Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La méthode naturelle d’oral

On peut économiser la voix du maître si on donne la parole aux enfants. Cela, évidemment, la Pédagogie Freinet le fait déjà beaucoup. Mais il faut se rendre compte que jusqu’à neuf ans, la parole informative n’a pas beaucoup sa place. On a tant à faire déjà à l’intérieur pour gaspiller son temps avec l’extérieur même s’il s’agit d’une marée noire avec intervention de l’armée : soldats, camions, bulldozers, hélicoptères.

Quelle surprise pour moi de constater que ce monde extérieur-là n’habitait ni l’écrit, ni l’oral dans mon CP-CE1.

Il faut dire que je pratiquais déjà la méthode naturelle d’oral. Évidemment, la parole s’épanouissait lors de la discussion des textes et des créations mathématiques, mais ce n’était rien à côté de ce qui allait se passer l’après-midi.

Imaginez : chaque jour une séance de « techniques parlées » d’une demi-heure et sur deux années avec renouvellement de l’effectif par moitié tous les ans. Une inventivité, une créativité, une exploration de toutes les possibilités de ce langage,… bref, un infini. Je suis allé de surprise en surprise : d’abord de la philosophie, de la linguistique, intensité de l’utilisation de l’oral, jeux de voix, bruits de bouche, imitations, personnalisation, interviews fictives, rythmique, réalisation de modèles scientifiques à poser sur la réalité, expression, création, rires, théâtre, santé à cause des endorphines, voyages tous azimuts... Mais soudain, abruptement, l’expression d’une souffrance de l’exil, du divorce des parents, de l’odieux comportement d’un père. À chaque fois, j’étais saisi. Je ne pensais pas qu’ils seraient allés jusque-là. Et lorsque cinq années après, j’écoutais les bandes, je recevais avec étonnement tout ce qu’ils avaient pu souterrainement dire sans que je n’aie heureusement rien perçu sur le moment. – Pour moi, l’expression se suffisait à elle-même.   D’ailleurs, il y avait une telle avalanche de productions qu’on n’avait pas le temps de s’y arrêter.

Et c’est possible depuis la GS jusqu’au CE2. Après aussi, peut-être, mais je n’en ai pas l’expérience.

Je sais que dans le mouvement, certains pourraient jouer les pionniers. Rien n’a jamais été exploré définitivement parce que constamment tout bouge. Aussi, faut-il constamment s’adapter à la réalité du moment. Et la réalité n’est-elle pas d’armer les enfants pour leur mieux-vivre ? Aussi, ce genre d’oral qui avait été délaissé parce qu’on jugeait alors qu’il y avait mieux à faire pourrait peut-être maintenant utilement s’épanouir.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Net’icem, Coopération Pédagogique N°131, Mars 2004

(issu d’un échange sur la liste Freinet)