Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Pour une école populaire

Je limite ma participation à ce débat permanent de réajustement du mouvement à la question très peu soulevée de la quantité sur le plan du temps et de la production.

Permettre et respecter les parcours individuels

Avant toute chose, il faut maintenant veiller à ce que des parcours de réalisation, qui sont souvent en même temps des parcours d’apprentissage, puissent s’établir. Actuellement, tout semble calculé à l’école pour qu’on ne puisse jamais aller au bout d’une idée, d’un cheminement, d’une construction... Pour mener à bien ce que l’on aurait pu entreprendre, il faudrait avoir du temps et de l’espace devant soi parce que cela déborde souvent le cadre d’une stricte année scolaire. Or, le système actuel des cours uniques empêche les parcours de se développer. Selon ce type d’organisation, pendant tout le primaire, un obstacle majeur se trouve à franchir à chaque fin d’année : le passage au niveau supérieur.

À chaque rentrée, tout change : le nouveau maître a des conceptions différentes. L’enfant s’interroge sur ces nouvelles conditions d’existence :
« Cette fois-ci, où sont les limites ? Qu’est-ce qu’il sera possible de réaliser avec celui-là ? »

Il faut deux mois pour que les enfants s’adaptent à ce nouveau maître et pour que celui-ci s’adapte à ceux-là. Deux mois par an, cela fait, au bout des cinq années du primaire, une année entière de perdue.
On ne songerait pas à s’en indigner si on ne savait tout ce qu’il est possible de réaliser dans les classes à deux cours et plus. En fait, il s’agit d’un autre monde, un monde où l’on peut aller jusqu’au bout de ce que l’on entreprend – en ignorant même qu’on l’a entrepris ! – Les documents qui le démontrent ne nous manquent pas. Une fois de plus, je n’hésite pas à parler de Rémi, d’autant plus que j’ai été récemment en relation avec des membres de l’association des parents d’enfants dyslexiques (Apedys). C’est curieux : ils fondent leurs espoirs sur les médecins, les psychologues, les psychiatres, les orthophonistes, les universitaires, mais il ne leur vient pas à l’idée que, dans bien des cas, la pédagogie pourrait avoir un rôle important à jouer. Il faudrait interdire les C.P. purs.
Si, au lieu d’un C.P.-C.E.1, je n’avais eu qu’un C.P., Rémi aurait certainement redoublé son année. Et peut-être, même, triplé, car les angoisses des parents et de l’enfant s’étant accumulées, on aurait été dans une impasse. Au lieu de cela, la décontraction : aucune échéance immédiate à assurer puisque nous disposions d’une seconde année. Aussi, je n’ai pas fait de fixation sur le traitement du symptôme, je me suis essentiellement préoccupé de favoriser l’expression de Rémi. Et, dès le milieu du premier trimestre du C.E.1, il avait pratiquement maîtrisé sa dyslexie (inversion de lettres et confusion de sourdes et de sonores) ! Et il faut voir comment, au cours d’une troisième année (C.E.2.), il avait fini, à la suite de 400 textes libres, par découvrir son vrai champ « littéraire » qui lui avait permis de manifester des dons insoupçonnés (1).

Autre exemple de la nécessité de disposer de plus d’une année : presque tous les élèves d’un C.M. du Finistère qui ont produit 3000 dessins en deux ans, seraient retournés à leur marasme graphique initial s’ils n’avaient disposé que d’une seule année. L’année suivante, ils ont triplé et parfois même quadruplé leur production. Ils se sont ainsi dotés de compétences et, surtout, ils se sont multiplement construits.

Plusieurs études officielles ont d’ailleurs montré la supériorité – inattendue – des classes à deux ou plusieurs cours. Mais, on n’en a pas encore tenu compte parce que, comme disait Edgar Faure : « L’immobilisme s’est mis en marche et on ne sait pas comment l’arrêter. »

De son côté, Edgar Morin écrit : « On ne peut réformer l’institution sans avoir au préalable réformé les esprits, mais on ne peut réformer les esprits si l’on n’a pas, au préalable, réformé l’institution. »
Une seule voie possible : « Commencer de réformer de façon périphérique et marginale. Comme toujours, l’initiative ne peut venir que d’une minorité, au départ, incomprise, parfois persécutée. Puis s’opère la dissémination de l’idée, qui, en se diffusant devient une force agissante. » (Morin, La tête bien faite)

Nécessité d’une abondante production de textes, dessins, idées, réalisations de toute nature...

Pour acquérir des connaissances
Apprendre, n’est-ce pas, pour une bonne part, remodeler continuellement ses représentations mentales. On a beaucoup plus de chances de les modifier si on a de nombreuses occasions de les exprimer. En effet :
1. On a besoin pour cela de mettre préalablement un minimum d’ordre dans sa pensée. Le regard peut devenir plus objectif : on était dans une confusion, on ne savait pas exactement ce que l’on pensait et, de le voir ainsi développé devant ses yeux, cela permet de le prendre davantage en compte. On en est parfois surpris et, déjà, spontanément, on opère de premiers réajustements.
2. Les autres peuvent également mieux les connaître, ce qui les amène à réagir et à soulever des questions insoupçonnées.
Mais surtout ils émettent eux-mêmes leurs propres idées. La première réaction, c’est évidemment de ne pas les comprendre : ils ne sont pas sensés ; ce n’est pas possible qu’ils puissent voir le monde de cette façon ; c’est vraiment impossible à accepter. Cependant, à la réflexion, ils pourraient, peut-être, parfois, ne pas avoir totalement tort.
De l’étonnement, de l’interrogation, de la confrontation, de la discussion peut naître le besoin de réexaminer ses conceptions les plus solidement établies.
Et des idées un peu plus justes se mettent alors progressivement en place chez chacun, sans trop de douleur parce que c’est chacun qui, peu à peu, se l’impose, en passant momentanément par de nécessaires et rassurants paliers de certitudes.
C’est, du moins, la représentation mentale que j’en ai actuellement. Le fait même de l’avoir exprimé me permet de mieux savoir ce que je pensais. Et je serai sensible aux réactions de ceux qui ont une expérience proche de la mienne.

Pour acquérir un équilibre satisfaisant
Les enfants ne sauraient être libres dans l’absolu. Ils ont subi des pressions. Ils sont soumis à des pulsions. Percutés par la vie, ils ont besoin de répercuter pour se créer un équilibre acceptable. La vie des enfants d’aujourd’hui n’est pas un fleuve tranquille. On sait maintenant qu’après tout événement un peu dramatique, il faut donner à l’être la possibilité de s’exprimer. Il le fera d’ailleurs de toute façon, au besoin négativement. C’est pour cela qu’il faut lui permettre de faire en sorte qu’il puisse produire et se produire de façon positive pour lui et pour les autres. Et pour cela, il faut qu’il puisse utiliser, parfois sur de longues distances de temps, différents langages, afin de pouvoir choisir celui ou ceux qui pourraient lui convenir.

Conditions d’une abondante production

Les conceptions du maître
Il sait, évidemment, que « c’est en forgeant que l’on devient forgeron. » Mais sait-il que « des transformations de quantité produisent des transformations de qualité. »
Michel L. (C.M.) nous en a donné un très bel exemple : il se moquait absolument de l’aspect de ses dessins. En fait, il ne dessinait pas, il griffonnait rapidement n’importe quel gribouillis pour de donner le plaisir de plaquer dessus une signification a posteriori. (Pour se venger un peu, par la dérision, de ses oppresseurs.) Ses conditions de vie n’ayant pas changé, après ses 131 dessins informés du C.M.1, il a continué à fonctionner de cette manière au C.M.2. Mais, dès le début de ses 242 nouveaux dessins, il a témoigné d’une maîtrise certaine du trait et de la composition, alors qu’à aucun moment, il ne s’en était soucié. Et ses réalisations font l’admiration de certains amateurs ! Donc, dans de nombreux domaines – et aussi bien en français qu’en maths c’est la quantité de productions qui permet de perfectionner progressivement homéopathiquement – ses idées et ses techniques.

Importance de l’accueil
Une année, Michèle Le Guillou avait voulu s’intéresser à la pédagogie de la poésie. Et elle avait eu 25 poètes sur 25. Les deux années suivantes, elle s’était intéressée au dessin : 19 dessinateurs sur 19. L’année suivante : géographie ; résultat certes, des géographes ; mais nul poète et nul dessinateur !
Cela la désolait : « Comment s’intéresser à tout, c’est impossible ! » Oui, c’est impossible individuellement, mais, dans une équipe pédagogique, on pourrait se répartir les rôles selon les talents pédagogiques et les désirs de chacun, afin de permettre à chaque enfant du primaire de commencer à s’approprier un maximum de domaines.

La pédagogie Freinet se souciant de la vie entière, on se trouve dans l’obligation de faire des choix.
Cela s’était rapidement imposé à moi parce que je me trouvais dans une situation particulière : j’avais, dans mon C.P.-C.E.1, beaucoup de fils de marins longuement absents et de familles parisiennes longuement absentes. Le contenu de leurs textes m’avait rapidement appris qu’ils étaient psychologiquement chargés. Alors, j’avais décidé de supprimer les obstacles (journal, correspondance) pour que puisse s’épanouir une expression-création tous azimuts. L’horizon s’étant trouvé ainsi dégagé, nous avions eu droit à une grande quantité de productions écrites, orales, dessinées, chantées, mathématiques...
Et, donc, à des transformations de qualité dans tous ces domaines.

Les enfants
De leur côté, aucun souci à se faire sur les possibilités d’une abondante production. Ils ont de multiples raisons de s’y atteler et il faut vraiment une mauvaise conception ou organisation de l’école pour réussir à les en empêcher.
Ils ont une curiosité mammifère, ils veulent tout explorer, essayer, expérimenter, dire, partager, proposer, régler des problèmes, émettre des hypothèses, s’emparer de l’idée d’un autre, la développer ou en prendre le contre-pied, se réjouir du succès de l’une des leurs et s’en trouver consolidé...
Nous avons heureusement de nombreux témoignages des résultats de cette production en continu. Ce peut être pour une expression de soi, un travail de style, une libération de ses peurs, la maîtrise d’un aspect particulier, un désir d’une reconnaissance de ses talents, quelques minuscules pas précautionneux qui débouchent sur une explosion, une expérimentation poussée, une interrogation, un perfectionnement extrême, l’expression d’un tempérament, la combinaison de deux langages, une étude prolongée, l’étonnement d’une découverte, la manifestation d’une joie...
Inutile d’insister, on a compris.

Oui mais, pratiquement ?

Un ensemble de questions se posent à ceux qui ont été convaincus par les documents consultés et les idées exposées de la nécessité de rendre possible une telle intensité de production à chaque enfant, quel qu’il soit.

C’est tout un chantier qui s’ouvre. Nous avons à travailler sur les comportements qu’il faudrait avoir suivant les différents niveaux – car il y a des seuils –, déterminer les dominantes à privilégier selon l’âge, faire circuler les essais, les réalisations, les documents ; créer les outils pour l’accession rapide à la liberté et pour l’accélération des processus de démarrage et de réalisation : planning de lancement, dossiers-déclic, arbres de connaissances, Internet...

Rendez-vous au congrès !

Paul Le Bohec, août 2000

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°110, Août 2000

(1) Lire : Rémi à la conquête du langage écrit, éditions Odilon, 89100 Nailly.