Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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À propos de nos relations avec l’université

Deux principes fondamentaux et universels :

A : Le savoir donne du pouvoir.
B : On ne voudrait devoir son savoir qu’à soi seul. 
(On n’aime pas se trouver sous la dépendance de quelqu’un.)

Conséquences :
1) Si on a une vraie question, on s’acharne à trouver seul la réponse.
2) Mais en cas d’échec, si on tient vraiment à cette réponse, on peut accepter sans problème l’aide des pairs, car on est en relation d’égalité avec eux : ils nous ont déjà donné et on leur a déjà donné. Ce ne va pas faire un bouleversement.
3) Si, malgré l’aide des copains (et des bouquins), on reste le bec dans l’eau avec son importante question, on peut demander à un universitaire de nous suggérer une piste. Mais attention, rien de plus !
4) Mais si, malgré tout cela, la question survit encore, on peut alors lire un bouquin encore plus calé, écouter des émissions, assister à des conférences, suivre des cours à la fac...

Illustrations :
Je reviens du stage de Chantier Maths où ce qui précède a pu constamment se vérifier. D’autant plus que la question de savoir était continuellement posée.
1) À la suite d’une demande de Marcel, j’ai eu l’immense joie de découvrir TOUT SEUL le caractère de divisibilité par 11 (par intuition, par grâce du Très Haut, ou par resurgissement d’un souvenir datant de 59 années ?) (Je devais déjà beaucoup de savoirs à Marcel et j’étais content de rééquilibrer un peu les échanges en répondant à sa question.)
2) Dans la foulée, j’ai voulu chercher le caractère de divisibilité par 7. J’ai presque trouvé. Je l’ai exposé au tableau. Mais (sur la base d’une mauvaise intuition, d’une disgrâce du très bas, d’une absence totale de souvenir ?), je me suis trompé dans mes calculs.
Sans que je ne leur demande rien, Cathy et Philippe se sont mis à les vérifier et, grâce à leur apport, j’ai trouvé la solution. (Je ne vous la donne pas parce que vous n’aimeriez pas vous trouver sous ma dépendance.)
Philippe m’avait déjà demandé de lui rappeler comment on extrayait les racines carrées. Donc, on était à égalité. Cathy ne m’avait rien demandé. Je lui étais donc redevable. Je rétablirai peut-être l’équilibre au prochain stage. Mais, tout seul, trente ans après avoir appris mécaniquement à extraire les racines carrées, j’avais compris que c’était basé sur a2+2ab+b2. Dans la foulée, je me suis mis en tête de fabriquer une « machine » à extraire les racines cubiques sur la base de a3+3a2b+3ab2+b3. J’ai échoué. Je l’ai dit à Philippe qui l’a trouvée dans un bouquin.
J’ai donc reçu ce nouveau savoir. Mais, pour moi, ce n’était qu’une information. Je ne le posséderai vraiment que lorsque je l’aurai reconstitué tout seul, ou que j’aurai compris comment me le reconstituer à la demande.
3) En l’occurrence, on s’est adressé à un tiers, un tiers supérieur (l’auteur du livre). On acceptait provisoirement sa domination (aussi longtemps qu’il le faudrait... en attendant que...). Mais si on s’était adressé à un mec, en chair et en os, on aurait eu peur de lui dérouler un tapis rouge.

Illustration : (bis)
Je voyais mon fils, alors élève de 3ème, sécher sur un problème. Je m’approche avec gourmandise et je lui dis :
Ça n’a pas l’air d’aller.
– Non, mais je ne te demande rien, sinon tu vas me faire tout un discours.
Je regarde la figure et je dis :
Heu ! Mais là...
Merci, tu peux t’en aller, je n’ai plus besoin de toi.

4) Au stage, on avait sous la patte Pascale et Rémi « toutes gens d’esprit scèlémath » (La Fontaine). Ils nous avaient suffoqués en nous développant z=axy, d’abord au tableau, puis sur la cage à fils. On n’avait rien compris, mais c’était beau. On les avait comme références en béton. Mais, quoiqu’en chair et en os, ils restaient des copains.
Un prof de maths ou un universitaire aurait perturbé notre groupe s’il n’avait su, comme François, non seulement se mettre à notre niveau, mais rester notre pair en nous posant des questions de pédagogie. On n’aurait pas accepté un « notre père qui êtes odieux ».

Remarque :
Étienne avait apporté une floraison de bouquins riches d’expériences. On aurait pu les consommer béatement. Mais, dans notre coopérative de production de savoirs, on aime surtout être acteur. (Ouais, c’est pas tellement original !).

C’est comme ça qu’elle est notre vivante communauté. Elle préférerait ne devoir ses savoirs qu’à elle-même. Elle aime par dessus tout se les construire coopérativement, avec l’aide désintéressée de tout celui qui la respecte.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°89, novembre-décembre 1996