pose sur le monde n’est pas obligatoirement définitive. Avec le temps, on peut l’améliorer.
Mais il faut du temps !
Sinon on reste au premier stade de la relation qui est : la méfiance de l’autre.
« Ah ! C’est comme ça que cet autre réagit, c’est comme cela qu’il voit la vie ? Comme il est étrange ! Il n’est pas comme moi, il n’est pas normal. Car si c’est lui le normal qu’est-ce que je suis, moi ? L’idée qu’il pourrait avoir raison m’est insupportable. Il faut absolument éliminer cette idée que c’est lui qui vivrait juste. Il faut l’enfouir au plus profond de moi-même. »
Cependant, avec le temps, on peut constater qu’il n’a pas été trop dangereux. Et, à la rigueur, on peut l’accepter un peu plus. On pourrait même lui reconnaître le droit d’être ce qu’il est. À condition qu’il sache rester à sa place.
Mais le temps se poursuit :
On peut aller jusqu’à se réjouir de l’existence de l’Autre :
« Quelle chance de l’avoir rencontré ! Oh là là ! Tout ce qu’il m’apporte ! Sans lui, je n’aurais jamais découvert tout ce qui me convient maintenant si bien.
Ah ! C’est comme cela qu’il crée sa mathématique, qu’il expérimente en dessin, qu’il chante sa vie quotidienne, qu’il raconte son monde intérieur, qu’il communique ses découvertes, qu’il assure ses maîtrises... Il voit, moi, j’entends. Il lui faut du silence : il me faut des événements. Il lui faut des nuances, il me faut des organisations... »
Et on apprend à mieux recevoir, à percevoir plus large. On apprend à mieux jouer du regard, de l’écoute, de la nuance, de la structure, de l’ensemble, du détail, du silence, du groupe... Et l’autre, évidemment, est multiple. Ce sont des autres, divers, riches, en marche. Et on s’hybride, on se croise, on progresse, on s’agrandit ensemble de tous nos regards sur la vie.
Avec le temps.
Paul Le Bohec
Texte paru dans le nouvel éducateur N°56, dossier Pour une éducation à la paix, février 1994, p.2-3
reprise du texte «Ne dites pas aimez-vous les uns les autres…» paru dans Coopération Pédagogique N°53, Juin 1992
et dans Chantiers Pédagogiques de l’Est n°228-229, avril-mai 1993, p.9-11