Certains camarades sursautent :
Le texte libre « libre » ! Qu’est-ce que c’est que cette nouveauté ? Tout texte libre n’est-il pas par définition, libre, puisque c’est inscrit dans sa constitution ?
Évidemment, on peut s’attaquer, à juste titre, aux caricatures du texte libre, aux textes libres avec sujets, honoraires, dimensions imposées. Mais cela ne me concerne pas ; moi, dans ma classe, je suis tranquille : je fais du texte libre. Voire ! Moi aussi, je croyais avoir introduit le texte libre dans ma classe. Et, il m’a fallu longtemps avant de comprendre qu’en réalité c’était du texte asservi.
– Asservi ?
– Oui, asservi à l’atmosphère pauvre de la classe, aux conceptions étriquées du maître, à ses limitations, à son manque de générosité, à son intervention diminuante.
J’ai cru longtemps que le texte libre, c’était :
– Écrivez ce que vous voulez !
Mais, sans m’en rendre compte, c’était :
– Écrivez un texte de telle façon que le maître soit content.
C’est qu’il faut faire terriblement attention : les enfants ont une grande plasticité, ils sentent merveilleusement les travers et les manies du monsieur et donnent ce que le maître attend d’eux. Mais, ce faisant, ils ne donnent pas ce qu’ils pourraient attendre d’eux-mêmes.
Tenez, un exemple : il y avait chez moi un souci des correspondants. Je les savais contents d’avoir décroché une école du bord de la mer et je ne voulais pas les décevoir. Et je rouspétais, intérieurement, quand mes petits paysans vivant à un kilomètre de la côte, ne me donnaient, comme tous les enfants de six à huit ans, que des textes de chats et de chiens. Alors, me plaçant au sacro-saint point de vue de l’acquisition des connaissances, j’expliquais ce que j’attendais d’eux. Et j’avais des textes sur la mer, textes véritables, profonds parfois. Mais, ils étaient écrits pour le maître, ils étaient nés d’une contraction et non d’une libération de l’esprit. Ce n’était pas des textes libres, libres.
– Pourtant me direz-vous, le maître avait bien le droit de penser aux correspondants !
Ouais, il pensait à leur maître, ce qui était bien différent. Ce devait être un maître à acquisition lui aussi. Et qui avait déjà son cadre préfabriqué de la Bretagne : pêche industrielle, Le Guilvinec, Concarneau, Loctudy et des océans de poissons. Mais chez nous, c’est à peine s’il y a cinq petites barques de pêche. Comme le dit Louis le Vot :
– Nous, les martins-pêcheurs, c’est pas de la pêche qu’on fait ici, c’est de la gratouille.
Mais allez dire ça à un gars de la Bourgogne : il a une Bretagne, il y tient, il faut la lui donner. Alors, maîtres et élèves ne rêvent plus que de général, leur particulier disparaît. Hé, on a des obligations !
Malheureusement, les très jeunes enfants auraient tendance à se moquer du général. Alors, il faut bien les faire marcher droit. Alors :
Adieu, adieu mes maisons,
Adieu mon chien
Mes rouges-gorges
Tous mes oiseaux du monde
Mes chemins tout au loin.
(P.V. Corre 8 ans)
Doivent régner dans notre classe :
La mer, la mer, la mer
Les chalutiers, les sardiniers
La grande pêche etc.
Après tout ce n’est pas si mal : on peut les rêver puisqu’ils n’existent pas.
Les rêves...
Mais cette manie enseignante n’était pas ma seule limitation. Et je l’ai compris seulement en lisant le « Gardien de joie ». J’avais eu quelques enfants de cette tendance « inépuisable » mais, je dois le dire en toute franchise, ils m’effrayaient.
Ce déluge verbal, cette logorrhée m’épouvantait. Je ne savais comment mettre un frein à la fureur du flot. Aussi, dès le premier douzième de la marée, je me hâtais de fermer la vanne. Sinon, l’enfant m’entraînait dans un monde fantastique et je ne suivais plus, je perdais pied, je roulais dans les tourbillons de son imagination. Et moi, le Maître d’École, je n’aimais pas cette situation inconfortable où ma dignité avait perdu sa position verticale.
Maintenant, je vois plus clair : je sais que le tourbillon est sagement ordonné, que l’on peut lire entre les phrases, qu’il y a des constantes, des leitmotivs.
Je sais aussi que le maître peut parvenir assez facilement, malgré ses insuffisances, à tracer un portrait-robot de plus en plus précis, de l’élément perturbateur des enfants les plus touchés. Aussi, maintenant, j’ouvre la vanne. Et la mer peut venir s’étaler à son grand plein dans le golfe. Comme un torrent furieux au début ; et puis, cela s’apaise. Et quand la marée d’équinoxe a eu lieu, l’océan peut se reposer de son exploit, pendant six mois.
Et les rêves ! N’avez-vous pas peur des rêves ?
Moi je voulais un journal éclectique, où l’humour, la tendresse, le documentaire, l’imaginaire se fussent équilibrés.
Hé, là ! Doucement ! Stop aux rêves ! Un seul suffit pour ce mois-ci. Et puis les rêves !!! On s’englue dans les rêves ; c’est trop facile, c’est du n’importe quoi. Tâchons donc d’être un peu sérieux. Notre noble tâche ne consiste-t-elle pas à mettre l’enfant, le plus tôt possible, en contact avec le réel. Alors, les rêves ! Il faut laisser ça aux rêveurs et avoir un peu plus les pieds sur terre.
Maintenant, je sais que les psychologues ne s’y engluent pas et qu’ils trouvent, tout de suite, des terres fermes, des îlots qui émergent, des idées fixes. Et ils ont les pieds bien sur terre. Car il est là le réel, dans l’inquiétude, l’angoisse, la névrose qui existent réellement et ne sont pas du tout le produit de leur imagination.
La fable
Enfin, je voudrais confesser mon refus de la fable. Cette fable qui tournait tout de suite au pompier et dans laquelle les animaux n’avaient que des comportements d’hommes et rien qui ne fût leurs caractéristiques de renard, fouine ou belette. Innocent ! Comme si ce n’était pas, justement, cette perte de substance animale qui faisait de la fable un instrument de transfert idéal.
Et de quel droit refuserions-nous, aux enfants du peuple, les procédés d’expression dont se sont servis les peuples depuis l’enfance de l’humanité : fables, contes, fatrasies, comptines etc.
Mais alors que ferons-nous dans notre petite classe de CP-CE ?
Va-t-il falloir que nous quitte notre beau souci de connaissances auxquels nous nous étions accoutumés depuis si longtemps ?
Va-t-on nous enlever ce dernier rocher auquel nous nous accrochions en toute certitude ? Va-t-il falloir susciter des frères au « Gardien de joie » ?
Hein ! On se le demande ?
« Pitié, pitié, disait un jour une camarade. Jamais je ne saurais, je ne suis pas faite pour cela. »
– Voire ! lui dist Panurge.
Alors elle a vu, elle a osé, elle a cru, elle a su.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°3, la part du maître, 1er Novembre 1962, 5-6-7