Je rentre donc de Niort avec beaucoup de courage et avec la ferme intention de m’intéresser de très près au problème Loïc.
Pour débuter, je me livre à une étude minutieuse de ses bégaiements de lecture. Le premier jour, j’en note trente pour cinq lignes ; le second jour, vingt-cinq pour cinq lignes et le troisième jour, cinq seulement. Quoi ! C’était si facile, j’aurais dû commencer ce travail depuis longtemps !
Ensuite, je travaille avec le magnétophone. Je fais entendre à l’enfant ses propres bégaiements ; puis je le fais parler lentement et il s’entend à nouveau. Et, soudain, voilà que ça réussit : l’enfant parle presque correctement. Et, dans les monologues assis, il improvise pratiquement sans bégayer.
Enfin, je me livre à une sorte d’exorcisme. J’avais eu connaissance, dans un hebdomadaire, du cas de cet enfant algérien qui, après l’accession de l’Algérie à l’indépendance, répétait sans arrêt ces mots : « L’avion jaune, l’avion jaune » en poussant des cris de terreur. Cela durait depuis longtemps, jusqu’au jour où un moniteur a eu une idée : avec l’aide de l’enfant, il a construit un avion, il l’a peint en jaune et il l’a détruit sous les yeux de l’enfant. Et ce dernier a été guéri !
Puisque Pigeon m’a dit de travailler avec le magnétophone, sans me donner de précisions, j’imagine, à tout hasard, de détruire devant Loïc une portion de bande portant son bégaiement. À quoi cela peut-il bien servir ? Je l’ignore. Mais, en ce qui concerne l’efficacité des gestes symboliques, il y a encore tant d’incertitude !
Il faut que je signale que je pratique également ce que j’appelle « les dialogues doux » : deux enfants assis, l’un près de l’autre, se parlent gentiment, soit devant le micro, soit en face de leurs camarades. Et je prends soin d’opposer à Loïc un garçon calmant.
De tout cela, qu’est-ce qui prévaudra ? Je ne sais. Mais, le huitième jour de classe du troisième trimestre, Loïc ne bégaie plus du tout. Je n’en crois pas mes oreilles. Quoi, c’était possible ! Quoi, un simple instituteur non spécialiste peut obtenir un tel résultat ! Imaginez mon exaltation. Je me dis :
« Mon vieux Paul Bouèc, t’es un as ! »
Déception passagère
Mais, en réalité, il s’agit d’un « ass » avec deux s. Cela, je ne le comprendrai que plus tard, lorsque les parents m’apprendront que, pendant les vacances de Pâques (sans doute sensibilisés par ma visite) ils avaient sur les conseils d’un parisien, donné des pilules calmantes à l’enfant. Ce soir-là, je tomberai de haut. Je passerai une soirée plutôt mauvaise :
« Peut-être mon travail n’y est-il pour rien. »
Mais, à la réflexion, je me rassurerai vite. En effet, les principaux résultats étaient obtenus avant Pâques. D’autre part la cure de pilules n’aura été que temporaire et, longtemps après, la lecture de Loïc gardera le même tonus. Et, même aux pires moments, elle ne redescendra jamais au niveau d’avant.
D’ailleurs, maintenant, en cette rentrée d’octobre, j’entends souvent l’enfant qui, après d’excellentes vacances sur le plan du parler, revient parfois dans ma classe. Et ça va souvent très bien.
Évidemment, ce n’est pas la guérison totale qui ne peut survenir que par une absence de dépendance nerveuse du milieu ambiant. Mais, c’est une très, très grande amélioration.
Cependant, si je regrette un peu cette absorption de pilules qui m’a empêché de pouvoir tabler complètement sur mon action et qui aurait pu même me faire douter à 100% de sa réalité, j’en suis tout de même heureux.
En effet, cela m’a permis de comprendre une chose qui s’est éclaircie cet été, lorsque j’ai lu le livre d’Alexandre : « La médecine psychosomatique » (Petite Bibliothèque Payot) qui permet de préciser tout de suite, les limites de notre action pédagogique.
En fait, dans toute maladie, il y aurait deux choses à considérer : le terrain physiologique et le terrain psychologique. Si une perturbation se produit au niveau de l’un ou de l’autre de ces terrains, rien d’important ne se manifeste. Mais si deux perturbations se conjuguent, c’est soudain la crise grave. Et ceci explique, par exemple, l’apparition d’une crise d’asthme à 35 ans. On pense tout de suite à la masse critique nécessaire pour obtenir l’explosion atomique.
Si on accole, l’une à l’autre, deux hémisphères d’uranium en eux-mêmes inoffensifs, la réaction en chaîne se déclenche.
Dans le cas de Loïc, il y avait incontestablement un terrain propice à l’apparition d’un bégaiement de type nerveux. Et ceux qui ont entendu l’enregistrement de la maman de Loïc n’en douteront pas une seconde. Et d’ailleurs, sur le plan de l’hérédité, on peut remonter à la grand-mère à qui il arrive encore de bégayer, quand elle est fatiguée ou énervée.
En Bretagne les tempéraments nerveux sont très courants. Cela tient probablement à des raisons d’ordre ethnique mais aussi, certainement à des raisons d’ordre climatique. Le séjour à la mer est réputé pour le coup de fouet qu’il donne à l’organisme et même si, comme cette année, le temps n’est pas brillant, le bénéfice n’en est pas moins certain. Mais nous qui restons sur place, nous sommes flagellés à longueur de vie. Aussi nous ne sommes, ni les uns, ni les autres, des gens d’une placidité, d’un lymphatisme à toute épreuve.
Et Loïc demeure à 10 mètres de la mer, dans la baie déchiquetée des Coz-Stankou !
Donc, il ne semble pas que les instituteurs puissent être vraiment des psychothérapeutes parce qu’ils ne peuvent agir vraiment que dans le secteur psychologique. Et, là encore, tout ne dépend pas d’eux. Mais si, déjà, ils remplissaient à fond leur rôle, la moitié du travail serait presque effectuée. Et ils pourraient fournir à l’homme de l’art (psychothérapeute, médecin, orthophoniste, etc.) un dossier extrêmement complet.
Mais j’entre trop tôt dans les considérations d’ordre général : la relation des événements n’est pas terminée. En effet, je relève sur mon journal de bord, le 15 mai :
« Hélas, Loïc a été guéri deux mois et hier j’ai eu à nouveau un texte chanté d’oiseaux. »
Il faut dire que la petite sœur naîtra en fin mai et toute cette période sera très agitée pour Loïc, il y aura : le départ de la mère, les visites à la clinique, la naissance, le retour à la maison et le repas du baptême avec des invités, des étrangers dans la maison, beaucoup de bruit, beaucoup d’agitation.
Naturellement, l’enfant ressentira tout cela intensément et il connaîtra des hauts et des bas.
Happy end
Mais cela se terminera bien. Loïc acceptera parfaitement sa petite sœur. Je le saurai en écoutant ses chants libres. En voici un :
« Tous les jours,
Je m’amuse à rêver
Pour savoir que les oiseaux m’aiment.
La reine arriva ;
Tout le monde vient l’entourer.
Je m’amuse à rêver, à rêver,
À rêver de ma reine jolie.
Merci, la belle reine des rêves.
Merci, merci aussi
Tous les rêves que je fais
Pour la reine qui m’aime bien. »
Maintenant, Loïc a quitté ma classe. Mais il y revient souvent. Et, quelquefois, nos yeux se rencontrent. De quels regards profonds ! Regards de plein échange, de totale communication.
Oh ! Connaissance de l’enfant !
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°5, la part du maitre, suite des articles des n° 3 et 4, 15 novembre 1963, p.9-11