Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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L’orthographe : arme du crime culturel

La société s’est détendue vis-à-vis de l’exigence orthographique car savoir lire-écrire-compter, cela ne suffit plus. Mais c’est aussi sans doute en réaction à l’école du passé. À ce propos, on ne se rend pas encore très bien compte qu’elles avaient pu être les raisons souterraines de cette extrême obsession orthographique. Elles étaient politiques. À un moment donné, la bourgeoisie s’était rendue compte qu’il était de son intérêt de disposer d’ouvriers et d’employés sachant lire, écrire et compter. Mais cela présentait un certain danger parce que le peuple pouvait en profiter pour se cultiver. Or, on sait que la maîtrise de l’orthographe peut être assurée à divers âges : 11, 13, 16, 18 ans... Et c’est ce qui se passait dans les écoles de la bourgeoisie : petit lycée, puis lycée. Le baccalauréat étant le premier examen que l’on allait passer, on avait tout le temps.

Mais pour les enfants du peuple, pas question ! Dès 12 ans, pour les Bourses Nationales et le CEP, on exigeait moins de cinq fautes dans la dictée, sinon c’était l’élimination. Que de souffrances pour les enfants et les familles, que d’angoisses pour les maîtres, que de drames, que d’humiliations, que de coups même, et en nombre ! Ainsi, parce qu’au jour fixé, des millions de personnes n’avaient pas eu la possibilité ou la chance de franchir l’obstacle, elles s’étaient trouvées déconsidérées aux yeux de tous et à leurs propres yeux pour le restant de leur vie. Quel crime, cette obligation prématurée de la maîtrise de l’orthographe ! Mais pour la classe bourgeoise, c’était bien joué. Comme dans cette matière, on n’était jamais assuré de réussir, il fallait y consacrer beaucoup de temps. Et cela empêchait de faire autre chose. À l’approche de l’examen, les maîtres organisaient gratuitement des études le matin et le soir. Et si on entrait à l’École Normale d’Instituteurs, ce n’était pas pour des raisons de justesse des idées, d’excellence de la pensée, mais à la suite de la réussite à l’épreuve de la dictée qui avait un fort coefficient. Et ceux qui avaient réussi ne se rendaient pas compte qu’ils avaient été sélectionnés pour leur aptitude à perpétrer le crime culturel.

On n’en est plus là maintenant. Cependant, l’orthographe conserve une certaine importance. À ce sujet, je voudrais souligner un point fondamental : l’orthographe n’est qu’une superstructure et, pour la faire assimiler, il est bon, si l’on peut, de travailler au niveau de l’infrastructure de la personnalité.

Dans mon livre « L’école, réparatrice de destins ? », je cite le témoignage que m’a donné Catherine Mazurie : dans sa classe une fille, Roselyne, partait vraiment de très bas sur le plan de l’orthographe. Mais, à la fin de la troisième, elle a réussi à maîtriser parfaitement son expression écrite parce qu’elle avait pu, non seulement, s’exprimer avec une étonnante sincérité, mais parce qu’à cette occasion, elle avait suscité le respect.

Autre exemple : ma belle-sœur avait beaucoup souffert à l’école. Ses sœurs aînées avaient été brillantes et on lui répétait sans cesse : « Quel dommage que tu ne sois pas aussi bonne élève que tes sœurs ! » C’est certainement ce genre de réflexion qui peut aider un enfant en difficulté ! Aussi, son orthographe était d’une très grande originalité. Par exemple, elle pouvait écrire le mot essence d’une dizaine de façons différentes. Mais, par miracle, elle avait réussi à avoir un demi-point en dictée lors de l’examen du Brevet et, de ce fait, elle n’avait pas été éliminée. Cela lui avait permis de rentrer à la Poste. Et là son orthographe s’était complètement rétablie à partir du moment où elle avait réussi des examens internes et changé ainsi de statut.

Avec la méthode naturelle d’écrilecture, on travaille à la fois sur l’amélioration de la situation de l’individu et l’orthographe en bénéficie dans la foulée.

Paul Le Bohec

Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°87, Août 2007, p.71