Oui, les textes de la vie simple ont leur place à l’école et une très grande place. Mais cela ne simplifie pas, pour autant, la tâche du maître. Je crois, au contraire, qu’il lui faut un certain sens du dépouillement pour qu’apparaissent, en pleine lumière, les phrases les plus chargées de résonance malgré leur banalité apparente, « Être cultivé, c’est savoir choisir », dit Élise. L’heure du texte libre, c’est l’heure du choix.
Les partisans du texte brut se lèvent aussitôt en foule. Pourtant, suffit-il que les enfants ouvrent la bouche pour que l’on s’extasie sur ce qu’ils vont dire, ce qu’ils disent, ce qu’ils ont dit ? Le maître doit-il s’effacer à ce point ? La question reste à débattre. Il faudrait d’ailleurs tenir compte de l’âge des enfants considérés, car ce qui est vrai dans une maternelle, ne l’est peut-être plus après.
Comment, dans la pratique, atteindre le vrai, parvenir à l’essentiel ? Telle est véritablement la question que nous devons nous poser.
Dans mon article précédent : « Un coup d’arrêt », j’étais trop limité. C’est vrai : l’art s’oriente vers plus de simplicité.
« La soif de l’authenticité a introduit, dans l’œuvre d’art, la vie courante, vérifiable par le lecteur ; elle est devenue une des matières indispensables à l’art : c’est son plastique, son nylon.
« Cette authenticité dont on s’est mis à avoir besoin comme de vitamines. » Elsa Triolet, Les Romans du Jour, Lettres Françaises n°925 - 3-5-62
Mais l’art n’est pas seul concerné : c’est un courant général de notre époque, peut-être saturée d’intellectualisme.
Voilà que nous arrive le cinéma-œil, qui aspire à saisir les êtres dans leur vérité profonde.
La télé et la radio n’éliminent plus les bafouillages, les bégaiements afin de faire plus vrai.
Voilà que monte de l’oubli la poésie populaire ; que l’on s’intéresse aux comptines.
Voilà que l’Église change : sa liturgie descend sur terre, elle s’adresse à la tête, non plus au subconscient ; ses prêtres vont ressembler aux autres hommes.
Voilà que, fatigué du brillant, on sonde l’ordinaire.
Alors, à l’école, l’artifice ne doit-il pas disparaître, puisque la vie est si simple ? On pourrait se le demander. Mais pour des yeux d’enfants, la vie est-elle simple ?
Lorsque je fais le recensement des possibilités de traumatisme dans ma classe, je constate que j’ai :
– 4 orphelins de père ou de mère
– 1 fils de divorcé remarié (8 enfants au total)
– 5 fils de marins ; de ces marins qui restent parfois 18 mois loin du pays, que leur femme va voir de temps en temps au Havre, Dunkerque, Marseille et qui reviennent s’installer, en maître, à la maison pour deux ou trois mois ; et les enfants ne dorment plus dans le lit de leur mère.
– 6 mères sont allées à la clinique
– 1 père à l’hôpital psychiatrique
– Il y a eu 3 naissances
– Il y a aussi la radio et la guerre d’Algérie, et les crimes, et l’horrible télévision du jeudi où l’on voit de faux infirmes frapper à l’aide d’une pierre sur la tête des gens.
Mais pour nous ce n’est pas tout : s’ajoutent à cela, l’énorme radar du champ d’aviation et surtout le mystérieux radôme, sphère de 65 m de diamètre qui servira à pêcher les satellites au bout de sa pipe sous la protection de soldats armés de mitraillettes.
Avec cela une industrialisation subite de la région. Et je ne parle pas du cinéma, des illustrés, des bohémiens, de l’O.A.S.
Ah ! Non, la vie n’est plus simple et tranquille. La sécurité intérieure a, depuis longtemps, disparu. Ce ne sont que changements, transformations inquiétantes, tracteurs, bulldozers, excavatrices, lourds camions-grues. Comment tout cela ne concourrait-il pas au désarroi de l’âme de l’enfant ? Comment, lui, si petit, peut-il s’y retrouver dans cet ensemble où sa personnalité tend à disparaître ?
Il faut lui offrir des refuges, des subterfuges pour que s’expriment les ennuis, les chagrins, les frayeurs souvent, les terreurs quelquefois et parfois les drames. Il faut aider au rééquilibre. Cela, l’école le peut encore, quand elle-même a réussi à conserver sa personnalité, à rester, par miracle, à l’écart.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°1, la part du maitre, 1er octobre 1962, p.11-12