Pourquoi ce verbe, maintenant ? Lorsque j’ai commencé à penser que l’école devrait essayer de répondre à la demande profonde des enfants en allant dans le sens de leurs pulsions, je n’ai établi aucune hiérarchie entre les différents verbes. À part, « survivre » qui était la condition sine qua non, tous étaient d’autant plus à égalité qu’ils étaient assez profondément reliés entre eux. Cela doit être pour mieux me les rappeler que j’ai constitué des doublets : survivre-exister, montrer-voir, subir-salir... etc. Et risquer-régresser allaient phonétiquement bien ensemble.
Il semble d’ailleurs que la régression ne concerne guère l’école primaire puisque c’est essentiellement un phénomène d’adulte. Il faut, en effet, avoir vécu pour revenir en arrière. C’est ce qu’exprime le psychothérapeute Georges Mauco quand il écrit :
« Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante ans exprimer, avec des sanglots de bébé, un chagrin de l’enfance qu’il n’avait pas pu évacuer avant » - Aussitôt, on se met à penser que s’il l’avait fait au niveau du primaire, ce sont trois décennies de souffrances qui lui auraient été épargnées.
Mais n’anticipons pas. Je veux m’arrêter un instant sur une formule qui me semble d’autant plus vraie que j’ai pu en vérifier l’extrême pertinence en ce qui me concerne : « L’enfant dicte, l’adulte écrit. » Je l’entends ainsi : ce sont les situations d’enfance qui déterminent, au moins pour une très grande part, le cours d’une vie. Cependant, au niveau du primaire, le texte à dicter n’est pas encore au point car, à ce niveau, tout n’est pas encore achevé, l’enfance étant encore en cours de constitution. Gisèle Page disait :
« Je n’en reviens pas de voir ces garçons de douze ans faire ce que mes petits de la maternelle font régulièrement. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas encore eu l’occasion. »
N’est-ce pas ce dont il faudrait se préoccuper : permettre toutes les expériences qui s’imposent aux différents âges, afin que la construction soit harmonieuse ?
Mais creusons un peu plus notre verbe. « Régresser », c’est retourner à une situation antérieure de développement. C’est ce qu’essaient de faire toutes les thérapies : psychanalyse, rebirth, cri primal, psychodrame... pour, en remontant à la source, sortir l’individu de l’impasse et le remettre dans un plus droit chemin. Il est évident que nous n’avons rien à faire de ce côté-là. Nous avons seulement à permettre aux enfants l’accession aux divers langages en les mettant ainsi en situation d’être leur propre thérapeute, s’ils en ont envie et s’ils se trouvent en suffisante sécurité pour tenter de le faire.
Il est indéniable qu’en utilisant à la maison le langage-bébé pour parler à leur doudoune, à leur petit chat, à leur petit frère, les enfants retournent à un stade infantile. Lorsque Patrice (7 ans) écrit : « Le chat ne sait pas parler. Chat, veux-tu parler ? – Comment parle-t-on ? – Tu as parlé, c’est comme ça ? – Oui ? C’est comme ça ? Alors je sais parler maintenant ! », il se détriple. Il sait bien qu’il reste le petit garçon qu’il est, mais, en même temps, il est le personnage qu’il joue et il s’identifie de plus à l’autre afin de pouvoir dialoguer.
« Ainsi « un ego alter » (autrui) devient un « alter ego » (autre soi-même) dont on comprend spontanément sentiments, désirs, craintes. » (E.Morin)
Voici un autre texte de Patrice : « Mademoiselle sait tout, mais elle ne sait rien – Alors, vous savez lire. – Non, mais je sais faire dodo. »
L’enfant peut écrire ces textes en toute tranquillité puisqu’il s’agit de « textes libres ». Chantal (9 ans) se sent également libre d’écrire :
« Ma chaussure, je, je, peux, peux, pas l’attraper. J’ai, j’ai, peur, peur, de déraper des escaliers. Ma drôle de chaussette noire. Ma drôle de chaussure, je peux, peux, pas, i, i imaginer. Ma chaussure, elle, elle, m’a, m’a, pincée. Mé, Mé, chante chaussure. »
Mais on peut écrire plus « profond ». Voici de Jacques (8 ans), un texte « à lire et à garder et à emmener où que vous voudrez ».
« Un jour, j’étais petit, j’étais allé à l’école maternelle. J’avais quatre ans. J’étais parti à la maison. J’avais rencontré un camarade. Il m’avait dit :
– Tu n’as pas peur ? – Si – De quoi ? – Des cauchemars – Ah ! Oui, c’est vrai. »
« Mais ma sœur arriva. Elle me dit : « Reste là – Oui. » Alors je m’ennuyais. J’étais triste. Un monsieur m’amena chez moi. Ma sœur n’arrivait pas. J’étais inquiet après elle. J’avais peur, j’étais malheureux. » Joël (8 ans)
Voici maintenant une improvisation enregistrée :
« Je marchais, je marchais, tout triste sous les gros nuages. Et voici que j’ai trouvé une jolie grotte où se trouvait un petit lit. J’ai dormi dans ce petit lit. J’étais bien au chaud. Et j’ai rêvé que les étoiles étaient sur mon ventre. Et j’étais content d’avoir mon petit cœur. » Jacques (8 ans)
Quand on sait que le thème de la grotte est régulièrement utilisé dans la thérapie du « rêve éveillé dirigé », on pourrait penser qu’il s’agit ici de la nostalgie de la vie intra-utérine. Mais qu’importe. Dans une classe expression-création, tout ce travail de régression doit s’effectuer souterrainement sans que personne ne le sache, et à l’insu même des auteurs. Il en est de même des petites pièces de théâtre et de diverses techniques que l’on utilise ou que l’on invente. C’est pourquoi, au total, dans ce chapitre, nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent. Il ne nous reste plus qu’à tourner la...
Oui, mais, dans cette affaire, est-ce qu’il n’y a pas tout de même un adulte : le maître qui est constamment présent et qui a un rôle considérable à jouer. Mais se trouve-t-il ex-abrupto en situation de se mettre au niveau des enfants ? Pour entrer à I.U.F.M., il faut avoir au moins la licence. En fait, ce sont souvent maintenant des Bac + 5, des D.E.S.S, des D.E.A… Leur savoir accumulé les font-ils automatiquement prêts à enseigner ? Oui, bien sûr, si l’on considère qu’ils ont le savoir et pourraient le transmettre. L’ennui, c’est qu’il ne s’agit plus maintenant de transmettre le savoir mais d’aider à son acquisition et de mettre les enfants en marche. Pour cela, ceux-ci ont besoin d’un partenaire qui puisse se mettre à leur niveau. Il faut donc que l’enseignant descende de ses hauteurs et régresse pour se mettre en mesure de redevenir « sujet » en capacité de communiquer avec des « sujets ». Cela doit être tout de même possible puisqu’il m’arrive de rencontrer de frais émoulus de l’I.U.F.M. encore à peu près vivants. Ils peuvent prendre de sérieuses responsabilités d’adulte et être capables également, de se trouver de plain-pied avec leurs élèves. Ils ont su ou ils ont pu conserver leur parcelle d’enfance et savent la regagner automatiquement quand il le faut.
Mais c’est trop peu de quelques-uns, il est urgent de travailler sur un plus grand nombre. Il appartient aux formateurs de permettre aux étudiants de retrouver par moments un état d’enfance. Il faut qu’il y ait une prise de conscience intellectuelle de la nécessité de prendre en compte la vraie nature de l’homme qui est non seulement homo mais homo-sapiens-demens. Cela tous les formateurs peuvent le comprendre et le communiquer parce que tous les scientifiques le disent – Lorentz parle même de homo-ludens-sapiens. Mais, au cours des études, les jeux de l’enfance n’ont-ils pas été totalement oubliés. Il se peut qu’il y ait de nombreux moyens d’y revenir. Je connais au moins un moyen de réussir parfaitement dans ce domaine : la libre écriture collective (1).
L’être humain étant partout l’être humain, je l’ai vu fonctionner partout : en France, Italie, Espagne, Allemagne, Belgique, Suisse, Russie, etc. Elle répond totalement à la demande de remise en état de « sujet ». On fait tourner des feuilles et chacun ajoute au passage ce qu’il veut en absolue liberté. Cependant, comme j’ai animé plus d’un millier de séances de ce type, j’ai tout de même vu constamment réapparaître les mêmes phénomènes.
J’ai détecté en particulier la source de nos rires homériques. Ils apparaissent toujours lorsqu’on s’attaque aux tabous de la société. J’en ai repéré cinq : la folie, le sexe, les excrétas, la loi, la mort. Le travail collectif en feuilles tournantes assure un total anonymat et, donc, une totale impunité. Aussi, on y va de bon cœur : on rattrape son retard, on dérègle le langage, on se vautre dans l’absurdité, on prend le sexe par tous les bouts, on retourne au stade infantile du pipi-caca, on se libère de toute autorité, on se rit de la mort. Et on se libère de tout ce qu’on a retenu, de tout ce qui nous a étouffés de n’avoir pas encore été dit. Et quand on ressort de la séance, c’est comme si on avait fait une marche de 10km. On respire à fond, on a même récupéré une santé, toutes les poussières de petites émotions vécues ayant produit des endorphines.
Mais il convient d’ajouter que cette activité en apparence puérile nous ouvre des perspectives telles qu’on a toujours envie d’y revenir. En effet, chemin faisant, on se délecte de bonheurs d’écriture, on connait des moments de grâce poétique, on sort de ses routines d’expression, on découvre des domaines insoupçonnés, des thèmes personnels se précisent, des pistes se dégagent, on a toutes les audaces, on descend au niveau zéro pour remonter vers des sommets, on frôle la philosophie, on bénéficie des façons d’être des autres, on agrandit ses espaces, on s’agrandit soi-même en dehors de toute intention, de tout projet, le seul projet étant de ne jamais en avoir mais de se projeter dans l’avenir dans une incroyable atmosphère de liberté. Et « C’est quand on ne sait pas où on va qu’on va le plus loin. » (Raymond Renaud Art brut)
Voilà, entre autres choses, ce que les profs d’I.U.F.M. devraient faire vivre à leurs étudiants. Oui mais, comme le disait déjà Diderot, qui formera les formateurs ? Une seule solution, comme nous avons été nous-mêmes dans l’obligation où nous nous trouvions de nous former à une nouvelle vision de la pédagogie, ils doivent se co-former entre eux. Pour cela, il faudrait vraiment qu’ils prennent conscience de cette nécessité pour les enseignants de se mettre au niveau de leurs élèves. Espérons que, quelque part, une équipe s’engagera sur cette voie et fera tache d’huile. Comme nous le constatons avec les P.E.3, P.E.4... cela marche à tous les coups. La pédagogie ferait des bonds en avant si cet accès au joyeux retour d’enfance pouvait se généraliser.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique n°127, octobre 2003
(1) Paul Le Bohec, Ah ! Vous écrivez ensemble, document de l’éducateur 172-173-174, supplément au n°10 de l’éducateur du 15 mars 1983.