Un verbe pour lequel les frénétistes ont une application toute trouvée... à moins qu’ils n’en fassent un verbe générique qui recouvrirait à la fois : dessiner, barbouiller, gribouiller, tacher, souiller, polluer, dégrader, marquer, peindre, démolir, déchirer, débiner, calomnier, diffamer, médire, flétrir, ternir, rainer, tourmenter, torturer, effacer, invectiver, injurier, détruire...
Le problème est toujours le même : de ce verbe, comme de tous les autres, il s’agit de se faire un outil pour essayer de tirer son épingle du jeu difficile de la vie où l’on se trouve parfois très profondément impliqué sans qu’on n’y ait été véritablement pour rien. Et nous, les enseignants, quelle aiguille à mieux tricoter la vie pouvons-nous en tirer pour aider les enfants à s’en sortir au mieux ? Si, du moins, notre parcours de vie nous a amenés à le désirer pour eux et, peut- être, pour nous, à travers eux.
Dans leur ensemble, les verbes cités plus haut ne respirent pas la gentillesse, l’honnêteté, la reconnaissance, l’amour. Comme « subir » qui peut déboucher sur le masochisme, la pulsion du « salir » peut conduire au sadisme. Cependant, je pense que, loin de ces extrêmes, la pédagogie Freinet peut faire de cette tendance incontestable un élément très positif. Ici, il est encore question du pouvoir, mais du pouvoir infligé et non plus subi. Lorsqu’on consulte la liste des formes qu’il peut prendre, on s’aperçoit qu’il peut s’appliquer aux choses et aux êtres. Commençons par les premières. J’ai deux anecdotes parlantes à ce sujet : enfant, Jean avait été mal considéré par sa famille. Celle-ci ne s’était pas aperçue qu’il était myope. Cela lui donnait un air lunatique, il avait toujours l’air d’être ailleurs. Alors qu’il était très intelligent, on le considérait un peu comme « innocent ». Il vivait en solitaire et, faute de relations normales avec ses frères et sœurs, il ne lui restait que celles qu’il pouvait établir avec les objets. Mais, sans doute pour se venger de compter si peu, leurs relations étaient conflictuelles et même brutales. Leur foncière résistance irritait le garçon. Il les insultait, il les contraignait à se soumettre. Et il développait une énergie extraordinaire pour parvenir au résultat qu’il avait décidé. Mais l’accumulation de joies qu’il recevait de ses régulières réussites lui donnait une puissance de vie qui lui permettait alors de pouvoir pleinement exister.
Autre exemple : à Rennes, une tagueuse a été arrêtée à son cent vingt-septième tag. Elle s’en est expliquée. Ce qui la poussait, ce n’était nullement son désir de manifester son existence en marquant la ville de ses « signatures », ni le plaisir de défier la police comme le font certains, ni la vengeance contre une société trop bien installée, non, c’était la provocation d’une surface vierge. Dès qu’il en apparaissait une nouvelle, elle se devait d’en prendre nécessairement possession… Elle ne pouvait résister à son désir de démolir cette insolente perfection. « Il ne faut surtout pas commencer, disait-elle : dès le cinquième ou sixième tag, le plaisir découvert est tel qu’on ne peut plus y renoncer. »
Déranger une surface, c’est une tentation très répandue : marcher le premier dans une cour couverte de neige vierge ; déranger délicieusement l’eau parfaitement immobile d’une piscine en y plongeant le premier ; tracer des lignes sur une plage que la marée vient d’égaliser... C’est un type de plaisir si facile à obtenir qu’on s’en lasserait rapidement s’il était souvent renouvelé. Mais c’est parfois intentionnellement que l’on présente des surfaces attirantes. La femme du « Lisse », par exemple, multiplie les provocations : cheveux magnifiquement ordonnés, maquillage parfait, vêtements immaculés, bas tendus sur les jambes. Pourquoi ? Mais, pourquoi donc ? Pour donner à l’homme l’envie de la chiffonner !
Les personnes se trouvent aussi souvent attaquées. La tentation en est constante. On les débine, on les descend, on les démolit, on les rabaisse, on leur rabat le caquet. J’ai pu très souvent le vérifier. Lorsque je fais pratiquer la méthode naturelle de mathématiques, quelqu’un, fréquemment un garçon d’ailleurs, se précipite presque immédiatement pour manifester son savoir. Son intervention est souvent accueillie par des sifflements d’admiration, plus ou moins ironiques. Sur le tableau, je porte une flèche verticale de dix centimètres à son nom. Et une deuxième, au-dessus, s’il se manifeste à nouveau. Mais s’il récolte une troisième flèche, le silence qui s’établit est si chargé de menaces qu’il prend alors la décision de ne plus ouvrir la bouche. En effet, il sent alors que le groupe commence à le regarder de travers car il bouscule son désir d’homéostasie, c’est-à-dire qu’il remet en cause l’équilibre général. Au début, il n’y avait qu’un seul pouvoir : celui de l’animateur. Et voilà que quelqu’un tente de se dégager de l’humble troupeau. Aussi, la réaction est-elle rapide. « Plus de têtes, rien que des pieds. » disait Delbasty, en 68, à ceux qui contestaient les leaders.
Mais, la plupart du temps, une réaction mi-figue mi-raisin se produit dès la première flèche : « Ce n’est pas étonnant, sa mère est prof de maths. » « C’est son voisin qui lui a soufflé la réponse. » « Pour se préparer à cette séance, il a étudié ça, dans un livre, hier soir. » « Il n’a aucun mérite. »
Cependant, pour empêcher que la santé sociale du groupe ne se dégrade trop, j’accorde également une flèche à quelqu’un qui a témoigné d’une grande gentillesse, une autre flèche à celui qui a su faire rire, une autre à celle qui a témoigné d’un esprit de justice, une flèche d’honnêteté à celui qui a rapporté une idée juste que sa voisine n’avait pas osé lancer dans le groupe etc. Alors, c’est l’explosion des rires : tout le monde propose des flèches pour des motifs souvent saugrenus. Je laisse le groupe se saturer de petites folies, puis, lorsqu’il a retrouvé sa santé intellectuelle, j’expose mon idée en dessinant sur le tableau. « Lorsque quelqu’un se distingue et crée alors un déséquilibre, on peut rétablir la situation de deux façons : ou bien on le rejoint à son niveau ou bien on le ramène au degré zéro ante. »
« Ah ! Ça ira, ça ira : les aristos à la lanterne,
Ah ! Ça ira, ça ira : celui qui s’élève, on l’abaissera. »
Le mieux évidemment, c’est de chercher à s’élever. Dans une classe Freinet qui ouvre tant de champs de réussite, chacun peut trouver sa voie sans avoir à éprouver de sentiments négatifs. D’où le succès du planning de lancement. Mais c’est encore beaucoup plus net avec « les arbres de connaissance ». En cas d’interrogation sur ce qu’il vaut, un enfant peut à tout moment se rassurer en consultant son blason de brevets. Et il peut également se réjouir d’avoir contribué au développement de l’arbre de la classe. Au début de l’établissement de cet outil, les instits ont été surpris de l’apparition d’une très grande quantité de brevets dans des domaines non-scolaires. Ils ont eu la sagesse de les accepter. De son côté, parce qu’il avait toujours considéré l’enfant dans sa globalité, Freinet disait qu’une réussite dans un domaine favorisait des réussites dans tous les autres. Donc, à priori, deux solutions : abaisser les autres ou s’élever soi-même. Mais quand on est dans une classe Freinet, il existe une troisième solution : la sérénité, l’indifférence aux avancées des uns et des autres parce que l’on a eu beaucoup d’occasions de se trouver rassuré sur soi-même.
De toute façon, nous pouvons offrir des moyens de compenser, de se rattraper, de se rééquilibrer. Sur le plan du « salir », nous ne sommes pas démunis. Nous avons pu vérifier combien, par exemple, le dessin-peinture pouvait être le terrain de profonds investissements. Pour un peu, dans une classe que j’ai pu suivre de près, cette activité aurait tout envahi. Dès qu’elles avaient une seconde, les fillettes se précipitaient sur les crayons ou sur les pinceaux. Il n’y avait pas de temps mort : alors que la précédente n’était pas encore achevée, l’idée d’une nouvelle création se mettait déjà en place dans l’esprit. La motivation était vraiment intérieure : aucune exposition dans la classe, ni de présentation aux autres, ni de jugement de la maîtresse qui se contentait de signaler parfois une nouveauté afin d’élargir au maximum le champ des possibles. Trop pris par leur passion, et immergés dans le désir-selon-soi, les enfants ne se préoccupaient pas de se rassurer, d’être acceptés par le groupe. Ils y étaient devenus indifférents.
Pour les enfants, pour la maîtresse, pour moi, pour tout le monde, la dominante, c’était la recherche esthétique. Cependant, un événement m’a entraîné à considérer différemment les choses. Dans ma classe, pour des raisons de carence organisationnelle du maître, le dessin pouvait seul s’épanouir. Mais nous étions loin de la passion de l’autre classe. Cependant, un jour, une surprise : Christian, un petit Parisien mis en pension chez sa grand-mère parce que ses parents sont en train de divorcer m’apporte une feuille en disant : « Tiens, monsieur. » Un cadeau de ce garçon taciturne, quel événement ! Mais je déchante très vite : en effet, il m’a bien arrangé : « Monsieur Le Bohec aux cabinets ; MLB qui fait le marché ; MLB qui va en prison parce qu’il a renversé l’armoire exprès ; Christian qui va battre MLB ; la face de MLB ». C’était la première fois que je voyais un dessin à sous-bassement psychologique. Je m’en suis d’autant moins formalisé que, peu de temps auparavant, la grand-mère m’avait dit que ce garçon détestait les hommes dont je n’étais, donc, que le représentant.
Par la suite, j’ai eu l’occasion de travailler sur : « Qu’ont-ils fait du dessin ? » (Éditions ICEM), brochure rédigée à partir de 3000 dessins. À cette occasion, de nombreuses possibilités de son utilisation ont été mises au jour. Au cours de leur première année de C.M., les enfants se sont contentés de butiner. Mais, avec le temps et la grande quantité de productions, la plupart des enfants ont débouché au C.M.2 sur des territoires qu’ils ne se savaient pas espérer. Cette fois, il s’agissait bien de salir. Très rarement, d’ailleurs, les espaces blancs offerts par la feuille, mais le plus souvent, des personnages réels. Faute de pouvoir réellement éliminer leurs oppresseurs, ils leur faisaient subir symboliquement bien des malheurs pour les reculer progressivement dans l’arrière-fond en tant que motifs de souffrance. J’ai pu étudier en particulier 357 dessins d’un enfant sur deux années. Contrairement à ses camarades auxquels il avait fallu plus ou moins de temps pour découvrir les possibilités de ce langage, il s’était lancé à l’assaut dès le premier jour. Et, au total, sa production se révéla d’une parfaite homogénéité : ce n’était que nez déformés, oreilles d’ânes, têtes de moutons, mains coupées, bras liés, pieds absents, têtes écrasées, couteaux aiguisés, 40 visages abîmés, 30 accidents, 15 annonces de mort, 12 tués, 13 chutes... Faute de pouvoir agir dans la réalité, ce garçon tentait ainsi de se venger de son quotidien tourmenteur. L’examen superficiel de la production de la première année de cette classe ne m’avait pas permis de voir grand-chose. Mais en regardant les choses d’un peu plus près, je me suis aperçu par la suite que, déjà, à ce moment-là, beaucoup n’hésitaient pas à « salir » de multiples façons : en gribouillant des visages, en ridiculisant de diverses manières une même silhouette, en s’attaquant à ce qui faisait souffrir... Et moi, stupidement, j’avais tendance à mépriser ce genre de production qui ne rentrait nullement dans mes cadres esthétiques. En réalité, il s’agissait à chaque fois d’une sublimation, c’est-à-dire de l’inscription d’une pulsion de détruire dans une activité socialement acceptée. De cette façon, on pouvait tranquillement tout dire. C’est ce que, de son côté, Patrick a également réalisé dès le premier jour de son C.M.1. Et il a passé le reste de son année à liquider physiquement un personnage puissant. Cependant, il lui a suffi d’une seule année pour régler son problème : une fois le meurtre symbolique accompli, il a versé dans l’esthétisme. À l’inverse, Éric M. qui s’était tranquillement installé dans le réalisme au cours de la première année, a soudain basculé dans l’imaginaire au C.M.2. Et il s’en est payé. Comment ! Lui aussi, ce garçon si sage ?
Mais, dans ce domaine de l’amélioration de leur santé psychique, les enfants peuvent également utiliser les langages que l’école a su mettre aussi à leur disposition. À condition évidemment qu’ils s’y sentent autorisés et qu’il n’y ait pas de risque de retour du bâton. C’est ainsi que, par écrit, des agressions se produisent également. Cependant, par précaution, toujours sur le plan symbolique. Du grand frère, on fait un chat, victime de la souris. Le père autoritaire, une vieille mémé à moto à qui il n’arrive que des malheurs. Le père injuste, un clown qui ne saurait faire rire. L’enfant têtu, la trousse récalcitrante, etc.
Oralement, on a pu également entendre bien des choses : un dialogue sur la mort, l’expression d’une trop grande solitude, la haine mortelle vouée à un petit frère, l’amour pour la nouvelle petite sœur, la dénonciation de la pédophilie d’un père...
Après l’utilisation bénéfique du « salir » sur le plan des santés sociale et psychique, parlons maintenant de la santé intellectuelle. Pour progresser dans la connaissance, le groupe a besoin de « miner » toutes les hypothèses fausses qui se trouvent présentées. Or si « tout individu est partial et passionné, ce qui favorise l’invention, la critique du groupe permet, grâce à l’intersubjectivité, de découvrir des hypothèses, des théories qui résistent et qui constituent provisoirement le savoir objectif. » (Popper) Au début, la critique est souvent subjective. Mais lorsque la sérénité s’est installée, la méthode critique devient rapidement efficace parce qu’elle se place alors uniquement sur le plan de l’objectivité.
C’est vrai que toute critique pourrait faire des dégâts. Mais quand c’est l’idée qui est attaquée et non la personne qui l’exprime, le groupe peut réaliser des progrès. Démolir devient alors un devoir... En Italie, j’ai blessé des sensibilités parce que j’émettais des critiques qui auraient été très bien acceptées dans notre pays. À Sienne, au cours d’une séance, Luciana était venue me trouver pour m’interroger sur les raisons de mon agressivité. J’ai répondu : « Je me croyais en France. » Chez nous, la critique d’une idée n’est pas automatiquement ressentie comme une critique de la personne qui l’émet. On pratique souvent, d’ailleurs, l’entretien dialectique cher à Socrate, entretien au cours duquel on unit ses efforts pour essayer de déboucher sur la vérité. Ou, comme le dit, à peu près, Popper : « Dans une discussion, il ne doit y avoir ni vainqueur, ni vaincu, mais la possibilité pour chacun de repérer et d’améliorer son point de vue. » (Nous dirions maintenant : « ses représentations mentales ».)
Après les santés psychologique, intellectuelle et sociale, il faudrait examiner le rôle que pourrait jouer le « salir » sur la santé physiologique. Mais sur ce plan, pour l’instant, je ne vois absolument rien. C’est au contraire, me semble-t-il, le non-salir la propreté qui pourrait lui être favorable. À moins que le grimage, les déguisements... ?
Voilà donc un verbe qui ne semblait pas très sympathique au premier abord. Mais c’eût été une erreur de le classer dans une seule catégorie. Cela n’aurait pas correspondu à la réalité du monde. Entre le bien et le mal, les choses ne sont jamais faciles à définitivement définir. Comme la langue d’Ésope, tout peut être utilisé en positif ou en négatif. Cependant, il appartient aux enseignants de tirer le maximum de ce verbe pour en faire bénéficier les enfants. La route est entièrement ouverte puisqu’il s’agit essentiellement de travailler sur les langages, de les améliorer, de les maitriser. C’est d’ailleurs ce que demande l’administration. Cependant, on n’y parviendra pas par des exercices, mais en donnant aux enfants la possibilité de construire et d’utiliser ces langages, comme ils le veulent, même si cela peut paraître aberrant à des esprits malades de rationalité. Maintenant, nous sommes de plus en plus informés de l’existence du sous-bassement profond de la personnalité. Nous ne nous contentons plus de considérer les enfants comme des personnes qui doivent obligatoirement se glisser dans le scaphandre de l’élève. Nous avons à les prendre dans toute leur complexité. Cependant, nous sommes des instits et non des psychothérapeutes. C’est à nous de permettre aux enfants d’être leur auto-thérapeutes, d’être thérapeutes d’eux-mêmes, s’ils le désirent, s’ils en ont besoin, et à leur manière. La plupart du temps sans même savoir ce qu’ils font. Et sans que nous ayons, nous, guère d’autre fonction que d’organiser la liberté, le temps, le milieu, afin de favoriser le déploiement de cette production souvent si nécessaire. Nous, les freinétistes et assimilés, nous pourrions faire de « salir » un verbe générique qui recouvrirait : dire, chanter, écrire, dessiner, calculer, mathématiser, peindre pour : exprimer, raconter, symboliser, sublimer, user, effacer, éloigner, se distancier, se délivrer, s’équilibrer, composer, créer, construire, orner, enchanter, s’enchanter, réfléchir, apprendre, maîtriser, savoir, agir...
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique n°131, mars 2004