Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Deux roches dures

Bien que mon texte à Philippe Meirieu soit construit un peu de travers, je vous l’envoie néanmoins parce que certains d’entre vous pourraient y trouver une ou deux idées intéressantes.
Ce n’est que très récemment que j’ai saisi la cohérence de la pédagogie Freinet. Dans mon livre, j’ai signalé plusieurs éléments, mais je n’avais pas réussi à les relier solidement. Ce n’est que lorsqu’on m’a demandé une conférence de présentation de mon livre que tout s’est remis en place. Je vous en livre le début qui fut suivi de l’emploi du temps du CP-CE1 (classe centrale) et des raisons du titre de mon ouvrage.

Nous allons creuser profond pour trouver la roche dure sur laquelle on pourra construire solide. On me dit souvent : « Oui, c’était bon de ton temps, mais maintenant, les enfants sont différents. » Je réponds : « Peut-être, mais l’être humain, lui, n’a pas changé. Une pédagogie de l’être humain sera toujours actuelle. »
L’être humain, la voilà, la roche dure. C’est un être de pulsions. Que cherche-t-il ? Ce qu’il veut, c’est : survivre, exister (être reconnu, compter pour quelqu’un), risquer, régresser, montrer, voir, subir, régir, revivre pour réparer (rattraper) ou pour re-jouir. Si on n’y prend garde, ces pulsions peuvent conduire à la barbarie.
Michel Onfray dit : « L’éthicien est dans cette situation : réduire les flux à des formes élégantes, faire un monde à partir du chaos. » (La sculpture de soi - Grasset)
Parallèlement on peut dire : Le freinétien est dans cette situation, le chaos est dans l’enfant, il faut en faire un monde et réduire ses pulsions à des formes élégantes.

On peut en trouver des exemples dans la réalité des classes : Loïc est atteint d’un bégaiement qui est survenu à la naissance de son petit frère. Il souffre de son infirmité parce qu’il ne parvient pas à communiquer sans s’énerver. Mais que puis-je pour lui ? Je ne suis ni thérapeute, ni orthophoniste. Mais, chaque jour, il écrit un texte libre. Au bout d’un certain temps, je m’aperçois qu’il y crie régulièrement sa haine des enfants. L’idée de la jalousie du petit frère me vient à l’esprit Elle m’est venue parce que j’ai vécu d’assez près le drame d’un garçon qui, petit, avait été le roi de la communauté familiale mais avait été considérablement perturbé par la naissance de sa petite sœur, au point de devoir faire plus tard de l’HP. Uniquement pour vérifier mon hypothèse, j’imagine de réunir un groupe de frères aînés pour qu’ils parlent de leur petit frère. Et c’est clair, ils l’aiment tous, sauf Loïc qui se déchaîne :
« Je n’aime pas mon petit frère. Je l’amènerai à la boucherie, ou, plutôt, non, je le mettrai dans une cabane à lapins, je lui donnerai de l’herbe et, quand il sera assez gros : « Tèk ! »
Et, incroyable ! À partir de ce moment là, l’enfant ne bégaiera plus. J’en reste stupéfait, suffoqué, abasourdi. J’essaie de comprendre. Que s’est-il passé ? L’intrusion du petit dans l’océan d’amour de l’aîné avait été un acte d’une violence intolérable pour celui-ci. Mais en bégayant, c’est comme s’il s’était arrangé pour masquer sa colère meurtrière. Cependant, d’avoir pu exprimer devant ses copains une pulsion de meurtre d’un niveau de violence égal à celui de l’intrusion du petit frère lui aurait permis de retrouver sa parole d’avant.
Mais, évidemment, tout ça, c’est pour rire : on ne met pas les enfants dans les cabanes à lapins, on ne les nourrit pas avec de l’herbe. Ainsi, en cette occurrence, la pulsion a été réduite à une forme, sinon élégante, tout au moins acceptable.

Votre article (Paul s’adresse à Philippe Meirieu) : « Un vrai danger » me fait réfléchir. Vous écrivez :
« Il nous faut définir ensemble un bien commun collectif qui puisse servir, en quelque sorte de garant, de contrepartie aussi, à ces intérêts individuels qui nous envahissent de tous côtés. »
Je ne peux aborder votre question qu’avec un regard de pédagogue et même de pédagogue de petite classe car ce que vous proposez doit se mettre en place dès le début du primaire. Il me semble qu’après avoir creusé jusqu’à trouver une roche dure, il faille également en trouver une seconde sur laquelle on pourrait également solidement bâtir. Eh ! bien je pense qu’elle se trouve si proche de la première qu’elle lui est en quelque sorte liée. En effet, à l’être humain, être de pulsions, on peut joindre l’être humain, être (disons) social. En effet, l’espèce humaine a perduré parce qu’elle a su se constituer en groupes, en clans, en tribus. Évidemment, comme les pulsions qui peuvent déboucher sur la barbarie, les collectifs, communautés, etc. peuvent également y mener. Et, là aussi, il nous faut travailler à les réduire à des formes élégantes.
Je ne suis pas philosophe, mais pour essayer de faire avancer les choses, je m’appuie sur des formules que je trouve riches. La première c’est : « Connais-toi, toi-même jusque dans les autres. Et connais des autres ce qui n’est pas toi. »
Et c’est souvent un ravissement de constater que des parcelles de son être puissent se retrouver chez d’autres personnes. On a alors une forte sensation d’agrandissement de l’être. Et quelquefois, c’est à la source de profondes amitiés et parfois même d’amour. (« Qui se ressemble s’assemble. ») Mais on s’aperçoit également que cet autre a aussi des dimensions différentes, riches de perspectives, de découvertes à mener, de chemins nouveaux à entreprendre.
À côté de l’alter ego (autre soi-même), on a, comme le dit Morin, un ego alter (un soi-même autre).

Et pour illustrer cette idée, il faudrait se pencher sur des pratiques de classe. C’est plus particulièrement net en méthode naturelle de mathématiques. Toute proposition est accueillie sans problème par le groupe. Mais, évidemment, il réagit etc. Chacun peut exister tel qu’en lui-même, mais, peu à peu, il se transforme parce que, progressivement, il est rassuré sur lui-même. Au début, évidemment, quand les langages n’ont pas encore apporté leurs bienfaits, les critiques sont à dominante subjectives. Mais peu à peu l’équilibre s’installe en chacun et les critiques deviennent objectives. On a alors affaire à une communauté scientifique.

Lorsque je fais la liste des éléments de la méthode naturelle, (Je ne dis pas d’apprentissage parce qu’en fait c’est un apprentissage de vivre.) je signale :
Point 1 : pratique personnelle indispensable, mais aussitôt après...
Point 2 : phénomènes de groupe.
Et la méthode est alors naturelle parce qu’elle prend en compte les deux aspects de l’être humain : l’individuel et le collectif.

Je ne sais pas sur quoi votre groupe de réflexion débouchera, mais il faudra très tôt commencer à vivre ensemble les choses pour que l’on puisse progresser et nourrir la vie de formes élégantes.

Évidemment, tout ceci est trop vite dit, mais j’ai eu envie à toutes fins utiles ou inutiles, de mettre mon grain de sel. Avec mes meilleurs sentiments.

Paul Le Bohec, 2 mai 2008

Courriel du 2 mai 2008 sur les listes de diffusion de l’ICEM
Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°91, Avril 2010, p.41-42