Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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École et complexité

Pour partir de très haut, on va commencer par citer Edgar Morin qui est l’un de ceux qui ont le plus travaillé sur la complexité. Et puis, on redescendra à notre niveau de pédagogues ordinaires.

« Ainsi, tout événement cognitif nécessite la conjonction de processus énergétiques, électriques, chimiques, physiologiques, cérébraux, existentiels, psychologiques, culturels, linguistiques, logiques, idéels, individuels, collectifs, personnels, transpersonnels et impersonnels, qui s’engrènent les uns dans les autres. La connaissance est donc bien un phénomène multidimensionnel, dans le sens où elle est, de façon inséparable, à la fois, physique, biologique, cérébrale, mentale, psychologique, culturelle, sociale. »
(La Connaissance de la Connaissance, Seuil, p. 12)

Bref, cela nous prouve d’entrée qu’il ne faut pas être aussi simpliste que la plupart de nos ministres de l’Éducation Nationale.
À l’école primaire, on ne peut travailler valablement par disciplines séparées. Sauf si l’on considère les élèves comme des élèves-robots tous du même type. Tout devient alors simple. C’est ce que pensait Claude Allègre. Quand il a été nommé ministre, il a convoqué tous les recteurs d’Académie de France et il leur a expliqué ce que c’était l’instruction. « Voilà une bouteille pleine et un verre vide, il faut transférer de l’eau de la bouteille dans le verre, c’est aussi simple que cela. » Mais son inconscient s’est empressé de critiquer sa façon de voir les choses parce qu’il lui a fait maladroitement renverser le verre.
Comme quoi les verres ne se laissent pas si facilement remplir.

Mais pourquoi citer Morin ? Parce que cela fait huit décennies que Freinet nous a lancés sur ce chantier de la complexité puisqu’il prenait l’enfant dans sa globalité en considérant tout son être et non son seul statut d’élève. Il prenait également les êtres dans leur développement et, également, dans leur appartenance à un groupe.

Pour me rapprocher de notre réalité, je cite une autre formule de Morin. Il parle de auto (geno-pheno-ego)-eco-socio-co-re organisation (computationnelle-informationnelle-communicationnelle) (La Vie de la Vie, Seuil, p.377). Il me semble que nous, les freinétistes, nous nous approchons de sa formule appliquée à l’organisation en pensant que nous travaillons dans un esprit de : auto (geno-pheno-ego)-eco-socio-co-re constructivisme (computationnel-informationnel-communicationnel). Je veux dire que, pour nous, l’individu construit son parcours de connaissances : par lui-même (voir autonomie – automobile autodidactisme...), en fonction de ses gènes – de ses incidents et accidents d’enfance – de sa personnalité propre – dans un certain environnement physique – un certain environnement humain – avec les autres – en revenant souvent en arrière – et par la création, l’information, l’échange.
La formule est belle, elle pourrait faire impression. Mais elle n’a aucune valeur si l’on n’en perçoit pas les applications dans la réalité quotidienne. Je tiens à préciser que les exemples que je vais donner concernent évidemment des enfants dans une classe vivante et non des élèves en cours de robotisation sous le pouvoir absolu d’un maître, lui-même préalablement robotisé.

Je commence par relater une expérience récente. Pierrick, mon copain rennais, voulait en savoir un peu plus sur la méthode naturelle de mathématiques. Nous avons voulu examiner dans quelles conditions elle était possible, avec un CE1-CE2 de fortune que l’on pouvait réunir lors de l’absence des CM1-CM2, partis en cours de langue.
Depuis un certain temps, il avait mis l’affaire en train. Aussi, quand je suis intervenu, ces enfants avaient déjà effectué des créations.
Mais pour que s’installe un peu de rigueur chez plusieurs de ses élèves qui en avaient bien besoin, il avait recommandé l’usage de la règle. Si bien que tout s’était trouvé ainsi centré sur la géométrie. Évidemment, parce qu’il y avait eu une consigne précise au départ, on n’était pas dans la méthode naturelle qui, elle, ouvre d’emblée toutes les portes.
Enfin, nous prenons la situation, comme elle se présente. Nous verrons bien ce qui va se passer. J’assiste d’abord au travail de Pierrick. Et déjà, dès la deuxième séance, un élève enfreint la règle en ne s’en servant pas. Il part sur une suite de nombres. Et pourquoi donc ? Est-ce qu’il n’aime pas obéir à une consigne ? Veut-il absolument se distinguer du groupe en s’en détachant dans sa création ? À moins que ce ne soit un très fort amour des nombres ? Et d’où cela lui serait-il venu ?...
Sur le tableau se trouve représenté ce que les enfants appellent « une pyramide » : un angle aigu avec deux côtés d’une quinzaine de centimètres et, à l’intérieur, une presque bissectrice de vingt centimètres dont on joint le bout aux deux autres extrémités. Pour provoquer un peu les enfants, je reproduis ce dessin de pyramide sur un carton, je le découpe et en le glissant dans une fente, je démontre que ce n’est pas un volume. Que faudrait-il faire pour qu’on ait l’impression d’une pyramide ? Hugo parle aussitôt des pointillés.
Soufyan dit de lui que c’est « l’intello » de la classe. Et le fait que ce garçon soit ainsi mis en valeur pourrait susciter chez d’autres le désir de se hisser à son niveau en témoignant également d’un savoir personnel ou de le rabaisser au niveau de tous en démontrant à la première occasion que, parfois, cet intello se goure. Parce qu’à défaut de se distinguer soi-même, on peut rétablir l’équilibre en démolissant tout celui qui se hausse du col : « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira, celui qui s’élève on l’abaissera. » Je trace alors les pointillés dans le dessin du tableau pour donner l’impression de volume. Et j’ajoute au passage la représentation d’un cube avec ses pointillés parce qu’il me semble qu’il en avait été également question. Oui, mais ce n’est pas sûr du tout. Je me suis sans doute précipité pour témoigner d’un savoir ou par simple souci de greffer chez les enfants, à cette occasion, un savoir supplémentaire.
Mais cela n’est qu’une information. Pour en faire un savoir, ils devront le reconstruire en se mettant un jour ou l’autre à le dessiner pour eux-mêmes. Je sens que j’ai commis une erreur en ramenant trop tôt ma science. Heureusement, on n’a pas le temps de s’y arrêter car Clément, on ne sait pourquoi, s’est détaché du groupe : il farfouille dans un dictionnaire et vient me montrer avec satisfaction la représentation de la pyramide qu’il a trouvée. L’un des deux triangles est ombré et on a alors vraiment l’impression d’un volume. C’est l’infini domaine de la peinture qui se trouve ainsi abordé. Je pourrais dire : « Bien, maintenant, vous allez faire une recherche sur les ombres. » Mais je m’en garde bien. Je n’ai pas à les orienter dans leur vie, surtout à cet âge-là. La graine est semée, cela suffit, elle fleurira un jour ou l’autre.
Il se pourrait que cela soit par Clément ou par Mathilde qui aime le dessin. Ou bien, un autre, obsédé par cette question d’ombre s’en fera le champion. Et pour quelle raison ? Parce qu’il aime remplir des surfaces ? Parce qu’il a saisi le procédé et qu’il peut alors manifester son savoir et prendre lui aussi sa part de reconnaissance ? Parce que, dans sa famille, sa vie est pleine d’ombre ?... Personne ne peut savoir dans quel cerveau cette idée se mettra à mijoter. Ne me dites pas que c’est dommage car l’occasion était belle. Oui, l’occasion de détruire résolument leur libre cheminement. C’est évident, le plus efficace, c’est ce que l’enfant échafaude en fonction de son auto geno phono, etc. Il y a des millions de choses à connaître et « des millions de sentiments à éprouver » (Ponge). Et, au cycle 2, on n’est pas pressé, on a le temps de laisser mûrir les choses. On ne doit pas déporter les enfants hors de leur couloir de vie en les obligeant à s’engager dans des voies qui ne leur sont pas actuellement opportunes.

Assez là-dessus, on laisse l’ombre dans l’ombre. Mais après les pointillés et la trouvaille de Clément, voici que Faatema prend mon carton et le plie en deux en suivant la presque bissectrice du milieu.
Ciel ! Elle a en fait un dièdre « formé par deux demi-plans qui ont une arête commune » et, donc, un volume. Je montre mon dépit. Je ne peux plus le glisser dans la fente. Mais pourquoi l’a-t-elle fait ? Par plaisir de la manipulation du carton ? Pour me donner tort ? Parce qu’elle en avait eu l’intuition ?... que sais-je ? Pendant que je souligne son idée, elle copie sur mon carton et réalise également pour elle-même un dièdre pointu en forme de flèche parce que c’est naturel de refaire la chose par soi et pour soi pour en vérifier vraiment la véracité. Elle essaie vainement de le mettre debout comme le mien le peut. Lancelot a l’intuition de ce qu’il faut faire, il donne deux coups de ciseaux et il réalise ce qu’elle voulait. Hé là ! Voici que se trouve posée la loi de l’équilibre. Pourquoi tient-il maintenant debout alors qu’avant il tombait ? Je dis très rapidement : « Parce que, pour que ce soit en équilibre, il faut que la verticale abaissée du centre de gravité tombe à l’intérieur du polygone de sustentation. » Ils rient parce que ma phrase est comique mais, évidemment, elle ne les avance en aucune façon.
Voilà cependant qu’une nouvelle graine est semée et ceci, d’autant mieux, qu’elle est associée à un rire, c’est-à-dire à une émotion. Et quoi ? Faudrait-il faire le clown pour enseigner ? Mais non, ça m’est venu comme ça parce que j’aime un peu plaisanter pour provoquer. Et c’est peut-être aussi parce que je sentais intuitivement qu’il fallait remettre le groupe en santé intellectuelle. La question de l’équilibre se trouve donc posée. Elle fleurira dans plusieurs semaines ou plusieurs années comme l’avait fait la classe de CE de Delbasty qui avait eu besoin de sept mois pour découvrir le principe d’Archimède. J’aurais pu leur proposer d’expérimenter. Mais est-ce que cela aurait été en phase avec leur état du moment ? Et s’ils avaient fait cela, ils n’auraient pas fait autre chose, alors que c’est cette autre chose qui était au ras de la maturité et qui était sur le point de tomber dans leur escarcelle.

Cependant, j’ai une certaine expérience pédagogique. Aussi, je me souviens qu’un jour, à Trégastel, Ginette (CE2) avait trouvé dans la cour un bout de papier de 4cm2 dont elle avait fait un dièdre qui tenait debout tout seul. Et ce fut le départ d’un mois de travail : reprise et vérification de son idée, invention d’un deuxième pli, puis d’un troisième, un scotch en fait une boîte sans fond, ni couvercle. On ajuste comme on peut le couvercle avec beaucoup de scotch, puis on réinvente le pli pour le couvercle comme pour le fond, on débouche sur le développement à plat d’un objet à construire. Puis on débouche sur l’art en inventant le développement farfelu d’un objet imaginaire, puis sur l’histoire en essayant de construire par plis un château avec ses quatre tours, puis on crée des créneaux sur lesquels on perche des personnages, on invente une histoire de seigneurs et on termine par une chanson...

Mais à propos du retrait du maître, il ne faut pas exagérer ; il peut tout de même servir à quelque chose. Ce n’est pas le muet du sérail. Par exemple, il peut suggérer légèrement de nouvelles pistes sans se trouver vexé de leur éventuelle non-prise en compte. Je dis :
« Faatema a fait un pli, mais pourquoi un seul pli ? »
Hé là ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Le groupe explose. Les enfants se déchaînent. Ils s’y mettent tous, et même les trois filles, jusque-là plutôt endormies, qui se jettent sur des feuilles de papier et de carton comme si l’hypothèse du cerveau droit (féminin, artiste) pouvait se vérifier à cette occasion. C’est une folie de créations : accordéons, éventails, papiers gaufrés d’une étonnante perfection, papiers passés dans un engrenage... Inès produit un bruit de froissement en manipulant rapidement les deux extrémités de son accordéon. Rachel l’imite mais, en agissant calmement, méthodiquement, elle produit un bruit régulier : tchi ! tue ! tchi ! tue ! Nous voilà maintenant dans une usine de bruits et de rythmes. Hugo dédaigne les cartons et produit un bruit régulier de ses vêtements en levant ou en baissant les bras. En parlant d’un deuxième pli, j’ai sans doute voulu retrouver ce qui avait été si fécond dans ma classe. Erreur : j’ai certes un passé pédagogique mais je ne dois pas en profiter pour exploiter la situation afin de conduire les enfants dans des domaines, certes intrinsèquement valables, mais qui ne seraient pas en phase avec leur état du moment. De toute façon, ils ne se seraient pas branchés sur mon idée, trop extérieure à ce qu’ils sont en l’instant. Évidemment, je suis tenté de regretter que, de cette façon, ils ne vont pas aborder le développement à plat d’un objet comme dans mon ancienne classe. J’y renonce difficilement. C’était si bien. Mais je dois être raisonnable : il me faut mourir à mon passé et être présent à cette réalité-là. Ce n’est pas le même groupe, le même nombre d’enfants, le même ensemble de personnalités, le même passé d’expériences, la même situation, le même champ de possibles, la même ancienneté dans la classe de ce furtif maître d’occasion...
Cependant, on n’en reste pas là : comment représenter un accordéon sur le tableau ? Nous abordons alors le dessin industriel... Et toutes ces pistes, tous ces départs en une demi-heure ! Bon, on stoppe. La séance est terminée. Les CM1 et 2 qui reviennent du cours d’anglais et d’allemand attendent à la porte. Je rétablis le calme. Dommage, cet événement d’un engagement si total n’aura pas de suite. Dans mon CE1-CE2, il en aurait eu l’après- midi, dans les ateliers successifs de « techniques parlées », d’improvisation et de création de chants, de corporel, de dessin. Toutes ces graines initiales auraient pu commencer à se développer par reprises, déviations, renforcements, dissociations et se constituer en savoir immédiat... ou reporté à plus tard. Imaginez un travail de cette façon, chaque jour et pendant deux années. Que d’élans, que d’énergies ! Et quelle assimilation des savoirs parce que la mémoire est toujours associée à l’affectivité et que, chez nous, on en débordait toujours.

Mais comment peut-on travailler de cette façon alors qu’il y a une telle quantité d’éléments à prendre en compte ? D’autant plus qu’à cela s’ajoute une grande variété de styles cognitifs. Comme, par exemple, dans mon ancien CE1-CE2 de Trégastel qui comportait : Joëlle, la créatrice – Patrick, l’agrandisseur – Éric, l’ergoteur – Patrice l’obsédé de réalisation pratique – Ghislaine, l’arrogante – Alain, le folleyant – Stéphane, le calculateur – Jean-Paul, le comique, etc.
Curieusement, chacun, tel qu’il était, pouvait être utile au groupe. Mais les réactions de celui-ci le transformaient. Il ne restait pas, il devenait.

Attendez, on va d’abord enfoncer le clou en fournissant d’autres moments vécus. Un matin, dans mon CP-CE1, Philippe et Yann se précipitent sur moi en rentrant de récréation : « Monsieur, on a inventé du chinois. » Heureusement, à cette époque-là, je sais déjà que les enfants ne jouent jamais et qu’ils travaillent toujours. Pourtant, les créations mathématiques sont déjà prêtes sur le tableau et on allait pouvoir les observer. Mais je renonce facilement aux plaisirs qui nous attendaient parce que je sens que je me trouve là devant un événement. Et il faut, autant qu’on peut, le prendre immédiatement en compte parce que, si on le diffère, il risque de perdre de son énergie. Oui, c’est toujours l’événement qui nous apprend le plus. Il faut toujours essayer d’en profiter. C’est pourquoi je décide de donner la parole aux deux garçons. Ils veulent faire croire à leurs camarades qu’ils se comprennent entre eux quand ils utilisent ce langage inventé. Et je les aide dans leur entreprise de mystification parce que je veux que cela soit tellement fort que les autres ne pourront s’empêcher de réagir.
Mais ces deux farceurs veulent aussi me faire croire à moi, le maître, qu’ils se comprennent véritablement. Alors, il me faut essayer plusieurs tactiques pour tenter de les mettre en porte-à-faux. Quand je pense enfin à isoler Yann à l’autre bout de la classe pendant que Philippe me donnera à l’oreille la signification du message qu’il aura proféré, celui-ci s’écrie : « Là, ch’uis foutu, ch’uis foutu. » Une fois la démystification réalisée, on fait le point. Mais ce sont les enfants eux-mêmes qui tirent le bilan de cette expérience. Et il est de haut niveau.

À sept ans, au CE1, ils ont tout simplement abordé la linguistique : le langage, fait social, nécessité d’une convention, oralité, netteté de la prononciation, arbitraire du signe, etc. Et, peu de temps après, Patrice, le frère de Philippe et son copain Jacques inventent un dialogue en simili-japonais. Ce qui leur permet alors de travailler sur les structures du dialogue : alternance, attente tranquille de la parole de l’autre, attention, montée de la voix pour les questions...

Mais comment les deux garçons en sont-ils arrivés à imaginer ce chinois de fantaisie ? Il m’a fallu un certain temps pour le comprendre.
C’est simple, à Trégastel, les enfants se trouvaient affrontés à la complexité des langages. Il y avait évidemment le français de tout le monde, mais également le breton des parents et grands-parents, l’italien des grands-parents carriers, l’anglais des pères marins, l’allemand et le latin des aînés au lycée. Devant cette complexité, eh bien, les enfants ont normalement réagi en créant tout simplement un modèle scientifique, c’est-à-dire une langue artificielle que René a appelée koupélacabache et sur laquelle ils ont travaillé pour repérer des structures. Ils ont même chanté en cette langue. Et ils se sont alors aperçus que l’absence de tout souci de signification permettait d’être plus libre sur le plan de l’improvisation en travaillant sans difficulté sur la mélodie ou le rythme comme le font les jazzmen : da de di o da do di du hè. Et, l’après-midi, lors de la demi-heure de techniques chantées « ils s’en sont payé ! »
Mais la complexité des caractères était également présente dans la classe elle-même. À cette occasion, beaucoup se sont manifestés suivant leur ligne de comportement habituelle : Michel, le rival de Philippe sur le plan du leadership du groupe, s’était ingénié à démontrer qu’ils ne se comprenaient pas. Ce qui ne l’avait pas empêché de se joindre à lui sans difficulté pour l’établissement en commun du bilan cognitif de l’expérience. Le petit Hervé du CP, fils d’ingénieur, avait également apporté sa critique, mais lui, uniquement, sur le plan de l’objectivité. Gaël, le frère de Yann qui n’avait pas trop apprécié la défaite de celui-ci, avait dit qu’ils pouvaient se comprendre par les gestes. Ce qui créait un nouvel événement. Mais il faut tenir les choses en main. Ce n’est pas la dispersion généralisée. On ne peut courir tous les lièvres à la fois.

Cependant, heureusement, s’il s’était vraiment agi en cette occurrence d’un intérêt véritable pour ce langage des gestes et non seulement d’un effort d’atténuation de la défaite de son frère, Gaël aurait eu tout le loisir de le développer lors de la demi-heure de corporel de l’après-midi. Pour sa part, Yann, le lieutenant constant de Philippe, n’était sans doute pas très mortifié par ce qui s’était passé car son leader, si créatif et si curieux de toute chose, allait certainement lui fournir beaucoup d’autres occasions de participer à des expériences réussies. Gérard, silencieux jusque-là, s’était proposé pour chanter en koupélacabache.

René était ravi d’avoir été celui qui avait nommé ce langage. D’où tenait-il cette expression construite sur couper la caboche (la tête) ? Impossible de le savoir. Mais il avait été heureux comme tout de voir sa proposition immédiatement adoptée, alors qu’elle lui était venue, comme ça, on ne sait d’où. Cela lui avait donné, au moins momentanément, le droit à l’existence : il avait été reconnu ! Pendant ce temps, cheminait souterrainement chez Patrice ou Jacques, cette idée de dialogue en japonais. Pourquoi ? Parce qu’ils voulaient se distinguer à leur tour ? Pour provoquer la classe ? Pour exploiter l’idée ? Parce qu’en tant qu’enfant unique souffrant de solitude, Jacques s’intéressait au dialogue ? On sent que les sources des comportements des enfants peuvent être variées à l’infini. Heureusement, on n’a pas à s’en soucier.

À quel moment ou à quels moments, cette question de linguistique se trouvera-t-elle réabordée ? Mais s’il faut attendre la fac pour cela, le savoir sera plus rapidement assimilé parce qu’il y aura, inscrite quelque part dans le cerveau des individus, cette expérience princeps.
Certes, une fois de plus, nous n’avons pas été très sérieux dans cette recherche. Cependant, j’ai senti qu’il me fallait accepter cette rupture du déroulement habituel de la classe pour faire place à cette investigation spontanée de la réalité. Mais, je ne culpabilise nullement car, au-delà des rires et de toute cette effervescence, je suis persuadé que nous avons semé à cette occasion beaucoup de graines chargées d’avenir.

Autre exemple : Nanane, environ deux ans. Elle est allongée sur la carpette, elle commence à dessiner sur un bloc de sténo. Elle se livre alors à une interminable improvisation. J’ai heureusement pensé à poser près d’elle le micro sans qu’elle s’en aperçoive. Elle démarre :
« Pour la qui çui-là, pour la petite conteil. »
Et se déroule alors une psalmodie interminable « fondotin, folontin (huit fois)... de la po conte... teil / de la coil / de la bail è què la tan / de la poil è què la fai / de la bouil è què coyè / de la coil è què la fi / de la coil è què la poil / dè quin è dè la poil / dè quin dè què la poil / i quéquin de la poil / a pa qui lè què de la poquè / i ti la tivila poquè »... etc.

Ce n’est qu’en présentant et en réécoutant plusieurs fois l’enregistrement que j’ai pu comprendre ce qui se passait. En fait, la fillette ne joue pas, elle travaille : il est clair que, là, elle répète pour assimiler les phonèmes qu’elle vient de percevoir : le son è, les nasales : an, in, on, un, le l mouillé : ail, eil, oïl, ouil, les dentales et plosives : p, b, t, d, à l’exclusion des frivatives, des sifflantes et des chuintantes : f v, s, z, j, ch... (Pourquoi ? Parce qu’elle les connaît déjà et qu’elle les a assimilées ou parce qu’elle n’a pas encore commencé à les percevoir ?) Et, d’autre part, elle explore toutes les dimensions du son : la hauteur, le timbre, l’intensité : d’abord « piano » : pi qu pi qu, « pianissimo » : pi qu pi qu, puis « forte » : Pi Qu Pi Qu... Piiii... Et sur le plan de la durée, il y a le balancement régulier des « vers » (autour de sept pieds) et même un passage de jazz : deu, deudeu et deu... deu... dedeu... deu... Elle travaille à fond cette pâte sonore, elle s’en fait de plus une jouissance. Car, en fait, outre son travail d’assimilation, elle « compose » en introduisant des régularités qu’elle coupe de brusques cascades de notes, elle travaille sur les « tempi » etc. C’est une activité complexe qu’elle explore en s'y engageant totalement. Elle prend le matériau son buccal dans toute sa richesse, sa complexité en se libérant pour l’instant de tout souci de signification.

Freinet disait que les enfants ne jouent que lorsqu’ils ne peuvent pas travailler, mais cet enregistrement m’incline à penser qu’ils travaillent même lorsqu’ils jouent. Pour beaucoup d’auditeurs de cette bande, ce fut comme une révélation. Et beaucoup devinrent plus attentifs aux émissions de leur bébé parce qu’ils le sentaient au travail.

Il en est ainsi pour tout : chaque chose, chaque mouvement, chaque situation comporte une dizaine de composantes. Vous en choisissez une : elle comporte une dizaine de composantes. Parmi celles-ci, vous en choisissez une, elle comporte une dizaine de composantes...

Bon, Paul, cela suffit, on a compris. Bien sûr qu’on a conscience de la réalité de cette complexité, mais comment s’en sortir ? Comment tout faire, tout voir, tout savoir, alors qu’on est tenu en laisse par l’administration, les collègues, les parents ? Comment préparer un terrain favorable aux enfants ? Sur quelles pistes faut-il les diriger préférentiellement ? Comment leur permettre de rattraper ce qui n’aurait pas été accompli ?

Bon, je voulais, à titre d’exemple, montrer l’infinie complexité des structures mathématiques, des phonèmes à assimiler, des psychologies en présence, des langages d’un milieu donné, de la variété des connaissances à maîtriser. Mais aussi, face à cela, entrevoir dans quelle direction chercher la piste du comportement le plus adéquat à cette difficile réalité. En fait, la solution est intégrée dans le message.
Nous y reviendrons.

Je voudrais d’abord aborder ici l’idée qui est devenue centrale pour moi, de l’existence d’une ligne optimale de développement. C’est celle de l’autogenopheno... de chacun que la vie l’enjoint à suivre. Comme une sorte de destin à accomplir. J’adore la formule qui me semble si vraie : « L’enfant dicte, l’adulte écrit. » C’est-à-dire que notre enfance nous demande instamment de réaliser ce qui irait dans son sens et pourrait la satisfaire. Ce qui m’a fait venir cette idée à l’esprit, c’est tout d’abord le fait que j’ai vécu longtemps. J’ai pu ainsi voir se dérouler d’innombrables trajectoires de vie, celles de ma famille, celles de mes camarades d’école que j’ai retrouvés après un silence de soixante années et, en outre et surtout, celles de plus de quatre cents personnes que j’ai connues en pratiquant la co-biographie par écrit. Certes, j’ai pleinement conscience que mon idée ne pourra être prise en compte avant des lustres, mais un freinétiste peut l’avoir constamment en arrière-fond de sa pratique pédagogique parce qu’elle est dans la ligne de Freinet.
Évidemment, comme je suis surtout un familier des enfants de six à neuf ans, on pourra croire que mon propos est étroitement circonscrit.
Peut-être. Cependant, je suis persuadé que si on loupe à ce niveau cette marche du nécessaire développement des langages, il sera plus difficile de le remettre en route – bien qu’on sache que rien n’est jamais définitif et qu’on peut toujours opérer des rattrapages spectaculaires ; cependant dans des conditions beaucoup plus difficiles et rarement réunies. Et s’il existait un moment favorable, privilégié et peut-être même incontournable ?

Qu’en pense Freinet ?
« Avant de raconter son milieu ou de le décrire, l’enfant a besoin de se reconnaître, de s’exprimer. Et, en somme, nos textes de rêverie, de contes, de poésie se présentent comme l’essentiel pour l’enfant. Jusqu’à huit ans, l’enfant fait le tour de sa maison. » (Lettre du 7-02-66) Et devrait en profiter pour mettre en place ses principaux langages.

J’en reviens à ligne optimale de développement. Elle s’inscrit totalement dans la pensée de Freinet parce qu’il prenait les enfants dans leur mouvement.
Pour rendre cette idée plus accessible, je prends un exemple qui peut parler à tous parce que chacun se trouve à tout moment dans cette situation. Je vais essayer d’écrire au plus près de la réalité de chacun. Prenons le cas d’un « Profdézécol » qui naît à la pédagogie Freinet. Il a un passé d’enseignant, d’adulte, d’adolescent.
Mais c’est de son enfance qu’il tient le désir, l’obligation intérieure de se réaliser. Qu’est-ce qui a bien pu conduire cet enseignant à faire un premier pas dans cette direction ? Les raisons peuvent en être multiples, personnelles, rationnelles, philosophiques, politiques, sociales... Est-ce l’impression d’un manque, d’un déficit de vivre pour les enfants et le maître ; ou bien la lassitude de continuer à jouer un jeu des échecs sans adversaire avec vingt-cinq pions et un roi sans dame ni fou ni cavalier ni tour ; ou la volonté de répondre mieux aux exigences de l’acquisition du savoir...

Il faut dire qu’au début, on ne sait même pas ce que l’on cherche.
On ne se connaît pas. On ne sait pas quels terrains pourraient être préférablement les nôtres. Personne pour nous ne peut nous tracer le chemin parce qu’il n’y a pas de chemin préalablement dessiné. Il ne peut exister que si on le construit en marchant. Pour chacun, il n’y a qu’un seul chemin souhaitable. Qu’est-ce qui pourrait se placer au bout ? De quelle terre promise rêvons-nous ? Qu’est-ce qui nous conviendrait ? Où serions-nous dans nos territoires, à l’aise ? Il nous faut tâtonner. Serions-nous mieux avec des PS, des MS, des GS, dans le cycle 2, le cycle 3, dans la philo, les maths ? Au fond, qu’est-ce qui m’intéresse, moi : faire acquérir des connaissances, imaginer des outils, privilégier les socialement défavorisés, aider les plus démunis, les plus en danger, désirer obtenir comme les autres de brillants résultats sur le plan des productions ? Est-ce un plaisir d’une parfaite organisation, une fidélité à des principes généreux, un besoin d’être reconnu, un souci de vérité, une recherche d’une cohérence, un besoin de partager une enfance retrouvée, un souci de mieux-être pour les enfants auxquels notre expérience de vie nous permet de nous identifier ? Je ne le sais pas ou pas encore. Qu’importe ! C’est la succession des actions qui dessinera le parcours. La pédagogie Freinet essaie de recouvrir la vie entière ? Aucun individu ne peut le faire, mais le Mouvement peut l’envisager. Il s’est nourri et se nourrit encore de quantités de pratiques, de cheminements individuels. Il n’y a pas de norme Freinet, de critère Freinet, mais simplement le désir de faire mieux, plus juste, plus intelligent, plus sensé, plus raisonnable, plus adéquat, plus efficace, plus utile, plus stimulant. Mais pas de panique : il faut se tranquilliser en pensant que le meilleur apport que l’on puisse envisager, c’est d’être toujours au plus près de ce que notre propre destin attend de nous.

Il faut voir comment le Mouvement s’est construit, le très grand nombre d’instits qui ont su innover, chacun dans son domaine, et qui ont ouvert cette grande quantité de portes. Soudain, ils se sont dit : « Ce n‘est pas possible de continuer ainsi, ça ne rime à rien. » À commencer par Freinet qui avait subitement pensé que les enfants avaient autant besoin d’exister et de communiquer leurs réactions au monde que d’acquérir le langage qui le permettait. Et Élise qui s’était imaginé que les enfants avaient aussi besoin de l’art. Et Delbasty qui fondait une science basée sur la réalité quotidienne et Hortense qui donnait les ciseaux aux enfants et Faure, et Guérin et Collot et tutti quanti... Que de secousses, que de remises en question ! On n’était pas raisonnable : alors qu’on était tranquille, pépère, cool, bien commodément installés dans nos anciennes ou nouvelles routines, on ne sait pourquoi l’idée nous venait de participer à un stage ou à un congrès. Quelle stupidité ! On recevait alors une série de claques : on nous montrait d’autres points de vue, d’autres pratiques. Dans une salle, on allait écouter une personne, pionnière dans son domaine. Ce qu’elle disait nous paraissait insensé, tellement en dehors des conceptions qu’on s’était ou qu’on nous avait formées. Devant tant d’extravagance, on réagissait. Ce n’était pas possible ! Mais une petite voix nous disait : « Et si c’était vrai, beaucoup mieux, plus en phase, plus intelligent, plus rapide, plus efficace ? » Vite, on quittait ce lieu de folie. Mais, aux repas, dans les couloirs, au dortoir, on n’en finissait pas de croiser d’autres notions, conceptions, réflexions, aberrations... On ressortait des congrès avec l’impression d’avoir été passé dans une machine à laver. Heureusement, on se rassurait vite : Oui, d’accord, peut-être... mais de toute façon, cela ne me concerne pas. Mes conditions de travail sont trop particulières. Et puis, c’est au-dessus de mes possibilités... À moins que... peut-être... dans ce domaine-là où il y a peu de risque à courir, je pourrais... peut- être... essayer. On mettait le doigt dans l’engrenage et tout l’être y passait.

Maintenant, tournons-nous du côté des enfants. Ils arrivent dans cette classe. Ils ne savent pas ce qu’ils pourraient attendre de l’école et même qu’ils pourraient en attendre quelque chose. Ils ne savent pas ce qu’ils cherchent. Ils ne savent pas que la situation n’est pas aussi désespérée qu’ils seraient tentés de le croire. Comment d’ailleurs, pourraient-ils le savoir ? Mais le maître peut l’espérer pour eux.
Cependant, c’est à eux qu’il revient de construire leur chemin. Le maître ne peut leur offrir qu’une grande quantité de moyens de façon à ce qu’ils se rapprochent au plus près de leur ligne optimale de développement. Ils ont récolté de leur court passé un désir profond.

Par exemple, qu’est-ce qui a pu marquer si tôt Gilles ? Ses gênes prescripteurs ? Le fait qu’il soit un second ? Son entente merveilleuse avec son aîné ? La perception de l’histoire si forte de sa famille ? Son inclusion dans l’ethnie bretonne, quoi encore ? Et les autres ? Quel besoin Francis qui vit dans une famille désordonnée aura-t-il de mettre de l’ordre dans le monde ? Pourquoi Rémi, chargé de ses peurs et de celles de sa famille, voudra-t-il galoper dans une fantaisie échevelée ; alors que Denis voudra tout classer ? Christian, aîné de ses trois frères et sœurs ne connaîtra que le groupe... Il est impossible de savoir dans quelles directions s’est installé leur char, moteur allumé.
Cependant, pour s’installer dans le lit de cette rivière bienheureuse de la riche expression de soi, il faut d’abord éliminer, atténuer, effacer les obstacles qui se mettent en travers... Le père de Gilles est trop injuste, il faut en diminuer l’obsession ; Rémi n’existe pas à cause de son frère aîné survalorisé ; Christian a été percuté à l’extrême par le divorce de ses parents ; Jean-François souffre terriblement de son exil ; Francis est confronté à une famille dramatique. Joëlle est jalouse de sa petite sœur... Comment peuvent-ils régler au préalable ce problème incontournable avant de s’engager dans leur vrai chemin ? Il n’y a qu’une réponse : leur ouvrir l’expression-création élargie : l’écrit, l’oral, le dessin, le corporel, le chant, les maths... Profiter, par exemple, au CP-CE, de ce moment de moins d’exigences immédiates pour démarrer intensément la possession des langages. S’ils ont le loisir de les explorer, ils sauront les utiliser à leur profit. Alors, ils pourront par tâtonnement se trouver dans leur espace privilégié pour un usage d’analyse, de jeu, de communication, de projection, de maîtrise. Et le maître qui ne se soucie pas de savoir ce qui convient en la circonstance se contente de repérer pour chacun les trous de la forme facilement repérables puisque c’est cela que l’on demande à l’école et qu’on lui demande aussi, et qui est d’ailleurs nécessaire ; sans jamais que cela puisse être jamais une occasion d’arrêter l’expression.

Bref, vous voyez, la solution, c’était assez simple : permettre le développement des langages par l’expression-création. Elle a un pouvoir formidable. J’ai personnellement pu apprécier, par exemple, les bienfaits de la seule écriture dans ma classe et mon millier de séances d’écriture collective. J’ai su aussi de très près ce qu’apporte le dessin, la création orale, chantée, corporelle, mathématique... À propos du crime de Pau, un médecin disait d’ailleurs : « Une autre psychiatrie est possible à base de théâtre et d’écriture. »

Pour terminer, voici l’exemple d’une trajectoire de vie. Ce garçon a vécu sa petite enfance dans la terreur des tempêtes si fréquentes dans son bord de mer. Son père l’emmène parfois à la pêche, mais dans son expression, il refuse la réalité parce qu’à la maison, il ne compte pas. De ce fait, il est contraint de s’évader dans l’imaginaire. Aussi, dès qu’il commence à disposer de l’écriture, il s’installe dans une créativité échevelée : « le coq joue au foot », « le chien a perdu sa casquette ». Mais il s’aperçoit très rapidement que, lui qui veut surtout être comme les autres, n’est suivi par personne sur ce terrain. Aussi, il arrête tout.
Mais comme les autres écrivent un texte chaque jour, il faut bien qu’il s’y mette à son tour, pour être comme les autres... Et, pour cela, il s’invente un truc qui le satisfait pendant un certain temps. Et puis il s’engage dans l’expression. Il tâtonne, il s’inspire de celui-là, puis d’un autre, d’un troisième etc. Il règle d’abord par écrit son problème de rivalité avec son frère qu’il écrase symboliquement de sa supériorité.
Enfin, il trouve sa voie royale : le texte à suspense. Là, il s’en donne à cœur joie en témoignant d’une maîtrise stupéfiante. Il passe de l’autre côté de la barrière, il ne subit plus, il prend le pouvoir. C’est en flanquant la trouille à ses copains qu’il se délivre de ses terreurs enfantines. Et à cette occasion, dans la classe, il existe, il est reconnu, il compte. Il devient même un chef. Et ce sera pour la vie.

Mais, informée par un petit voisin, sa mère lui interdit de continuer à faire des textes de peur. Quarante ans après, il lui en voudra encore. Cette route idéale étant coupée, qu’allait-il devenir ? Par chance, il tenait de son enfance un autre élément. Il était gourmand. Et il aimait si fort les gâteaux que sa mère lui avait appris à en faire. Aussi, c’est cette corde qu’il a développée en devenant chef cuisinier dans un grand hôtel. C’est ce métier qui lui a permis de déployer dans ce domaine sa créativité qui avait été subitement et stupidement stoppée. Et sa femme, sadisée par des bonnes sœurs qui l’avaient bloquée dans son développement, a tout de même l’impression de pleinement vivre, même si c’est au second degré, au travers de ses trois enfants qui sont comme leur père, supérieurement créatifs, chacun dans son domaine : chanson, dessin, écriture. Voilà des vies bien lancées.

Hélas, tant de personnes ont été bloquées sur leur chemin, en particulier dans le domaine de l’écrit par cette exigence unique de la perfection de la forme. C’est à nous de trouver le moyen de travailler parallèlement sur la forme et le fond. Et, dans les autres domaines, de permettre aux gens d’exister avec suffisamment d’appétit pour avoir envie de survivre en leur fournissant les moyens de franchir les obstacles qui les empêchent de s’installer sur leur ligne optimale de développement.

Et maintenant que va-t-il se passer avec cette société folle ? Va-t-elle continuer à s’enfoncer vers l’autodestruction ou bien, comme cela s’est déjà produit, au sein même de ce système pervers se lèvera peut-être une nouvelle façon de survivre. Et alors, nous, les freinétistes, nous y aurons préparé les enfants en les armant de compétences et en leur donnant au moins le plaisir de vivre au mieux leur vie d’enfant. Ce qui pourrait les inciter à la poursuivre sans être tenté de s’arrêter brusquement comme cela se produit de plus en plus souvent.
L’heure est grave. Il suffit de lire les blogs des ados pour vouloir réagir. Il nous faut être lucides, informés, conscients, compétents et, parfois, décisifs. Le chantier est immense.

Alors, on y va ?

Paul Le Bohec, Février 2005

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°140, Mars 2005