Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Interdire la grammaire

À propos du phénomène des sectes, un psychosociologue écrivait récemment :
« Il faut permettre aux jeunes de s’exprimer, (même maladroitement) d’être entendus, d’être reconnus... »

L’école pourrait prendre une part très importante dans la réalisation de ce triple objectif. Mais elle est paralysée par le souci presque exclusif de la forme. Sur le plan de l’écrit par exemple, on pense encore que les enfants doivent acquérir préalablement les moyens de l’expression. Mais, précisément, cette conception de la priorité de la forme tue le désir. Et la plupart des Français n’utilisent l’écriture que pour remplir des feuilles administratives.

C’est l’expression qui doit être prioritaire. Et si elle s’enclenche bien, si elle s’inscrit dans les habitudes, elle devient de plus en plus maîtrisée. Et on sait maintenant que comme sur le plan de la santé, l’affectivité joue un grand rôle sur le plan de l’acquisition des connaissances.

Le langage écrit se construit entre six et huit, neuf ans. Et peut-être pour la vie. Si on manque cette marche, l’avenir se trouve hypothéqué. Quand, dans les stages de réinsertion, on voit le délabrement de l’orthographe de beaucoup de jeunes, on se dit qu’ils ont été très tôt abandonnés. Et ils n’ont pas eu la possibilité de s’exprimer.

L’irrationalité de l’orthographe d’usage française nécessite une première imprégnation inconsciente. Cela peut se réaliser à partir de textes quotidiens de plus en plus libres. Textes soigneusement corrigés et recopiés.
Au moins sur deux années. Et avec le même maître, si possible, car les ruptures en fin de CP sont préjudiciables pour beaucoup d’enfants – et de maîtres du CP enchaînés à l’usine lecture –.
L’idéal étant une classe de CP-CE1 avec une vingtaine d’enfants dont la moitié seulement se trouvent en apprentissage de lecture et d’écriture.

Alors, est-ce qu’il ne faudrait pas retarder les exercices de grammaire et de conjugaison prématurés ? Mais permettre le travail sur la langue, la jouissance de la langue, la grammaire intégrée. Le reste étant donné en bénéfices secondaires.

Au football, il y a d’abord et essentiellement le plaisir du jeu. Puis, les enfants se donnent eux-mêmes des exercices pour progresser. Et ils en réclament même. Si on commençait par les exercices, les enfants changeraient de sport.

Nous affirmons que les enfants peuvent également commencer par le plaisir de la langue, la découverte de ses étonnantes possibilités. À condition de leur en offrir tout l’éventail. De cette façon, les enfants pourraient s’exprimer – de moins en moins maladroitement – être entendus, être reconnus... Pour eux, c’est devenu vital.

C’est possible, c’est facile. Cela a pu se faire dans d’exceptionnelles bonnes conditions. Il faudrait les généraliser et, pour cela, prendre conscience de cette réalité de la nécessité de la pratique généreuse de l’expression. Du moins si on se soucie de formation et d’insertion.

Paul Le Bohec, Mars 1994

Texte paru dans le bulletin French Cancans N°11, (16 numéros parus de 1988 à 2000)