Il n’y a pas tellement longtemps, fatigués de porter notre misère primaire, comme des Jésus à la porte du fournil, nous nous haussions sur la pointe des pieds pour essayer de discerner à travers la transparence incertaine des vitres ce qui se passait dans les musées et les galeries d’art.
Nous y voyions des gens qui semblaient éprouver du plaisir à contempler sculptures, tableaux. Pas de doute, ils se donnaient seulement des airs entendus car, c’était visible, il n’y avait rien à voir. Pur snobisme, déclarions-nous. Mais, à la vérité, nous n’étions pas tellement sûrs de cette explication.
Nous décidâmes d’y aller voir, une bonne fois pour toutes. Pour ma part, me payant d’audace, j’allai au Louvre. Mais je déambulais à travers les salles sans que rien n’attirât mon œil. Rien, si ce n’est ce gigantesque Sardanapale de Delacroix que je regardais à la dérobée comme le Charlot des Lumières de la ville lorgnant un nu. Non, vraiment, il n’y avait rien dans ces musées.
Je battis alors un record : la salle des Italiens en 3 minutes 37 secondes 3/5. À l’arrivée, un officiel à casquette me délivra mon prix : le catalogue de l’exposition. Pour lui donner à croire que j’appréciais son « objet d’art » je me remis à longer les cimaises, brochure en main.
Mais quoi, ce n’était pas possible : il y avait tout cela dans les tableaux des Siennois. Et soudain Mantegna me parlait ; et je le recevais.
Je marchais de surprise en surprise et, lorsque j’arrivai à la Joconde, dans un état d’exaltation extrême, je lui parlais, je lui parlais...
Puis je dévalais comme un fou les escaliers pour retrouver les berges de la Seine. Je suffoquais et il m’arriva une aventure bizarre : j’éprouvai pour me délivrer, le besoin de faire un poème. Des amoureux passèrent, mais ils ne surent pas que des papillons s’étaient dépliés en moi.
Ah ! je me souviens de cette journée où des portes s’ouvrirent parce que l’on m’avait donné des clés. Je la terminai par la visite de trois autres musées. Et je me retrouvai à huit heures du soir, la faim au ventre, car ce jour-là, je n’avais pas vécu de pain.
Ce fut vraiment une déchirure dans le rideau de brouillard. Un ciel fleuri se révélait soudain. Et, par la suite je me mis à éprouver des émotions esthétiques profondes qui me surprenaient. Je trouvais de la joie aux paysages. Orcival, Paray-le-Monial me frappaient. Je m’ouvrais au monde des choses et aux êtres par les choses. Je découvrais en moi des ressorts secrets qui n’avaient jamais joué. Je pressentais que partout des portes pouvaient s’ouvrir. Mais alors, Bach, Brahms, Beethoven, Rodin, Éluard... Oui ?
Mais pourquoi ne m’avait-on rien dit ? Pourquoi avait-on fait de moi un paria ? Pourquoi personne ne m’avait-il pris par la main et offert ce monde des plénitudes ?
Dans ma naïveté incommensurable, j’ignorais que seuls les élus ont droit au plaisir artistique. Il y a prédestination. Vous ne pouvez rien sans la grâce. Comme les mascottes, on naît sensible, on ne le devient pas.
- Sans sensibilité, rien à faire.
- Mais comment l’acquérir ?
- Cela ne se peut ; seuls, les privilégiés... Vous n’avez droit à rien.
- Même pas une petite miette ?
- Rien vous dis-je.
- Pourtant, il me semblait que Fernand Léger...
- Quoi, Fernand Léger, cette insensibilité, cette froideur, cet intellectualisme...
- Mais, Picasso...
- Tut, tut, vous n’y entendez rien.
Alors, c’est fini, vous n’osez plus parler ; vous décrochez vos ailes. Vous n’osez plus ni voir, ni vous émouvoir, ni éprouver.
L’oreille basse, vous rejoignez le troupeau honteux des parias non élus.
Et pourtant, pauvres primaires, mes frères, faut-il désespérer ? Laissons aux oints du Seigneur, le merveilleux accès direct à l’œuvre d’art, aux hommes d’art.
Mais ne pourrions-nous avoir, nous aussi, quelques miettes du festin. N’y aurait-il pas pour nous quelque chemin détourné qui nous permettrait tout de même de participer un peu à la fête ? Plutôt que rien, ne vaut-il pas mieux pour nous qui sommes si démunis, essayer d’éprouver au moins les plaisirs de l’esprit.
- Les plaisirs de l’esprit... en dessin, en sculpture, en peinture ?
- Mais oui, mais oui.
Et, par exemple, s’il y avait un rapport entre l’art et les mathématiques. Et qu’y aurait-il de si étonnant à cela ? Einstein ne disait-il pas que la Physique, c’était comme l’Art ?
- Certains tableaux, sinon tous, ne sont-ils pas composés, c’est-à-dire construits, en se référant à la géométrie ?
- Le nombre d’or n’a-t-il pas séduit certains peintres ?
- Ne parle-t-on pas de rythmes ?
- Ne voyons-nous pas certains enfants s’emparer du dessin non pour une projection, ou pour une anecdote, mais pour une recherche d’équilibres dans la feuille ?
L’art est-il un monde interdit à ceux qui ne sont pas déséquilibrés ou à ceux qui n’ont rien à dire par le dessin ou par la couleur ? Non, il est ouvert à tous et à tous les aspects contradictoires des créateurs.
Mais qu’est-ce qu’un tempérament ? N’est-ce pas la fonction par laquelle la variable qu’est le paysage donne l’ « image » ou, si l’on veut, le « transformé » de ce paysage ?
Le résultat, c’est l’arrangement des éléments sélectionnés par tel ou tel sélecteur. Malheur ! Mais alors, l’œuvre est une abstraction ! Et l’abstraction n’est-elle pas l’essence même des mathématiques ?
Et l’artiste ne révèle-t-il pas l’ordre des choses ? Et n’est-ce pas le gauchissement fortuit ou voulu à partir d’un schéma pur initial qui ouvre la porte à l’émotion, au plaisir ?
Art, émotion, anecdote, projection.... Mais aussi surfaces harmonieuses, courbes pures. Appel à l’ordre parfait, à l’harmonie suprême, auquel nous aspirons.
Et, ne pouvons-nous vraiment poser quelques questions ?
Paul Le Bohec Trégastel (C.-du-N.)
Article paru dans Art Enfantin n°29-30, mai-août 1965
Article repris dans Art Enfantin n°100, février mars avril 1981