J’éprouve le besoin d’ajouter un commentaire pour rendre justice à Jeannette et pour apporter un élément de réflexion supplémentaire.
Dans mon article sur le verbe « salir », paru dans « Coopération pédagogique », j’ai écrit :
« Pour les enfants, pour la maîtresse, pour moi, pour tout le monde, la dominante, c’était la recherche du plaisir esthétique. »
En ce qui concerne Jeannette, cela ne correspond pas du tout à la réalité. Dans sa classe, pendant une vingtaine d’années, elle n’a eu que des filles et, tout naturellement, il s’y était installé un certain esprit d’école, disons : féminin. Mais lorsque, vers la fin de sa carrière, Jeannette a reçu également des garçons, nous nous sommes aperçus que bien des choses avaient changé. En effet, un jour, pour qu’ils travaillent également dans le volume, elle a donné à chacun des élèves de sa classe mixte, un paquet de dix réglettes de pâte à modeler de diverses couleurs. Aussitôt, les filles s’en sont emparées pour réaliser des fleurs, des rosaces, des plats et de jolies assiettes pour jouer à la dînette. À l’opposé, les garçons se sont empressés de rassembler toute leur pâte en un seul bloc d’un gris indéfinissable. Et ils ont collectivement créé un chat doté de griffes, un crocodile armé d’une carapace hérissée de crêtes osseuses et de dents aiguës ; puis ils sont passés au bateau de guerre d’où ils bombardaient « les ennemis ». C’est dire dans quels différents états d’esprit, les deux groupes fonctionnaient.
De plus, lorsqu’un jour, une aventure de grandes tapisseries (peinture sur toile de jute) s’est trouvée initiée, ce sont les garçons qui les ont réalisées avec une dominante de formes géométriques. Il n’est pas question de reproduire ici en noir ces œuvres qui valent surtout par la couleur ; mais, à défaut, je peux communiquer une encre de chine, dans le style « garçon », de la classe de Roger Méheust, à Pleumeur-Bodou (22). (L’homme à la cravate, ci-dessous)
En vérité, dans l’esprit de Jeannette, la seule dominante, c’était la liberté. Dire qu’elle avait une dominante esthétique, c’est lui faire injure : cela signifierait qu’elle avait une intention sous-jacente. Non, elle s’ingéniait à offrir aux enfants des conditions de temps et de matériel pour qu’ils puissent s’épanouir en toute liberté, sans absolument aucune attente particulière de sa part. Elle avait commencé son expérience dans des conditions acceptables, mais lorsqu’elles se sont dégradées, elle n’en a pas moins maintenu son atelier parce qu’elle avait compris que, pour les enfants, il était indispensable. Elle avait une force de caractère, un remarquable esprit d’organisation, une profondeur d’engagement dans tout ce qu’elle faisait et une forte autonomie personnelle.
De Jeannette, il nous reste son expérience « artistique », mais également sa pratique audacieuse et originale de la méthode naturelle de lecture que j’ai rapportée dans la brochure des éditions ICEM : « Une méthode naturelle l’écrilecture ». Et son livre : « Les patates au lard » (Emgleo Breiz) continue à faire des heureux puisqu’il en est à sa cinquième édition.
Silencieuse, modeste et travailleuse, elle n’en a pas moins apporté une pierre importante à l’œuvre commune. Adieu, notre Jeannette, de si intense compagnie.
Paul Le Bohec
Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°82, Mars 2005, p.20